Pure Performance Mountain Riding

La terre des aînés : représentations du sol dans le système à maison pyrénéen

Introduction

1Le Ministère français de l'Écologie, de l'Énergie, du Développement Durable et de la Mer (MEEDDM), l'Agence de l'Environnement et de la Maîtrise de l'énergie (ADEME) et l'Établissement National d’Enseignement Supérieur Agronomique de Dijon (ENESAD) se sont saisis récemment de la question du rapport qu'entretiennent les populations à leur sol, lors de la tenue du séminaire « sols et sciences sociales » en mai 2008, suivi d'un « appel à propositions de recherche » sur ce thème en novembre 2009. Le but déclaré est de comprendre l'implication sociale liant les hommes au sol, afin de pouvoir le sauvegarder et le protéger. Si des études sur le sol existent bien aujourd'hui, elles sont davantage orientées vers des problématiques géographiques, physiques et biologiques. Or, ce que le sol représente pour les populations locales n'est que peu évoqué dans l'état actuel des recherches, et, quand il l'est, c'est trop brièvement, alors même que les auteurs de l'un des rares livres qui traite du sujet, soulignent la pertinence de cette thématique et appellent à de plus amples études ouvrant cette voie de recherche (Lahmar et Ribaut 2001).

2Dans le cadre des recherches sur les relations entretenues par les acteurs du système à maison du Sud-Ouest français à leur espace naturel, certaines études se sont penchées sur l'histoire de la construction des paysages pyrénéens (Briffaud, 1994), des plans d'aménagement de son espace (Frat, 2003) et de la compréhension de l'implication sociale de l'enfrichement (Mercier, 2008b). La mémoire de la terre a été investiguée (Frémont, 1997) et la construction sociale de la nature pyrénéenne est depuis longtemps une piste de recherche (Cavaillès, 1931 ; Lamothe, 1955 ; Le Nail et Soulet, 1981). Bien au-delà des Pyrénées, l'espace a également fait l'objet d'études d'anthropologie (Paul-Lévy et Segaud, 1983). Or tous ces thèmes de recherche ont en commun d'avoir le sol comme support, mais celui-ci reste en amont et en retrait de l'objet d'analyse.

3Prendre le rapport qu'entretiennent les populations à leur sol comme objet ethnologique comporte cependant un problème de taille : la perception, la conceptualisation et l'usage qui en sont faits sont aussi divers que les pratiques sociales et les champs disciplinaires scientifiques pluriels utilisant ce même référent « sol ». Ce terme ainsi chargé socio-culturellement a acquis une polysémie impressionnante. Le sol fonctionne comme support des paysages, fait partie intégrante des écosystèmes, est un habitat biologique, une réserve de mémoire sociétale, il est également matière première de la production agricole, matériau de construction, support d'activités multiples, marque des territoires et des territorialités, enjeu pour des pratiques économiques et ludiques souvent en conflit, capital foncier, etc. À vouloir étudier le rapport des populations à des perceptions et usages des sols tellement protéiformes, ne risque t'on pas de retrouver un condensé tout azimut des premières études citées sans autre apport supplémentaire ?

4Cet article part de l'intuition que l'imprécision attribuée à la catégorie sol provient de sa décontextualisation et d'une tendance actuelle à l'analyse anthropologique généralisante quand l'ethnographie et l'ethnologie fournissent déjà amplement les éléments de réflexion adéquats en restant collées aux réalités concrètes du terrain. Nous proposons ainsi comme hypothèse de travail, qu'en resituant le sol dans son contexte local et les acteurs sociaux selon leurs appartenances à des sociétés, lieux et temporalités particulières, il est possible de les voir investir leur sol de façons diverses mais précises, le catégoriser et le pratiquer différemment mais en lui attribuant une valeur (marchande ou autre), une position et un statut distincts dans leurs échanges et leurs structures sociales. C'est en attestant de ces variétés de rapports, pratiques et conceptions du « sol » que l'on pourra concevoir véritablement le « sol » comme objet culturellement défini et non comme une donnée brute, naturelle, ahistorique et immuable. Envisager le sol tel que le pensent et le conçoivent les humains qui l'ont façonné et le vivent au quotidien permettra ainsi de pouvoir envisager la possibilité de pratiques d'intervention institutionnelles en garantissant un taux satisfaisant d'acceptabilité sociale.

5Après un bref rappel de ce qu'est le système d'organisation sociale pyrénéen, nous envisagerons ce que le sol évoque pour les acteurs locaux, à l'aide d'études empiriques réalisées avec eux sur des portions de leur finage. Nous verrons enfin si le sol de ce milieu montagnard est perçu de la même façon par l'ensemble de ses habitants ou si des divergences dans sa représentation peuvent renseigner certains des aspects du système social particulier aux Pyrénées. Nous suivrons ainsi l'évolution de la représentation du sol au fil de l'adaptation de la société locale à la contemporanéité.

