Pure Performance Mountain Riding

Interview de Reinhold Messner

Interview de Reinhold Messner

Les sentiments d'un alpiniste de l'extrême.

Interview de Reinhold Messner par Steffen Fliegel et Annette Kämmerer pour la revue " Psychothérapie im dialog ".


P. i. D. : Monsieur Messner, merci beaucoup de nous accueillir ici, dans ce train, et de parler avec nous des sentiments qu'éprouve un alpiniste de votre talent dans des situations extrêmes. Nous venons de lire votre nouveau livre " Nanga Parbat, Der Nackte Berg ", Malik 2002 et sommes très impressionnés.
Qu'en est-il de ces sentiments quand vous revenez au niveau de la mer ?

R.M : Les " sentiments extrêmes ", voilà une expression que je n'emploierai pas. Ici je mène une vie bourgeoise tout à fait normale et je ressens les choses comme monsieur tout le monde. Je suis parti très souvent en expédition, où j'ai connu une vie d'homme préhistorique, quand la sécurité n'est plus une chose acquise. Ne perdons pas de vue que dans les dix mille dernières années, l'homme n'a cessé de se bâtir de nouvelles pseudo-sécurités. S'il avait raisonné il aurait toujours su que ces sécurités n'en sont pas. Le 11 septembre nous a encore montré que le monde est de plus en plus dangereux.

P. i. D. : Comment cela se traduit-il dans vos expéditions ?

R.M : Quand je marche en montagne dans une colonne nombreuse, j'ai l'impression que rien ne peut être dangereux, même si en fait je me trouve dans une situation précaire. Sinon, ceux qui sont devant ou derrière moi auraient déjà rebroussé chemin... Mais, si je suis seul ou en petit groupe, sans arrêt je regarde autour de moi, j'explore l'horizon ; vient-il du mauvais temps ? Est-ce qu'une avalanche menace, Dois-je rebrousser chemin ? Je suis alors constamment sur mes gardes. Quand je suis dans l'Antarctique ou à l'Everest loin de notre civilisation il y a une règle du jeu entre la nature et ma condition d'homme qui essaie de s'y insérer. Toute morale est alors suspendue.

P. i. D : La nature agit sur vous et vous interprétez la nature. Vos sentiments sont alors une source d'information importante. Ce que vous savez, ce que vous éprouvez alors, vous fournit un instrument de mesure.

R. M : Je préfère dire que j'interprète instinctivement la nature et que je me comporte à l'avenant. Donc, pour la nature, l'instinct. Mais c'est avec des sentiments que je m'évalue moi-même et mes compagnons. Cet instinct, ces sentiments sont tous deux importants pour la survie. J'ai besoin d'instinct pour savoir que telle pente n'est pas sûre, qu'il y a trop de neige, que je peux déclencher une coulée etc... Qu'il y a un moment où, si je continue, je ne pourrai plus, en cas de brouillard, revenir en arrière. Alors, s'il y a des pierres, j'érige un cairn, une aide à l'orientation. Ce sont là des manifestations de l'instinct. Mais j'ai aussi ma nature propre, ma condition d'homme, et je me connais plus ou moins bien. Je ne dois pas me mentir. En pays civilisé, je puis sans risque me mentir ou mentir aux autres. Mais, au bout du monde, tous les masques tombent. D'autre part, je ne sais pas ce que les autres pensent ou ressentent ; cela reste une devinette. L'autre, le compagnon, peut me faire miroiter qu'il est en forme, alors qu'en vérité il ne va pas très bien. Bien sûr je finis par m'en rendre compte, mais il peut encore prétendre qu'il ne va pas si mal que ça. Ce sont alors mes sentiments qui entrent en jeu.

P. i. D. : Voyons la situation dans la paroi. Diriez-vous que vous vous laissez conduire par votre instinct, ou s'il s'agit de sentiments, ces sentiments sont-ils provoqués par des pensées. " Où suis-je ici ? Comment faire le pas suivant ? Où dois-je planter mon piton ? " Sont-ce des sentiments qui entrent en jeu en premier ou le raisonnement, les pensées ?

