Pure Performance Mountain Riding

A propos d'avalanches

A PROPOS D'AVALANCHES

Pierre CHAPOUTOT - La montagne c'est pointu

 

Malgré mes nombreux automnes, je me sens jeune homme. C'est que j'ai commencé ma deuxième vie il n'y a guère: la première, je l'ai laissée sous un tas de neige, quelque part dans le Beaufortain. Une belle journée, ma foi ! Belle, mais diaboliquement tentatrice, et pour tout dire traîtresse. C'est qu'il avait fait un temps de chien pendant des jours et des jours, et j'en connais qui rongeaient leur frein avec fureur. Comprenez: cela faisait peut-être dix jours qu'ils n'avaient pu "sortir", dix jours coincés entre la déprime du travail quotidien et la révolte du temps libre gâché par un ciel lourd de diarrhées cosmiques et de tempêtes hystériques - autant dire dix années de prison !

Nous guettions l'éclaircie comme un drogué attend sa dose; elle vint: c'était un lundi, jour de liberté hebdomadaire, privilège de prix, surtout s'il a fait mauvais le dimanche ! On passera la journée dans des combes désertes, dans des vallons dépeuplés, ou sur des crêtes recueillies; et on aura, naturellement, une neige de cinéma...

Ce lundi-là, elle aurait mieux fait de s'abstenir, l'éclaircie. Mais elle fut, nous étions en état de manque, il fallait sortir.

La course, ou la vie !

Il faisait admirablement beau et froid. C'était un de ces jours où flotte dans l'air quelque chose d'inexprimable, quelque chose qui fait qu'on se sent tout à coup très loin des choses d'en bas, comme prêts à percevoir toutes sortes de mystères contenus dans un environnement magique. C'est comme ça, la montagne. Allez comprendre...

Il était tombé une quantité incroyable de neige fraîche. Comme le froid n'était arrivé qu'au tout dernier moment, en fin de nuit, la sous-couche était complètement pourrie. Si l'on ajoute que la chute de neige s'était accompagnée d'un vent très violent on obtient la recette d'une situation idéalement avalancheuse, une quintessence du genre, le degré 8 sur l'échelle des risques. Du reste, cela s'était senti dès les premiers pas: même sur terrain plat, on sentait se tasser les plaques à vent...

Le bon sens populaire dira qu'il fallait être fou, ou inconscient, pour sortir avec de pareilles conditions. Comme nous étions parfaitement conscients des risques, on pourra conclure que nous étions donc fous. Le bon sens a sans doute raison, mais sa raison pèche en ceci qu'il s'agit précisément de bon sens: c'est une denrée qui n'existe pas à l'état pur dans la panoplie des alpinistes. Demande-t-on à un amoureux d'être de bon sens ? Allons donc ! Le bon sens, cela consiste à rester chez soi et à y demeurer une fois pour toutes, tant il est vrai que le moindre pas au-dehors met en péril la sacrosainte sécurité, surtout par les temps qui courent !

Pour ce qui était de l'insécurité, nous étions comblés. Nous avancions comme au coeur d'un formidable château de cartes. Nous sommes pourtant arrivés au sommet sans ennui, abstraction faite d'une trace à éreinter un régiment de sapeurs. Nous étions contents de nous. J'avais choisi cet itinéraire en le réputant d'une extrême sûreté (c'est une opinion dans laquelle je persiste aujourd'hui). Je n'aime pas le danger, mais je sais qu'il n'y a pas de montagne sans danger: il n'y a donc pas d'alpinisme sans risque. Mais si l'alpiniste va en montagne, ce n'est pas parce qu'elle est dangereuse, ou du moins ce n'est pas principalement pour cela, encore que la corporation doive bien comprendre quelques spécimens que ce côté-là des choses excite plus spécialement - quelle caste n'a pas ses extrémistes ? Je parle pour la moyenne des sectateurs, chez qui l'appétit du risque est des plus médiocres. En revanche, on aura de la jouissance à tourner le danger, à déjouer ses pièges, à neutraliser ses astuces, bref à lui adresser ses respects en forme de pied de nez, à se satisfaire enfin que chacun reste à sa place.

Et c'est bien ce qui s'était passé, ce jour-là. Nous avions tassé la neige en contrebas du sommet, histoire de se garer du vent aigrelet qui montait depuis la Tarentaise, et nous nous étions offerts au soleil. J'avais de la bonne tomme et une canette de bière, c'était bien. Que vouloir de plus ?