Méthode

6Cette étude repose sur des matériaux de terrain collectés depuis 2003 en vallées d'Aure, de Louron et des Baronnies de Bigorre, toutes trois situées dans la partie montagneuse du département des Hautes-Pyrénées. Une actualisation des données spécifiquement orientée sur la thématique du sol a été réalisée à la fin de l'hiver 2009-2010. Connaissant cependant certains des acteurs locaux depuis 2003, connivence et confiance mutuelles s'étant tissées au fil des ans, des précisions ont parfois été demandées par téléphone et par Internet au moment de l'écriture. La majorité des entretiens est de type semi-directif. Ils ont été menés sur les parcellaires sur lesquels porteront les discours placés en italiques dans le texte. La méthode de recueil de données est classique à l'ethnographie et connue sous l'appellation « d'ethnologie participante ». Elle consiste a effectuer l'étude en immersion dans la culture étudiée, en partageant les moment de travail et de vie des populations locales. Suit un processus classique à l'ethnologie : transcription et analyse des entretiens mis en relation avec les pratiques concrètement tenues au quotidien par les acteurs locaux et des schèmes culturels déjà identifiés et publiés. Nous aurons également recours à une recherche effectuée d'après les états civils, les matrices et les plans cadastraux et ferons appel à ce que la mémoire et l'histoire apportent à la question du sol.

  • 1 Pour préserver l'anonymat des intervenants, ce village ne sera pas nommé.

7Un village a été sélectionné comme lieu d'étude, car il compte le plus faible taux de population allochtone (Institut National de la Statistique et des Études Économiques – INSEE) et permet une approche culturelle mieux définie1. En outre, les données recueillies dans cette commune se sont régulièrement retrouvées dans les villages avoisinants et ont pu être ainsi croisées et validées.

8Afin de situer quelque peu notre propos, nous présentons brièvement le contexte environnemental du terrain d'observation.

9Le finage du village choisi pour l'enquête ethnographique sur la mémoire du sol est entièrement situé sur un parcellaire très pentu. L'ancienne agriculture vivrière alliant maraîchage, sylviculture, élevage principalement ovin et culture de plantes textiles a progressivement cédée la place au sortir de la seconde Guerre mondiale à un élevage intensif bovin et ovin avec subsidiairement un peu de sylviculture conservée. Le sol de la commune est recouvert de plusieurs types de végétation. Le cadastre indique des parcelles communales et privées de forêts spécifiées en hêtres et en sapins, de pâturages et de friches. La catégorie « pâturage » regroupe les prés de fauche et les parcelles aux espèces prairiales semées par les éleveurs et pâturées par des ovins, des bovins et quelques équidés. Les parcelles enfrichées, qui ne sont aucunement distinguées par la matrice cadastrale, sont principalement envahies par les genêts (Cytisus scoparius) et les épineux (d'après le terme vernaculaire d'espi) regroupant les aubépines Crataegus monogyna, les prunelliers Prunus spinosa, les genévriers Jupinerus communis et les ronces Rubus sp.

Figure 1. Carte du département des Hautes-Pyrénées

Image1

Figure 2. Carte de la localisation du terrain

Image2

Bref rappel des principales caractéristiques du système à maison

10Afin de situer l'environnement social de la recherche, il paraît nécessaire de procéder à un court rappel des principales propriétés du « système à maison ». Rapide évocation car ce mode d'organisation sociale a déjà fait l'objet d'amples recherches en anthropologie visant notamment à sa description et à sa classification (Le Play, 1871 ; Chiva et Goy, 1981 et 1986 ; Le Nail et Soulet, 1981 ; Ott, 1981 ; Lauburu, 1984 ; Augustins, 1989 ; Lafourcade, 1989 et 1993 ; Barandiaran, 1995 ; Lévi-Strauss in Bonte-Izard, 2000 ; Soulet, 1987 et 1988). Cette organisation construite sur les ruines de l'Empire romain, trouve un plein essor pendant le Moyen-âge et l’Ancien Régime. Une prolongation de fait jusqu'à notre époque contemporaine reste observable, bien qu'elle ait subie maintes adaptations.

11La « maison » érigée en système est l’institution à partir de laquelle la société est organisée et structurée. Elle regroupe tout à la fois une configuration symbolique, sociale, économique, patrimoniale, juridique et spatiale. Les sociétés auroise et bigourdane font la distinction entre la maison physique (case) et la maison en tant que symbole de la lignée (maïdou). Case est réservée à l'aspect matériel de la maison (les bâtis) et maïdou représente l'ensemble des personnes de la lignée résidentielle.

  • 2 Dans un modèle théorique idéal, la réalité comportant de nombreuses exceptions et arrangements dive (...)
  • 3 Droit reconnu à une personne et une seule, de prélever tout ou partie des biens d’un héritage.
  • 4 Biens avitins, du latin avus : grand-père. Ce sont les biens meubles et immeubles ayant appartenu à (...)
  • 5  L'usus est le droit d'utilisation d’un bien. Le fructus est le droit de percevoir les fruits et le (...)

12Le fait majeur du système à maison2 concerne sa forme particulière d'héritage dit « préciputaire »3. Suivant ce droit, seul l'aîné des enfants héritait de la totalité des biens transmis par les grand-parents4 aux parents, ses frères et sœurs ne bénéficiant que d'une faible somme « la légitime », donnée à leur départ du domicile familial. Les enfants puinés qui voulaient se marier et fonder une famille, étaient dans l'obligation de quitter la maison qui les avait vus naître, ou s'ils désiraient y rester, ne devaient en aucun cas avoir une descendance et devaient se soumettre à celui (parfois celle) qui avait hérité. Ce dernier possédait ainsi les biens meubles et immeubles liés à sa maison et avait pleine autorité sur les personnes résidant chez lui (Augustins, 1989 : 31-32). Ilavait sur l'ensemble de sa maison,pensée dans son extension la plus complète, usus et fructus5. Ce qui transparaît de cette conception du droit, est l'extrême imbrication des notions d'autorité et de propriété : celui qui possédait était également celui qui dirigeait. Biens et fonctions s’héritaient en même temps. Il n'était pas possible de détenir le rôle d'autorité en dehors de la transmission du patrimoine.