R.M. : A mon avis, viennent dans l'ordre chronologique : l'instinct, les sentiments, les pensées ! Et, ensuite, le comportement. Je puis affirmer que le plan du sentiment précède le plan rationnel. J'ai essayé de le dire dans mon livre. Mais je ne voudrais pas généraliser et affirmer péremptoirement : en paroi il se passe ceci, dans la tempête cela.

P. i. D. : Ces instincts sont-ils innés chez vous ? Les avez-vous toujours eus, ou se sont-ils développés au cours de votre vie ?

R. M. : Mes instincts, en ce qui concerne la montagne, ne sont pas innés, ils se sont développés.

P. i. D. : Pouvez-vous dire comment ?

R. M. : Je suis venu à la montagne enfant. A cinq ans, j'ai escaladé ma première grande montagne ; nous passions tous les étés dans un alpage. Pas d'eau à la maison, l'eau d'une source à dix minutes. On allait chercher le lait chez le voisin, le bois dans la forêt. On ramassait des baies, des champignons. Une vie intense ! Des animaux à observer, chamois, aigles. Nous étions entre frères. Nous sommes allés grimper, essayer toujours du nouveau : peut-on monter là ? En redescendre ? Je ne saurais le dire.

P. i. D. : L'instinct n'est-il pas nourri de la multiplicité des expériences ?

R. M. : Bien entendu ! Aujourd'hui je peux aussi expliquer certains phénomènes. Voici une paroi. L'eau fondue dans les fissures gèle l'hiver et fait éclater les rochers. L'instinct, c'était de pouvoir regarder une barre rocheuse et dire aussitôt : " Dans une demi-heure, je serai en haut ! ". Aujourd'hui je suis obligé de travailler pour acquérir cette faculté ; j'ai beaucoup oublié. Il ne faut pas perdre l'entraînement.

P. i. D. : D'autres hommes ont grandi dans des conditions semblables et ne sont pas devenus ce que vous êtes !

R.M. : Les gens des villes vivent dans un autre monde. Les paysans de montagne n'auraient jamais l'idée d'escalader une paroi ; ils restent à l'alpage.

P. i. D. : Parmi tous ceux qui, dès leur tendre enfance, ont appris à apprécier la nature et le paysage montagnard, il faut quand même quelque chose de plus pour consacrer sa vie à l'alpinisme, comme vous l'avez fait.

R. M. : Les enfants de paysans montagnards ont travaillé à la ferme et ne sont pas montés au-dessus des alpages parce que ça ne servait à rien. Quel intérêt d'aller là où chèvres et moutons ne vont pas ? Nous, nous sommes allés voir plus haut, car nous n'avions pas de ferme. Mon père était enseignant, pas paysan. Certes, il était issu du monde paysan, mais c'était un enseignant. Quand j'ai eu 18 ans et que j'ai voulu quitter ce monde étroit où j'avais grandi avec mes frères, je formais déjà avec le plus jeune une vraie cordée. Nous étions corps et âme des grimpeurs, pas meilleurs que les autres mais capables de nous mêler aux meilleurs, ceux qui connaissaient des techniques (pitons etc...). J'ai appris tout cela très vite. Mais, j'avais, comme gamin du village, sur eux cet avantage de trouver la voie par instinct, de prévoir le mauvais temps etc..., instinct non inné, mais développé très jeune. Et, quand Günther et moi avons réussi en1970 l'ascension de la paroi de Rupal où depuis dix ans les meilleurs grimpeurs d'Europe avaient échoué, c'est grâce à cet instinct (cf : le livre précité : Nanga Parbat, du Nackte Berg, 2002).

P. i. D. : Il y a beaucoup de passage dans votre livre, où les sentiments exprimés sont plutôt négatifs ; quelques exemples de mots souvent utilisés : solitude, douleur, peur, infiniment seul, vide d'émotions, apathique, meurtrier, ombre de soi-même, perdu loin de tout... Des sentiments positifs n'apparaissent que très rarement. Quelle est donc la motivation qui vous pousse à vous mettre volontairement dans une situation où les sentiments pénibles, négatifs, dominent ainsi ?