Nous avons fait une petite variante à la descente, histoire d'éviter une mauvaise croupe soufflée, pour échouer au fond d'une combe un peu plate au bout de laquelle nous allions retrouver notre trace de montée, en passant juste à l'aplomb de la raide pente sommitale. Nous vîmes alors qu'il y avait un skieur dedans - le Destin allait rendre son arrêt ! L'avalanche a d'abord fait mine de passer derrière nous, puis elle a rebondi sur les flancs de la combe, une fois, deux fois - nous avions pris le large, mais nous n'arrivions pas à prendre de la vitesse, elle nous a rejoints. Il y eut d'abord ce grésillement dru et dense dans les jambes, puis comme un choc au niveau du sac, un mascaret irrésistible, sans vraie brutalité d'ailleurs, plutôt une insistance presqu'amicale, mais invincible (ça oui !), et définitive. Nous nous sommes retrouvés couchés sur le ventre, enfouis, ahuris. Comme j'ai regretté de ne pas avoir eu le temps de libérer mes fixations ! Je me retrouvais là, bloqué, bétonné, coincé, enseveli dans cette neige tellement absurde. Cela devait donc arriver, et c'était arrivé.

Je ne dirai rien des tempêtes qui s'agitèrent dans ma tête tout le temps où je fus en état de disserter sur ma condition. Qu'importe ? Admettons seulement que l'esprit cesse de fonctionner selon les normes ordinaires, dès lors que ce qui n'avait jamais été qu'une hypothèse (invraisemblable ou redoutée) devient soudain la réalité. À quoi bon raisonner sur "ce que l'on ferait si..." puisque justement on ne peut se définir qu'en fonction de l'expérience, et que tout est remis en cause dès l'instant où le "si" devient le "ça", non pas même l'expérimenté, mais le passage du supposé au connu... C'est cela, l'important, et je n'ai pas le goût d'en faire exhibition: à chacun ses petits et ses grands secrets... J'étais du reste aux prises avec des soucis bien contradictoires: assurer le confort du moment, réfléchir sur notre avenir... Quelqu'un nous porterait-il secours ? Saurait-on nous découvrir ? Et quand nous trouverait-on ? Avant... ou après ?

Nous eûmes la réponse quelques heures plus tard. Je ne cache pas que le réveil fut plus pénible que l'ensommeillement. J'étais agité de frissons violents et douloureux, mon esprit peinait à faire la synthèse des faits et des lieux. On nous avait porté secours, on nous avait arrachés à notre gangue de neige, on nous avait transportés à l'hôpital de Bourg-Saint-Maurice, on nous avait ramenés au jour - nous étions sauvés. Il est superflu de dire la gratitude que nous avons pour ces hommes et ces femmes à qui nous devons ce résultat très simple et très important de pouvoir conter cette aventure, et qui l'ont obtenu le plus naturellement du monde, puisque c'était leur métier de le faire. Le lendemain, vinrent les gendarmes qui étaient allés nous chercher là-haut. Ils étaient heureux, peut-être autant que nous, heureux d'avoir réussi le sauvetage, heureux de notre bonheur. Ils n'eurent pas un mot de reproche: ce n'étaient pas des gendarmes de bon sens.

Il n'existe pas de polémique plus stérile que celle qui cherche, dans le domaine de la montagne, à opposer les sauveteurs aux sauvés. Comme si les uns et les autres n'étaient pas, d'abord, de la même espèce, et donc complices. Le sauveteur est avant tout un alpiniste qui a choisi d'être sauveteur. Peu importe que ce soit par pur altruisme, ou parce que cela offre la possibilité de vivre en montagne - l'important, c'est que ce soit réellement un choix. Le sauveteur sait que la montagne comporte des dangers, et que le fait d'y opérer en sauveteur en rajoute. Mais il ne se différencie pas fondamentalement des autres alpinistes, qu'il s'agisse des guides ou des purs amateurs. Comme eux, il aura été débutant, comme eux, il aura commis des erreurs, et en aura, peut être, tiré la leçon; comme eux, il aura à maintes reprises joué avec le feu, et estimé parfois que c'était bien "tangent", comme eux, il aura petit à petit accumulé cette carcasse d'âge et de roublardise qui s'appelle l'expérience, et qui n'empêche pas de commettre, quelque jour, l'incroyable bévue. Qu'elle est longue, la liste de tous les vieux renards emportés par surprise, quand on les croyait invulnérables ! Invulnérables, les vieux renards ? Ni plus ni moins que les jeunes loups, seulement un tout petit peu plus roublards, plus habiles à faire la nique au mauvais sort, et d'ailleurs portés quelquefois à cette témérité que confère la certitude de l'immunité acquise, et qui suffit à en annuler les effets ! Et pourtant, ce n'est pas aux vieux renards que l'opinion reproche de défaillir, surtout s'ils sont militaires ou professionnels. Eh quoi, y aurait-il deux espèces d'accidentés, ceux qu'on excuse a priori parce qu'ils ont l'expérience, une médaille ou des galons, et ceux qu'on couvrira d'opprobre parce qu'ils manquent de bouteille ou qu'ils se rendent coupables du délit d'amateurisme ?