13La transmission de l'héritage se faisait en principe au moment du mariage, acte fondateur qui avait valeur juridique. Dans la pratique, ce n'était qu'à la mort des parents que l'héritier pouvait jouir des rôles et des statuts de maître de maison (Fauve-Chamoux in Segalen et Ravis-Giordani, 1994, : 182). Ce système relevait du droit de primogéniture indifférenciée (fille ou garçon), même si un privilège de masculinité a pu jouer un rôle non négligeable (Augustins in Chiva et Goy, 1986 : 210).

  • 6  Théoriquement parfait, mais ne trouvant pas forcément ses applications telles quelles dans la réal (...)

14Dans un cas idéal-typique, au sens wébérien6, ne vivaient ainsi sous le toit d’une même maison que le couple des anciens maître et maîtresse de maison, leur héritier et son conjoint, les enfants de ceux-ci, et les frères et sœurs célibataires de l’héritier, c’est à dire les enfants non mariés issus des mêmes parents que lui. L’ensemble de ces individus vivant sous un même toit forme l’entité résidentielle : la maison. Leurs co-villageois les nommaient (et les nomment toujours) indifféremment du nom de leur maison, rarement et bien récemment par leur nom de famille.

15La seconde caractéristique du système à maison est la force de la relation vicinale (Etchegaray, 1932 ; Douglass, 1969 et 1975 ; Chiva et Goy, 1981 et 1986 ; Ott, 1993 ; Barandiaran, 1995). Ce système d'organisation sociale permettait d’éviter la fragmentation de fermes aux dimensions souvent réduites, installées sur des terroirs aux ressources variées, mais maigres. Si l'héritage préciputaire, assurait la pérennisation de la société, il comportait néanmoins un inconvénient de taille pour cette société agricole : l’exclusion et l'émigration de la main-d’œuvre gratuite composée des puinés. D'où la nécessité de trouver une aide en dehors de la famille. Pour pallier ce déficit de force de travail, lors des grands travaux agricoles, les Pyrénéens se sont servis d'un moyen d’échange de prestations communautaires entre voisins. Chaque maison établissait ainsi des relations privilégiées avec sa voisine. Quand un couple héritier se retrouvait, à la mort des parents, dans la configuration minimale d'une famille restreinte, il savait pouvoir compter sur l'aide de son voisin, qui à ce moment pouvait diriger une famille élargie des possibles enfants et des frères et sœurs n'ayant pas encore quitté la maison. Plusieurs maisons échangeaient ainsi leur main d'œuvre, de façon à multiplier les probabilités de trouver des bras disponibles (Mercier 2008a). C’est tout le groupe de personnes vivant sous un même toit, toutes et chacune porteuses du nom de leur maison et la représentant envers l’extérieur, qui est en relation vicinale (le terme employé pour le voisin le plus proche physiquement et affectivement est « premier voisin ») avec les maisons qui leur sont voisines.

Le sol dans la langue vernaculaire

16Une remarque préalable doit être faite : pendant notre enquête, il est apparu que le « sol » en lui-même n'est absolument pas une catégorie de pensée à part entière pour les populations locales. Le « sol » n'a été évoqué dans un long premier temps que par le vague synonyme de « per-terra » (par terre), associé à des phrases telle que « que veux-tu qu'on fasse avec ça, on marche dessus, et puis voilà ». Le sol est d'abord une donnée d'évidence qui ne retient guère l'attention, seul ce qui est porté par lui est conceptualisé. Ce n'est que dans un second temps de la réflexion que mes partenaires de terrain ont associé des éléments de pensée et des discours à cette recherche.

17Un mot existe en Aurois et en Bigourdan pour « sol », c'est tout simplement « et sol ». Pour les personnes interrogées, ce mot n'est que peu utilisé parce que « ça veut tout et rien dire » et est aussi polysémique que sa traduction française. Les équivalences ont été faites en « per-terra », la partie de la croûte terrestre immédiatement en interface avec l'action de l'homme, principalement l'endroit où l'on marche et sur lequel tout est posé. Si cette association a l'avantage de préciser une des définitions du sol correspondant à celle des pédologues (Lahmar et Ribaut, 2001), elle a l'inconvénient majeur de rester imprécise du point de vue sociologique.

18À force d'insistance, est ensuite revenu en boucle « et terrein », le terrain compris comme une portion de territoire définie par des caractéristiques géophysiques (terrain montagneux), écologique (terrain enfriché) ou économique (terrain de faible ou fort rendement). Ce terme a immédiatement et invariablement été mis en relation avec « la terra », dévoilant petit à petit la signification première que donnent les populations locales à leur sol : celle de la terre pensée comme le bien foncier indissociable des maisons et que celles-ci symbolisent. La terre nourricière qui se transmet de générations en générations, fournit de quoi subsister aux lignées qui se sont succédées dans cet espace montagnard, et est l'élément pris en compte pour hiérarchiser les maisons entre elles.

Le sol en héritage

19Pour envisager ce qu'évoque le sol pour les acteurs locaux, nous nous intéresserons à trois parcellaires renvoyant à deux contextes de propriété différents, l'un privé, l'autre communal, car dans le système d'organisation sociale pyrénéen, les caractères de propriété individuelle ou d'appartenance collective peuvent radicalement modifier la relation à l'espace.

  • 7 Ces numéros nous servirons à repérer les parcelles tout au long du texte.