R. M. : Cette expédition au Nanga Parbat a été dramatique, avec un dénouement tragique. Dans les plus hautes montagnes du monde et même dans les courses alpines de haute difficulté, les sentiments sont bien ceux que j'exprime dans mon livre. C'est un cliché que de dire que, là-haut dans la montagne, on est plus près du ciel et qu'il ne peut y avoir que des sentiments de bonheur. Il se peut que quelqu'un escalade le mont Blanc par une voie difficile, soit satisfait, voire " heureux " d'être arrivé là-haut, parce que la descente par la voie normale ne posera pas plus de problème. Mais personne ne viendra me raconter que l'euphorie règne au sommet du Nanga Parbat ou de l'Everest. Ce n'est pas pensable, ce sont des clichés inventés par les profanes, ceux qui restent en bas. Il est plus que temps de balayer ces informations et jugements falsifiés. Mes livres ne sont pas des flagorneries sur l'alpinisme ; globalement ils sont plutôt des mises en garde.

P. i. D. : Mais, malgré tout, ça vaut le coup d'endurer ces moments difficiles ?

R. M. : Je dois les endurer si je veux survivre.

P. i. D. : Mais qu'est-ce qui vous pousse à recommencer sans cesse, à repartir pour de nouvelles expéditions ?

R. M. : J'ai une théorie personnelle à ce sujet. Nous, alpinistes, marcheurs de l'extrême, aux confins du possible, sommes soumis à un syndrome précis, celui de l'homme romantique, qui veut toujours revenir à la source du bonheur. La source du bonheur est là-haut, mais le bonheur vient après. Si nous montons finalement, c'est pour revenir, revenir vers les hommes. Après avoir été dans un monde hostile, perdu et exposé dans un froid extrême, avec peu d'oxygène, avec la peur de ne pouvoir redescendre, le retour est comme une résurrection une seconde naissance. Dans le cas de ce livre, il s'agissait réellement d'une résurrection, une seconde naissance, d'un retour d'entre les morts. Ce livre est aussi une clé pour l'alpinisme tout entier. Je crois qu'il n'existait pas encore de livre de montagne où on analyse aussi profondément ce retour du monde hostile vers le monde des hommes. Alors que je n'y croyais plus, que j'avais accepté la mort me voici de retour. Ce premier homme que je voyais, ce bûcheron, il était réel, ce n'était plus une hallucination.

P. i. D. : Vous décrivez plusieurs fois un être dédoublé, deux hommes qui sont vous-même et en même temps de même apparence que vous, mais à côté de vous. Vous vous voyez en dehors de vous-même. Sur le moment, est-ce que cela vous aidait ou vous gênait ?

R. M. : Sans ce dédoublement, je ne serais plus en vie. C'était une schizophrénie entre la raison et l'émotion. Je ne puis en dire plus, n'étant pas spécialiste en psychiatrie. Je m'aventure pourtant à penser que, dans les temps anciens, disons il y a 10 000 ans, la schizophrénie était une aide dans les situations critiques. Aujourd'hui encore le dédoublement peut sauver celui qui a le dos au mur. J'avais ainsi la possibilité de communiquer avec un Autre, de partager ma douleur, mon espoir ou mes désespoirs. Un désespoir partagé n'est plus que la moitié d'un désespoir.

P. i. D. : Revenons à la motivation de vos expéditions extrêmes. Si nous avons bien compris, vous y allez pour pouvoir ensuite vous réjouir d'en être revenu ?