Mais ne voit-on pas que c'est là précisément le monde à l'envers, qu'on est d'autant moins pardonnable d'avoir commis une faute qu'on est un vieux de la vieille, et qu'on est d'autant plus excusable d'encourir les périls de l'Alpe qu'on l'a fait pour des prunes ? Ah tenez, l'idée d'aller me casser la figure en montagne quand rien ne m'y oblige m'est moins insupportable que celle de m'éreinter au boulot, ou de faire don de ma peau aux faiseurs de canons ! Et je suis prêt à parier que nombre de sauveteurs l'entendent bien sur ce ton-là. Cela n'empêchera pas de régler quelques comptes, c'est sûr, vu que "ces cons-là ont attaqué un couloir alors que ça ne gelait pas , ou "qu'ils sont partis avec une mauvaise météo", ou encore "qu'ils se sont embarqués dans une paroi déjà encombrée", etc... D'accord, ça se discute - mais ça se discute entre alpinistes. C'est déjà un débat d'experts, et il y a une question qui ne sera jamais posée parce qu'elle est implicitement résolue d'avance, c'est celle de savoir si l'alpiniste a le droit de s'engager en montagne à partir du moment où cela peut engager la sécurité d'un éventuel sauveteur. La réponse a été donnée du jour où des alpinistes ont commencé à se faire sauveteurs: c'est Oui.

Reste l'aspect matériel des choses. On peut évidemment manipuler la démagogie, faire remarquer que les accidents de montagne coûtent infiniment moins cher à la collectivité que l'alcoolisme, les accidents de la route ou les entreprises belliqueuses, mais cela ne résout pas totalement le problème. C'est vrai qu'un sauvetage coûte cher, surtout quand il met en branle cette petite merveille qu'est l'hélicoptère. Il faudrait être singulièrement bégueule pour prétendre que les alpinistes n'ont jamais demandé à être secourus de cette façon-là. Il y en a pourtant qui raisonnent sur ce registre, au nom des préceptes de l'écologie pure et dure. Moi, je n'en suis pas. J'aurais eu bonne mine, sous mon avalanche, avec une caravane terrestre ! Grâce à l'hélicoptère, on a pu m'en sortir deux heures après que je me sois transformé en paquet recommandé à destination de St Pierre, et il ne me restait alors que 5 ou 10 % de chances de refaire carrière au Grand Magie Circus !

Je sais bien qu'on a aussi tendance à abuser de l'hélicoptère, et ce "on" vise autant les usagers que les techniciens. Côté sauveteurs, c'est devenu un réflexe: on annonce un pépin quelque part, toc ! Voilà l'hélico qui décolle, quitte à faire les courses au passage. Côté alpinistes, c'est encore mieux, on en est maintenant à l'hélico-stop: on s'embarque dans une paroi, bon pied, bon oeil, quelque chose ne va pas, on a un problème de redescente ?... Simple comme bonjour: on lève le pouce, et voilà le taxi ! Il y a certes quelque chose à faire de ce côté-là: question d'éducation tout autant que de Droit.

Il reste que, même moralisé dans son usage, le sauvetage aérien est onéreux. Il est juste que les sauvés aient leur part de responsabilité. Mais il existe des mécanismes efficaces d'assurance, et la plupart des alpinistes y cotisent. Alors, de quoi se plaint le gogo ? Des rares cas où les sauvetages concernent des victimes ni assurées, ni solvables ? Rares, bien rares, en effet ! Cela nous coûte de l'argent ? Et après ? On se sera cotisés pour sauver la peau d'un ou deux petits chenapans: c'est un petit luxe qu'on peut bien se payer, non ?



17/10/2009
0 Poster un commentaire

A découvrir aussi


Inscrivez-vous au blog

Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour

Rejoignez les 13 autres membres