20Le premier exemple concerne les parcelles privées enregistrées sous les numéros de cadastre 709 à 711. Le second exemple est constitué par les parcelles communales enregistrées sous les numéros 6 à 11. Le dernier exemple concerne la parcelle communale numéro 2537.

Figure 3. Carte du village

Agrandir

21Les parcelles 709 à 711 appartiennent à Daniel, ancien éleveur. Depuis le début de sa retraite, Daniel loue ce parcellaire à l'année à Jean, éleveur en exercice. Chacun d'entre eux est issu d'une longue généalogie villageoise. Jean possède la plus grosse exploitation du village. Les besoins de son troupeau de plus d'une centaine de vaches limousines nécessitent la location et l'exploitation d'espace supplémentaire à celui qu'il possède en propre. La location des trois parcelles de Daniel, qui faisait une enclave sur ses terres, lui permet de réunir une large étendue d'un seul tenant.

Figure 4. Plan des parcelles 709 à 712

Agrandir

Figure 5. Photographie des parcelles 709 à 712

Agrandir
  • 8 L'UGB est l'Unité Gros Bovin. Unité de mesure basée sur la possibilité de charge agropastorale. La (...)

22Les trois parcelles évoquées, situées sur la soulane (versant exposé au Sud), ont trois morphologies différentes liées à des degrés de pentes dissemblables. Elles sont actuellement des prairies pâturées et fauchées. Ces trois parcelles, ainsi que la parcelle 712 située immédiatement en contrebas de la parcelle 711, communiquent directement avec l'un des deux hangars agricoles de 40 UGB8 chacun, appartenant à Jean. Au plus fort de l'hiver, les vaches y sont rentrées. L'éleveur les laisse ensuite entrer et sortir à volonté pendant la journée pour aller paître sur les quatre parcelles mentionnées. Ces terrains sont ainsi soumis à une pression herbivore relativement élevée, commençant avec les premières neiges et se terminant aux premiers beauxjours, afin de laisser ensuite l'herbe pousser pour le foin.

  • 9 De façon à conserver la richesse et la densité de l'entretien accordé par Daniel, nous avons choisi (...)

23Une fois la voiture garée sur le chemin vicinal situé en contrebas de la route, nous montons à pied jusqu'en haut du parcellaire de Daniel en suivant le camin det bousquet (chemin du bosquet). Nous pénétrons sur la parcelle 709 dans sa partie haute. Daniel, tout en avançant, embrasse ses parcelles du regard et ouvre ses bras dans un geste les englobant toute les trois9 :

« le sol ? Le voilà, c'est çà le sol. Mon sol, c'est mes terres. Ici, c'est le patrimoine, tu comprends, c'est ma terre, celle de mes ancêtres. Je loue à Jean, sa famille et la mienne sont voisines de générations en générations, alors on a des liens en commun. Et puis je m'entends bien avec lui. Mais je ne vendrai jamais, ça se vend pas la terre, ça reste dans la maison. La fille habite à Perpignan, son gars n'est pas paysan, il travaille en ville. Mais on ne sait jamais, peut-être qu'il faudra revenir par force à la terre. Ils ont une maison ici, ils viennent souvent. Ma fille, elle aime bien ici. Elle le dit : mon travail c'est Perpignan, chez moi, c'est ici. Jean prend une motte de terre dans ses mains et la presse entre ses doigts « le sol, le voilà le sol. C'est la vie qui continue. J'ai travaillé avec mon père et mon grand-père ici, c'est eux qui m'ont tout appris. Quand on travaillait ensemble, ils me racontaient quand ils étaient petits et qu'ils apprenaient avec leurs pères et leurs grand-pères à eux. Je connais les prénoms à ceux-là, mon grand-père me les disait. Tu diras, c'est pas trop difficile, c'est à tour de rôle, le petit-fils comme le grand-père et pareil pour les filles. Sauf mon père, il s'appelle André, je sais pas où mes grands-parents ont attrapé son prénom à lui ? Mais je sais aussi ce qu'ils ont fait les anciens de ma maison, par exemple, la grange au parsan Estrets [quartier étroit], c'est mon arrière-grand-père qui l'a construite. François il s'appelait. Il y a la date dessus. Avant on mettait les dates, comme ça on se rappelle. Quand elle était petite, ma fille me demandait pourquoi il y avait des numéros sur les maisons. Elle venait m'aider quand elle était petite, elle était intéressée. S'il faut, elle sait faire, et lui son gars, il apprend vite et il est vaillant. À ma fille, je lui ai déjà fait une donation entre vivants pour certaines parcelles, on verra pour la suite. Et puis les petits-enfants un jour, qui sait si les terres du Grand-père ne seront pas les bienvenues ? Qui sait si l'un d'entre-eux ne sera pas intéressé par l'élevage ? Le garçon, il aime bien. Ils sont jeunes encore, ils ont le temps pour décider de ce qu'ils voudront faire. ».

Figure 6. Photographie de la parcelle 709

Agrandir

24La parcelle 709, la plus en amont, est la plus pentue. Elle est recouverte en partie de petits genêts, de quelques ronces et de fougères, et d'autre part d’espèces prairiales. La roche affleure en de nombreux endroits. Cette parcelle sert actuellement de prairie de pâture.

  • 10  Fait référence à l'indemnité viagère de départ des lois d'orientation de 1960-1962.
  • 11  On verra plus loin (même citation) qu'il s'agit ici de la terre pensée comme matière, et que Danie (...)