R.M. : En gros, c'est cela. Mais, au début, c'est un peu différent. On tâtonne, on se risque toujours un peu plus loin, jusqu'à atteindre un point-limite, un point de non-retour, à la frontière entre le possible et l'impossible. Si je fais un pas de plus, je risque la mort, mais si je ne le fais pas je ne serai pas allé au bout de mes exigences. Arrivé à cette frontière, je ressens enfin le désespoir, la détresse, la peur : je ne vais pas pouvoir redescendre, je vais tomber etc… Cette angoisse, je ne la ressens que si je vais à ma limite, que peut-être je ne reviendrai pas à la maison, que je suis allé trop loin, qu'il y a trop d'obstacles entre la sécurité et moi. Alors, quand malgré tout je rentre enfin, alors il se produit quelque chose.

P. i. D. : Pourquoi avez-vous besoin sans cesse ce sentiment d'être à nouveau en danger ?

R. M. : Certes tout homme raisonnable me dira : " Reste chez toi, et tu n'auras pas de problème. " Mais ce n'est que par le détour du sentiment d'être exposé au danger, d'être presque perdu, que je puis ressentir le bonheur du retour. Mon écrivain favori, selon moi le plus grand auteur de langue allemande actuel, l'Autrichien Christoph Ransmayr, a écrit une ballade de l'heureux retour sur le thème de mes récits et témoignages.

P. i. D. : Qu'est-ce que la peur dans des situations extrêmes ?

R. M. : Quand il arrive quelque chose, la peur ne dure qu'un instant, puis il y a une réaction animale et c'est fini. Ou le problème est résolu, ou l'on est mort, point. Ou encore on est blessé et là c'est une autre situation. Puis vient un grand calme, sinon on ne pourrait survivre. Instinctivement un homme réagit correctement tant qu'il a l'âge requis. Aujourd'hui je ne fais plus d'escalades extrêmes, n'ayant plus la dextérité nécessaire pour réagir instinctivement comme un animal.
Les angoisses sont au plus fort loin des périodes d'inactivité qui précèdent l'action. Elles se manifestent la nuit, après le premier sommeil, quand je sais que dans un mois, dans trois semaines, dans deux semaines, je serai en situation extrême. Pourtant je sais bien que, chez moi, dans mon lit, je n'ai pas de raison d'avoir peur. De quoi, d'ailleurs ? Je ne suis pas en danger, rien ne peut m'arriver. Dans ces périodes, ma peur n'est pas celle des avalanches, des chutes etc…, c'est une peur d'avoir peur.

P. i. D. : Est-ce une sorte d'appréhension ?

R. M. : Oui, on peut le dire ainsi. Concrètement j'ai peur de mourir. Pas d'être mort, mais du fait de mourir. Je sais que je serai en danger de mourir si je me perds, si je tombe, si une avalanche m'emporte. J'essaye d'y remédier, surtout par l'entraînement. Essayer quotidiennement de garder la forme, cela repousse l'angoisse. Quand enfin j'arrive sous cette paroi, énorme et difficile, j'ai une nouvelle poussée d'angoisse, mais elle passe vite. Dans l'action, je n'ai jamais eu peur, sauf s'il arrive soudain quelque chose d'inattendu. Je réagis comme je peux, animalement. Ou bien ça va, et je suis encore là, ou bien je suis mort. Ce n'est pas arrivé jusqu'à présent… Donc les angoisses, c'est pour avant. La plupart des gens se figurent que nous escaladons en rampant, ayant constamment peur de tomber. Si l'on grimpait ainsi, on serait paralysé comme la souris devant le serpent. On ne pourrait plus rien faire. Là-haut je suis libéré de la peur.

P. i. D. : Diriez-vous que vous reculez sans cesse les limites de votre propre peur ?

R. M. : Non. C'est d'abord le défi qui me pousse. Nous allons là-haut pour en revenir. Mallory a donné une réponse aujourd'hui classique à la question : " Pourquoi y allez-vous ? (à l'Everest) ". Il a répondu, " Parce qu'il est là ! " Logique, clair et net. Disparu à l'Everest, son corps vient d'être retrouvé 75 ans plus tard. Le Français Lionel Terray, un fils de médecin, très intelligent, un des meilleurs alpinistes des années cinquante, a dit que l'alpinisme était la " conquête de l'inutile ". Le poète Gottfried Benn parle de " résistance au défi de la mort. " Il y a 3 ans, dans mon livre " Nie zurück ", j'ai dit que, au fond, si nous y allons, c'est pour revenir. Revenir du monde hostile dans le nid chaud, dans la sécurité douillette du monde des vivants. C'est un processus psychologique.