« ce quartier, il porte deux noms. Il y en a un qu'on utilise entre nous, les gens du village, et un autre qui est écrit sur le cadastre. C'est presque le même, mais pas tout à fait. Nous on l'appelle La Couade. Sur le cadastre il est indiqué comme Courrade sans que je sache pourquoi il porte un autre nom. Peut-être qu'on simplifie le nom quand on le prononce ? Je loue ici [parcelles 709 à 711] à Jean de façon à avoir un repreneur agricole et pouvoir toucher ma retraite. C'est l'affermage ça s'appelle. Avant moi, ces parcelles appartenaient à mon père, et avant lui à mon grand-père. Elles ont toujours été dans la famille, aussi loin que je m'en souvienne. Avant il y avait encore un François, c'est mon arrière-grand-père. Enfin, quand je dis famille, il vaut mieux dire maison. Nous c'est "chez Capitaine" parce qu'il paraît que notre ancêtre était un capitaine, un soldat quoi. Enfin, c'est ce qu'on dit, va savoir ? Il faudrait retrouver les papiers quelque part. Les terres et la maison c'est la même chose, c'est le patrimoine si on peut le dire ainsi. On ne peut pas séparer les terres et la maison, même à la mort des parents pendant les héritages. C'est trop petit les parcelles, il n'y avait pas assez pour nourrir tout le monde, alors c'est l'aîné qui devait reprendre la ferme. Mon père était pas l'aîné, mais son frère n'a pas eu d'enfant, alors c'est lui qui a hérité. C'est comme qui dirait une exception qui permet de ne pas tomber la maison. Moi je suis fils unique, il n'y a pas eu de chambard [trouble, problème]. J'ai repris les terres de mon père pour qu'il touche la retraite10. Il a fait partie des premiers à toucher la retraite. Eux ils n'avaient pas cotisé, mais il fallait bien un début. Pour la reprise, j'ai fait avec mon père ce qu'on fait avec Jean. Puis mon père m'a fait une donation entre vivants, je devais avoir 25 ans. Ça évite les frais de succession. En haut [parcelle 709], c'était une pâture pour les vaches. Je l'ai toujours connue en pâture à vaches. Je les gardais parfois ici quand j'étais petit. De temps en temps on manquait l'école pour garder les vaches, il ne fallait pas le faire trop souvent, les instituteurs savaient te le faire remarquer. Les vieux aussi venaient garder les vaches. On disait qu'ils gardaient les jours de fêtes et de mauvais temps, autrement dit quand les enfants ne voulaient pas y aller. Peut-être qu'avant les anciens cultivaient quelque chose là, puis quand il n'y a plus eu assez de terre, ils ont abandonné11. Mais attention, c'est juste une supposition, plus personne ne peut le savoir maintenant. Mais avant il y avait tellement de monde, même quand j'étais jeune, on se disputait le moindre bout de terrain » (Daniel).

Figure 7. Photographie de la parcelle 710

Agrandir

25Tout en parlant, nous descendons progressivement. La parcelle 710 est d'une pente beaucoup moins accentuée. Elle est actuellement mise en pâturage et Jean la fauche à la motofaucheuse. L'espace herbagé est dominant, parsemé de quelques fougères espacées et de genêts de très petite taille. La roche affleurant à la surface y est moins fréquente que dans la précédente parcelle. La parcelle suivante [711] est une bande de terre plate d'environ dix mètres de large sur cent de long. Sa composition végétale est la même que la précédente.

Figure 8. Photographie des parcelles 710 et 711

Agrandir

« Pour les cultures de ces deux terrains [710 et 711], les parents interchangeaient tous les ans la paille et les pommes de terre, l'assolement je crois que ça s'appelle. J'ai fait exactement la même chose pendant un certain temps : pommes de terre et paille. La paille, c'est du sarrasin, du froment et du seigle. Avec le sarrasin, on faisait du Pastèt, un plat de résistance sous forme de bouillie, un peu comme la Polenta qu'ils font en Provence. C'est ma grand-mère Madelaine qui faisait ça quand j'étais petit, et puis ma mère ensuite. Il s'en fait plus guère maintenant ! On faisait aussi les crêpes de sarrasin, c'était bon avec du miel. Il y avait des ruchers ici avant. Le froment c'est pour le pain, le seigle fait une paille longue et résistante à l'humidité, on la gardait pour les toits de chaume. Les graines, on les mélangeait avec le blé du pain. Ça faisait un pain noir avec une saveur incomparable qu'on ne trouve plus maintenant. Tout ce qui ne servait pas aux hommes, ça servait pour les animaux : par exemple, les déchets de graines c'était pour les volailles ».

26Descendant encore, nous pénétrons sur la bande de terre plate de la parcelle 711. Une vache est allongée au beau milieu de l'herbe et rumine tranquillement.