Après chaque réalisation, de nouveaux défis se présentent. Je suis un bon grimpeur et voici une très grande montagne : c'est un défi. Il ne s'agit pas d'établir un record. La question est plutôt : peut-on résoudre ce problème, peut-on relever ce défi ? Il en était ainsi pour nous au Nanga Parbat. Et soudain c'est la catastrophe. Je suis catapulté dans une situation apparemment sans issue ; je ne peux plus m'en sortir ; je ne peux plus rien faire ; je ne peux plus réagir. Jamais je n'aurais choisi de passer une nuit sans protection à 8 000 m par - 40°. Il est impossible de dormir dans ces conditions. Jamais je n'aurais voulu descendre une paroi inconnue sans l'avoir étudiée préalablement. Je ne me serais pas non plus gelé les pieds, rien que pour voir l'effet que cela fait. Perdre son compagnon ou son frère, personne ne peut l'envisager sans frémir. Le pire moment n'a pas été celui de la perte du frère, mais la désolation, le déchirement de me retrouver moi-même en sécurité. Ma propre mort était maîtrisée du moment où, en accord avec moi-même, je considérai que je disposais encore d'une heure ou deux pour arriver vers des hommes, vers un abri, où que sinon je mourrais de faim. Dans cette phase du retour, la mort était au premier plan. J'y étais résigné. Mais pourtant je me suis remis en route, poussé par l'obligation de survivre. Comment s'est fait ce passage de l'arrangement conclu avec la mort vers le besoin de survivre ? Pour survivre, je devais continuer à marcher dans le cirque supérieur de cette vallée de Diamir en haut duquel mon frère avait disparu.

P. i. D. : Etiez-vous tout à fait sûr que Günther, votre frère était mort ?

R. M. : Dans mes sentiments, j'en ai longtemps douté, alors que très vite ma raison me disait qu'il était mort et enfoui sous l'avalanche. Sur le plan des émotions, il était toujours en vie. C'était une douloureuse fracture entre " Mon frère est là " et " Mon frère est mort ", entre le sentiment et la connaissance rationnelle. Par moments, la sensation d'avoir toujours mon frère derrière moi était très forte. Quand je me retournais et qu'il n'y avait personne, je n'avais pas les idées claires. A l'époque je n'utilisais pas le mot de schizophrénie. Maintenant je le fais rétrospectivement. Le sentiment A et le raisonnement B me fournissaient des images contradictoires. Cela a duré plus d'un an après l'expédition.

P. i. D. : Un an plus tard, vous êtes reparti au Nanga Parbat.

R. M. : Oui, un an plus tard, je suis retourné là-bas, pour chercher. C'était toujours ce même rêve éveillé, que mon frère était toujours là. C'est logique. Quand je rampais au fond de la vallée, dans mon extrême faiblesse, c'était comme si je me réveillais d'une narcose. Je sentais que j'étais dans une vallée, que mon frère était mort, mais qu'il était là quelque part. Alors je marchais encore, je rampais un peu plus loin, jusqu'à sombrer à nouveau dans l'inconscience. Pour une distance que je ferais aujourd'hui en une heure, il me fallait alors une journée entière. Avec l'impression de progresser à peine vers le bas. Derrière chaque courbe, j'espérais voir un homme, un village. D'ailleurs je voyais constamment venir des hommes. Qui ? C'était très vague et finalement c'était un mirage. Arrivé à un endroit où j'avais vu des vaches, finalement c'était des blocs de pierre. Un cheval avec cavalier se révélait être un buisson. Toujours de nouveau déçu, replongé dans l'impuissance et la somnolence, me disant que j'étais en train de mourir et que ce serait peut-être le plus agréable, de mourir.

P. i. D. : Mais visiblement quelque chose vous maintenait en vie ?

R. M. : Oui, c'était l'impératif : " Tu dois rentrer à la maison ! "

P. i. D. : C'est impressionnant quand vous ajoutez : " pour tout raconter à ma mère ".

R. M. : Oui, je me raccrochais toujours à ce point. Quand j'ai retrouvé les premiers hommes, je n'avais plus peur de mourir, mais peur qu'ils me tuent. Mais ce n'était pas une grande peur.

P. i. D. : Quand vous avez soudain émergé, la présence des hommes a été certes un grand soulagement, mais en même temps une nouvelle forme de menace. Vous n'avez pas trouvé, auprès de ces hommes, tout de suite la sécurité espérée ?

R. M. : Ce sentiment de sécurité viendra plus tard, quand j'ai retrouvé Herligkoffer, notre chef d'expédition qui, au début, s'est montré très attentif, très serviable. Ensuite il m'a imputé la responsabilité de tout ce que vous pouvez imaginer, jusqu'à dire que j'avais abandonné mon frère vivant, pour réussir la traversée.

P. i. D. : Donc votre mère vous a fourni une importante motivation pour revenir à la maison lui raconter la tragédie. Vous n'avez pas tout de suite été proche de votre frère quand vous étiez petits. Mais il y eut des évènements marquants, par exemple quand votre frère, battu par votre père, s'était réfugié dans la niche du chien. Votre père, un enseignant, était très dur. Direz-vous aujourd'hui que votre éducation a été décisive pour développer ces instincts dont nous parlions plus haut, qu'elle est à la source de vos réalisations extrêmes ?

R. M. : Non, je ne dirai pas cela. Mes instincts et la conduite de ma vie n'ont rien à voir avec mon éducation. Ils sont en rapport avec le désir de liberté. Me sortirde cette vie étroite, de ces injustices. Nous avons tous des dons innés, une certaine dose d'intelligence, d'énergie. Mais il nous reste beaucoup à acquérir par nous-mêmes ; mes instincts, je me les suis appropriés progressivement. Mon frère et moi, nous avons commencé à grimper ensemble. Au début nous ne nous aimions pas tellement, mais très tôt, avant la puberté, nous formions une cordée. Petit à petit nous ne pensions plus qu'à nous incruster dans cet autre monde, celui de l'escalade. Cela, nos autres frères ne pouvaient le comprendre. C'était notre monde, notre nid. Jusqu'à ce que mon frère perde la vie. Cela a d'ailleurs mis notre famille en difficulté. Nous sommes de très nombreux frères, deux sont morts, un a été tué par la foudre en montagne et mon frère Günther a disparu à mes côtés. Les autres ont tous très bien réussi dans leurs métiers. Tous sont diplômés d'université, sauf moi. Aujourd'hui une coexistence est possible, mais à cette époque elle était difficile, justement à cause de notre passion exclusive pour la montagne et du fait que Günther, 23 ans, et moi 25, étions parmi les meilleurs grimpeurs du monde. Cela peut vous paraître présomptueux, mais nous avions réalisé les courses les plus difficiles, ce qui naturellement a perturbé nos frères qui, dans leur domaine, n'avaient pas eu des résultats comparables. De plus nous étions plongés dans un monde qui ne visait à conquérir que l'inutile, et cela nous plaisait. Nous volions de succès en succès.

P. i. D. : Avec cette distance que vous mettiez entre votre famille et vous par l'escalade, vous avez eu avec votre frère la possibilité de vous évader d'une vie étriquée.

R. M. : Si vivre consiste à se libérer, à aller voir au-dehors, oui, c'était notre but et nous y sommes parvenus.

P. i. D. : En 1970, en haut du Nanga Parbat, vous ne saviez plus comment redescendre. Vous avez choisi une voie qui à vous lire, nécessitait une énergie énorme. Où avez-vous puisé cette énergie ? Comment un homme peut-il mobiliser une telle énergie ? Très concrètement ?