« C'est la vache préférée de Jean. Il la laisse souvent ici, elle aime bien cette terrasse. C'est une ancienne terrasse ici, même s'il n'y a pas de mur en pierres en contrebas, elle s'est formée avec le temps. Elle s'est formée par la répétition du labourage sur la pente, malgré que la terre était remontée avec la brouette à bras. Les couches de terre qui venaient du dessus [parcelles 710 et 709], se sont accumulées ici, sur la partie la plus basse [parcelle 711]. Mon grand-père, et après lui mon père, faisaient de la pomme de terre et de la paille sur les deux terrains du bas. Au début, quand j'étais enfant, on labourait avec une charrue en bois à un soc, tractée par une paire de vaches. Le soc était la seule pièce de métal, on la fixait comme on pouvait. Ça allait doucement. Après les parents ont acheté un brabant, c'est une charrue à deux roues. On mettait du fumier de vache au printemps, on ne mettait pas de produits chimiques en ce temps là, mais ici, au village, ça va on en met pas trop encore. On le mettait à la nuit de pleine lune, du moins on essayait de le faire comme ça. La terre assimile mieux l'engrais les nuits de pleine lune et les mauvaises herbes enfouies pourrissent plus vite. A force de labourer et de labourer la pente, la terre du haut est descendue sur la parcelle la plus basse et ça a formé cette terrasse que l'on voit encore. ça a dû prendre plusieurs siècles. Ici [parcelle 711] la terre est profonde, dans la pente la roche n'est pas loin. Les changements, c'est moi qui les ai fait. Il y a trente ou quarante ans, les sangliers ont commencé à arriver au village et ils bouffaient tout, alors à quoi bon continuer ? Avant il n'y en avait pratiquement pas, c'était vraiment exceptionnel quand il y en avait un. Et puis il y a de moins en moins de monde pour faire ce boulot là. Quand mon père est mort, j'étais tout seul pour tout faire tourner. C'est à peu près en même temps que les sangliers. Au début, pour les empêcher de venir, on a essayé de mettre des barrières avec un fil bourré de cloches pour les effrayer dès qu'ils le secouaient. Et puis ils se sont habitués et ils n'avaient plus peur. Ils bouffaient tout. C'est tellement de boulot les pommes de terre, quand tu commences tu n'en finis plus. Pour les donner aux sangliers, ça non ! J'ai tout mis en prés de fauche. Après les sangliers, les cerfs sont venus aussi, ça a découragé les derniers qui s'accrochaient encore à essayer de cultiver quelque chose. Continuer de se fatiguer à retourner la terre pour espérer récolter les quatre bouts de pommes de terre que vont laisser les cerfs et les sangliers, non, à quoi bon. Je vais les acheter au supermarché » (Daniel).

27Afin d'obtenir une vue croisée des informations données par Daniel, Jean a également été rencontré sur ce même parcellaire. La visite s'est faite depuis son hangar agricole bâti sur la parcelle 712, puis en montant à travers les prés vers la parcelle du haut.

« Le hangar, c'est pas mal récent. J'en ai un autre plus haut. L'autre est plus joli, c'est une ancienne grange en pierre, ici c'est ce qu'on fait maintenant : de la ferraille. C'est moins cher, mais c'est vrai que c'est pas très joli. En tout cas, le foin et les vaches sont à l'abri, il me le fallait ce hangar. Tiens, sens-moi ce foin... C'est celui que je récolte ici, les terres qui t'intéressent en font partie. Ça c'est du foin, tu peux y aller ! Tu sens cette odeur ? Ils peuvent toujours venir se comparer les ceusses [ceux] d'en bas qui en font par tonnes au tracteur. À eux, ça sent tout juste la paille. Le foin, c'est çà, tu le sens ? Il sent la montagne. Nous, pas de chimie, pas de tracteur, le sol on y est collé après. C'est à la motofaucheuse ici. Pas enfermé dans une cabine climatisée à deux mètres du sol avec la radio à fond ; non, non, ici, la terre on y est mètre après mètre depuis toujours. On la connait centimètre par centimètre, comme des fourmis, pareil ! Et ici, c'est pas question de jardin ou de jardiniers de la nature comme on entend à la télé. Ils se foutent de nous, moi j'ai jamais vu de jardin où on met des ours ! Les jardins à ours, ça s'appelle des zoos. C'est ça qu'ils veulent faire ici : un zoo ? Depuis le temps qu'on nous prend pour des Indiens. […] Alors que nous on y travaille comme les fourmis sur cette terre. Ce sol, c'est des travaux d'Hercule petit pas après petit pas. Ce sol, et bé on l'a bien gagné tous, les anciens et nous pour suivre, ça continue ! […] Ces parcelles [de 709 à 711] c'est à Daniel. Nous on dit « La Couade de chez Capitaine » parce que c'est sa maison. Celle du hangar, c'est aussi La Couade parce que c'est le même parsan [quartier], mais on dit ma maison après, comme ça on sait de quoi on parle. Daniel me les loue. Ça se loue pas trop cher, c'est des parcelles agricoles. À moi, ça me sert pour les vaches et le foin, à lui ça lui entretient. On est premiers voisins comme on dit par ici, alors, c'est normal qu'il me les loue s'il ne s'en sert plus. C'est comme ça ici, tu rends service à ton voisin de ta maison, et il fait pareil. C'est de générations en générations. Avec nos deux maisons, il n'y a jamais eu d'histoire. Avant mes grands-parents et les parents de Daniel, avec son oncle, s'entraidaient pour le travail. Quand ils faisaient le foin ou les pommes-de-terre par exemple. C'était à son oncle ici, mais lui, il a pas eu d'enfant, alors c'est Daniel qui a repris. Je sais que mes arrières-grands-parents faisaient pareil, parce que il y a eu une histoire d'un accident dans la pente ici [parcelle709]. Je ne sais plus trop ce qui est arrivé, mais il y a eu quelqu'un de blessé, je crois que c'est une charrette qui a versé, ou quelque chose comme ça. Il faudrait demander à Daniel, il doit savoir lui. En tout cas, c'est du temps de son grand-père Daniel. […] Pour ça, les prénoms c'est facile à se rappeler, ici, ils se refilent toutes les deux générations ! Moi je m'appelle aussi comme mon grand-père. Bon, maintenant on a arrêté, avec ma femme on a choisi un autre prénom pour notre fils, mais tu regardes, tu peux encore trouver des gars de mon âge qui s'appellent Gaston ou Gilbert, ou des noms comme ça ! » (Jean).