R. M. : Ce n'est que la volonté de survivre, la plus forte pulsion que nous ayons. L'instinct de survie, le plus fort, plus fort que l'instinct sexuel. L'instinct sexuel garantit la survie de l'espèce, l'instinct de survie garantit la survie de l'individu. Tant qu'il reste de l'énergie et de l'espoir, on va plus avant. Si le désespoir prend le dessus, ça se gâte. Nous ne pouvions plus descendre par la voie difficile, nous avons adopté la voie de moindre résistance pour nous deux. Moi-même, au sommet, j'avais encore une chance de descendre par le versant de Rupal, mais mon frère n'y croyait pas. Alors nous avons dû trouver une autre voie, sur le versant le moins raide de la montagne, techniquement plus facile, moins exposée, mais plus fatigante parce que, de ce côté, il n'y avait pas de camps, pas de cordes fixes. De ce côté, il restait un espoir de survie, peut-être un mince espoir. Nous y sommes allés en désespoir de cause. Pas d'autre possibilité que de mourir là-haut ou de descendre par là. J'ai préféré descendre.

P. i. D. : Comment peut-on survivre à une nuit telle que vous l'avez décrite : moins 40 ou 50 degrés, sans tente ni sac de couchage, dans la neige sous un ciel étoilé ?

R. M. : Le temps s'écoule. A l'aube, il se trouve que vous êtes encore en vie.

P. i. D. : Dans une telle situation, pense-t-on ?

R. M. : Non, c'est un engourdissement, une raideur corporelle. Bien sûr on essaye de bouger, mais ça ne dure pas longtemps. C'est aussi une torpeur de l'esprit, une apathie. Il y a le manque d'oxygène. Tout se passe très lentement, dans la tête aussi.

P. i. D. : Alors l'homme n'est plus cognitif ?

R. M. : Non, la capacité de connaissance est très atrophiée. On ne peut plus s'auto-stimuler comme un coureur de marathon, ou comme quand on approche du sommet d'une montagne ou qu'on traverse l'Antarctique. Dans la phase finale de retour, c'était comme une dégringolade passive, quelques pas de plus, un peu plus loin. Tant bien que mal, j'en vins à bout. Arrivé au bout de la vallée, un éperon rocheux barrant le passage, je ne pouvais plus poursuivre sur la moraine. Je remarquai à droite de vieilles traces de vaches, j'arrivai à un hameau abandonné, les maisons en grande partie écroulées. Mais j'y ai vu des traces de sentier peut-être vieilles d'un an. J'ai donc décidé de traverser de l'autre côté du glacier mort. Je suis ainsi arrivé à l'alpage habité et équipé le plus élevé. Si j'avais pris à droite, comme je le ferais maintenant, je serais mort de faim avant d'arriver au village principal.

P. i. D. : Revenons au sommet du Nanga Parbat. Une fois là-haut, qu'y avait-il de changé ? Aviez-vous l'impression que le défi avait été relevé ?

R. M. : Pour moi, c'est logique. Le but atteint cesse d'être un but. Tant que vous allez vers le but, il vous semble digne de tous les efforts. Avoir atteint le but détruit le but. C'est le mythe de Sysiphe, sous-jacent à tous mes livres. Dans un livre que j'ai écrit sur mon ascension solitaire à l'Everest, un chapitre s'appelle " Sysiphe à l'Everest " ; j'y pousse la comparaison jusqu'aux dernières conséquences, beaucoup plus que dans le livre du Nanga. Dans ce livre du Nanga, je dis simplement : " Me voici en haut, mon frère arrive. Nous sommes heureux d'être là tous les deux ". Ce n'était pas prévu. C'est là qu'est la grosse faute. Nous étions dans une sale situation.

P. i. D. : Peut-on dire qu'il y a eu un hiatus entre ce que vous imaginiez et la réalité ? La réalité a-t-elle dépassé la fiction ?