  • 12  Ce qui ce vérifie dans le cas de tous mes partenaires de terrain locaux. Tous et chacun sont capab (...)

28De ces citations, plusieurs constats peuvent être faits. Le sol évoqué par Daniel, c'est avant tout un patrimoine, un parcellaire hérité, possédé et transmis. C'est le tout premier lien que fait Daniel lorsqu'il pénètre sur ses terres en marquant ses phrases des pronoms possessifs « mon sol » et « mes terres », en reliant immédiatement « ma terre » à « mes ancêtres », et en indiquant que cela doit se penser comme « le patrimoine » qui ne peut en aucun cas se vendre et doit rester dans la maison. En quelques phrases situées dès le début de l'explication du rapport de Daniel au sol, « mon sol » nous dira-t-il, celui-ci nous place au cœur du fonctionnement du système à maison et de sa plus grande problématique et crainte : transmettre la terre possédée pour ne pas « tomber la maison ». Plus loin, Daniel complète ces premières informations en raccordant sa terre à sa maison « les terres et la maison c'est la même chose […] on ne peut pas séparer les terres et la maison ». Jean ne dit pas autre chose en prononçant la phrase « nous on dit La Couade de chez Capitaine parce que c'est sa maison ». Même si elles font un usage différent de la terre (l'un la travaille l'autre la fait fructifier – actif/passif) et si elles occupent un statut différent (locataire/propriétaire, usager/héritier), la terre fait référence pour les deux personnes à une même définition : « une terre = une maison ». Ce qui rend possible l'usage de la terre par Jean, c'est qu'il accède aux droits et principes qui découlent de la conception culturellement partagée de la terre comme une maison. Inversement ce qui a permis à Daniel de louer à Jean et pas à un autre, c'est parce qu'ils partagent la même conception de la terre comme liée à la maison et, en lien, avec l'histoire des relations entre maisons voisines donnant la légitimité et la priorité au premier voisin comme « usager » d'une terre qu'il n'a pas en propre mais qu'il saura traiter (d'autant plus que cela entretiendra des liens déjà établis). Dans l'exemple des parcelles 709 à 711, l'espace n'est pas neutre ou indéfini, nous sommes chez Daniel, ou plutôt « en so de Capitaine ». Ce sol c'est le patrimoine de sa maison, et tous en donnent rapidement son nom. Ce nom est objet de désignation et d'identification d'une portion de territoire, la marque de la connaissance et de l'appropriation de cet espace, tout à la fois porteur et vecteur de l'histoire de plusieurs générations d'aînés qui ont hérité et dans laquelle s'inscrit notre partenaire de terrain. Ce nom évoque ainsi immédiatement pour chaque villageois l'appartenance du parcellaire indiqué à la maison Capitaine de Daniel, ainsi que le processus de succession qui met en avant l'interdépendance de la société locale au système à maison12.

29Évoquer le sol, c'est faire revivre ses ancêtres dans ses discours. C'est par là se garantir personnellement de l'oubli : « le sol, c'est la vie qui continue ». Cette petite phrase dénote la principale problématique du système à maison : se perpétuer indéfiniment à l'identique. Selon les informations données par Daniel, augmentées et vérifiées par les indications fournies par les états civils et les cadastres, il est possible de retracer ce schéma de transmission de ces parcelles depuis 1828. Comparer discours tenus, personnes remémorées, celles qui ne sont pas citées et les autres ouvertement oubliées, nous permet de mettre en relation ce que le sol évoque plus précisément pour Daniel, et comment cette représentation s'inscrit dans le système social des Pyrénées.

Figure 9. Schéma de parenté de la lignée de la maison « chez Capitaine »

Agrandir

30De François (1828-1868) à Daniel (1857-1934), la transmission est sans surprise, l'héritier étant enfant unique. On peut cependant remarquer une pratique de limitation des naissances due à l'introduction des lois de 1804 sur l'héritage égalitaire et incompatibles avec les formes de transmissions préciputaires en vigueur au sein du système à maison. À la génération suivante, outre François (1885-1887) qui avait hérité du prénom de son grand-père avant de pouvoir hériter de ses terres, mais qui est mort en en bas âge, la fille aînée de Daniel (Guillaumette née en 1886) s'est mariée à l'extérieur et a quitté la maison selon le principe inhérent au système à maison, favorisant l'aîné mâle. Jean-François (1889-1970) né après le décès de son frère aîné devient à son tour l'aîné sur lequel les espoirs de transmission se fondent. Au prénom de son grand-père vient s'ajouter celui de Jean, conservation de la transmission du prénom du grand-père, additionné d'une distinction du frère décédé. C'est également le prénom de son grand-oncle qui a du quitter la maison.

31Daniel nous indique que c'est son père (André 1896-1971) a hérité de son grand-père (Daniel) parce que son oncle Jean-François est resté sans descendance. Ce que la recherche effectuée sur les registres cadastraux confirme. Selon la logique du système à maison, c'est bien le frère cadet (André), père de Daniel et le seul de la fratrie a avoir une descendance qui a hérité de l'ensemble des biens de façon à pérenniser la lignée et à assurer une continuité à la maison. Ce que Daniel présente comme une exception à la règle, évite de voir disparaître (Daniel emploie l'expression « tomber la maison ») une lignée symbolisée dans et par une maison. Daniel nous livre d'ailleurs sans tarder et à mots couverts ses espoirs et ses craintes de ne pas voir son héritage se transmettre. Sa fille qui habite une grande ville éloignée ne passe qu'une petite partie de son temps au village de ses ancêtres, alors Daniel compte plus sur ses petits-enfants, particulièrement sur le garçon, pour ne pas interrompre la perpétuation de la lignée Capitaine dont il lit les traces dans le sol villageois.