R. M. : Non. Tant qu'un but n'est pas encore atteint, il a beaucoup plus de valeur qu'un but atteint. Ce que vous avons atteint perd sa valeur. Ce que nous possédons, avoir atteint un sommet, gagné de l'argent, avoir un métier, un savoir, avoir conquis une femme, tout cela est ennuyeux. Tant que nous n'avons pas la femme, c'est passionnant.

P. i. D. : En ce qui concerne le " savoir ", pouvez-vous être plus précis ?

R. M. : Le savoir ne se trouve pas au coin d'une rue, ni dans le dictionnaire. Le savoir s'acquiert par l'expérience. Le processus de l'apprentissage, c'est ce qu'il y a de beau, d'excitant. Si des gens y consacrent leur vie, ils restent toujours jeunes. La jouvence est là. Même si le corps vieillit, l'esprit reste jeune tant que subsiste la curiosité.

P. i. D. : Vous avez beaucoup écrit et parlé sur les sentiments. Y en-a-t-il deux ou trois que vous mettriez en exergue pour vos marches vers l'extrême ?

R. M. : Pour cette expédition de 1970, avant tout, le déchirement. Pas seulement sur cette montagne, mais surtout ensuite, j'avais le sentiment que mon univers était déchiré en deux. Aujourd'hui encore, j'ai le sentiment d'avoir eu deux vies, l'une avant la tragédie, l'autre après. La mutation ne s'est pas produite à un instant précis, mais sur une période de temps plus longue. Cela a commencé après la mort de mon frère et duré quelques mois. J'ai eu une première vie avant, une deuxième après. C'est pourquoi je dis que j'ai connu une résurrection. Naturellement il ne faut pas prendre ce terme au pied de la lettre. Je ne suis pas mort vraimen

 



P. i. D. : Ce qui est plus intense, plus douloureux.

R. M. : Oui. Ce sentiment d'être perdu, peut-être ne pourrais-je plus l'éprouver maintenant, trop vieux pour cela. J'ai fait vraiment quelques belles choses, par exemple la traversée à pied du Tibet oriental pendant des mois. Je n'y ai pas eu de problème avec la solitude. Je projette pour 2004 une très longue distance à parcourir seul. Mais j'y rencontrerai des hommes ici ou là. C'est une solitude que je m'impose à moi-même.

P. i. D. : Que signifie pour vous le sentiment de nostalgie ?

R. M. : Je n'en ai plus besoin. Au début j'en ai mis beaucoup dans mes livres. Par exemple j'étais porté par une nostalgie de l'ailleurs ; aller toujours ailleurs que l'endroit où nous sommes. Comportement typiquement romantique. Le syndrome du vieux marcheur de l'extrême.

P. i. D. : Si maintenant vous n'aviez plus de projet, pas de nouvelle randonnée extrême en vue ? Quel sentiment éprouveriez-vous si on vous disait que vous ne feriez plus rien de ce genre dans les prochaines années ?

R. M. : Je n'en sortirais pas brisé, au contraire. Mes objectifs principaux sont maintenant en Europe : quelques livres, que j'ai en tête, et surtout un grand projet sur les musées. Je mène aussi au Tyrol du Sud un combat géant. J'investis beaucoup plus d'énergie, de temps et de moyens maintenant que dans tout ce que j'avais fait jusqu'à présent.

P. i. D. : Avez-vous des souhaits pour vos enfants ?

R. M. : Qu'ils trouvent, à côté de leurs activités professionnelles, une autre passion qui les émeuve, leur procure enthousiasme et plaisir. Musique, sport ou même alpinisme… Je projette sous peu une expédition au Nanga Parbat avec mes enfants.

P. i. D. : Que recommanderiez-vous à ceux qui veulent faire des expériences extrêmes ?

R. M. : De progresser à tout petits pas.

P. i. D. : Monsieur Messner, grand merci pour ces moments passionnants passés en votre compagnie ; quatre heures de voyage en train, le long du Rhin, qui resteront gravées dans nos mémoires.



13/07/2011
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