  • 13  Nous pouvons également remarquer qu'à l'évocation du sol de la maison Capitaine, Jean est capable (...)

32Sur les vingt-deux individus composant sa généalogie depuis le XIXème siècle, Daniel, en un seul discours évoqué par la contemplation et l'explication de trois de ses parcelles, en cite douze, soit plus de la moitié13. La mémoire de sa généalogie par Daniel est celle de sa succession patrimoniale. Ainsi, l'existence de son arrière-grand-oncle André (1830-1882), qui a donné le prénom de son père, est inconnue de Daniel. Cadet, resté célibataire au domicile familial et sans doute berger, il n'est pas entré dans la lignée des héritiers. Sa mémoire n'a pas survécu à ceux qui l'ont connu de son vivant, soit deux générations. La généalogie, pour Daniel, se fait dans la terminologie de la « maison », soit de la succession de ceux qui ont hérité. La mémorisation assurée de la transmission des biens des maisons par Daniel remonte à son arrière-grand-père, né pendant la première partie du XIXème siècle. Daniel connaît, par transmission orale de parents à enfants, le métier du fondateur de sa lignée, immortalisé dans le nom de maison.

33Ensuite Daniel évoque largement les pratiques tenues sur ce parcellaire, par ses parents et ses grands-parents, puis celles poursuivies par lui-même. Il cite même une construction de grange par son arrière-grand-père François (1828-1868). Sont également évoqués le respect et l'entretien du sol comme pratique continue : les anciens remontant la terre du sillon le plus bas au sommet du champ lors des labours de façon à éviter l'érosion des sols, et les nouveaux éleveurs évitant au mieux les intrants chimiques. L'ensemble de ces citations montre les interrelations de la société locale et de son milieu, ainsi que la construction sociale de la nature, sur un pas de temps de deux siècles. Jamais la terre n'est dissociée des gens, bien au contraire elle y ramène sans cesse. Au travers d'elle, c'est le fonctionnement d'une société qui affleure, tant dans l'évocation des systèmes culturaux successifs, que des pratiques tenues faisant intervenir parenté, instituteurs, vieux et enfants, exode rural, continuité et innovations agricoles, réalisations culinaires et moments de fêtes. En ce sens, le sol comme support de la mémoire, c'est le sol comme matière, celui que l'on voit, que Daniel prend entre ses mains, c'est aussi l'odeur du foin coupé et entreposé dans le hangar agricole de Jean, et dont il est si fier.

34Il ressort comme éléments forts des discours de Daniel et Jean décrivant les parcelles 709 à 711, un nom et une histoire. Nom et histoire fonctionnent comme les inscriptions et l'enracinement des villageois dans leur territoire. Ici, les parcelles numéros 709 à 711, Courrade pour le cadastre, mais La Couade pour Daniel, c'est « chez Capitaine ». Daniel le sait, les villageois le savent et le nomment ainsi. Pour eux, la connaissance du nom propre de ces parcelles et leur visualisation inscrivent Daniel, à la fois dans sa lignée et dans le jeu des rapports entretenus par lui-même et les membres vivants et morts de sa maison, avec les autres villageois et leurs lignées. Ainsi Jean nous parlera des relations entretenues entre leurs ancêtres mutuels. L'examen du sol d'une portion du finage du village, active ainsi pour ses habitants, la mémoire d'une inscription identitaire et celle de la place que chacun occupe dans le jeu des rapports entre tous.

  • 14 L'aurois et le Bigourdan n'ont jamais été écrit. Il est difficile de retranscrire la dernière voyel (...)

35Que le sol privé des maisons évoque immédiatement des ancêtres, cela peut s'expliquer par l'association d'une généalogie particulière à une transmission foncière. Mais que se passe t-il pour des terres qui sont indistinctement celles de la communauté, sans avoir été appropriées spécifiquement par l'une des maisons du village ? C'est ce que nous allons étudier en analysant les parcelles communales des numéros 6 à 11 de la Coume de las baquas14 [combe des vaches] et de celle numéro 253 de Plo det bosc [plan du bois] pour lesquelles l'appartenance à la communauté rurale, n'est en rien supposée être reliée à des individus distincts.

Figure 10. Table cadastrale des parcelles communales 6 à 11 « Coume de las baquas »

Agrandir

Figure 11. Photographie 1 de la zone circulaire pâturée située sur les parcelles communales 6 à 11

Agrandir

Figure 12. Photographie 2 de la zone circulaire pâturée située sur les parcelles communales 6 à 11

Agrandir

36Les parcelles 6 à 11 sont soumises à la colonisation d'espèces végétales invasives parmi lesquelles les fougères, ronces et genêts à balais sont les plus nombreuses. Un cercle d'une centaine de mètres nettement marqué est cependant entièrement hors friches. Des bovins et des équidés paissent et broutent en permanence sur ce terrain. Si une pression herbivore s'exerce de façon constante à cet endroit spécifique et à ses abords proches, il est difficile d'en établir les raisons : il n'y a pas d'abreuvoir qui retiendrait les animaux à sa périphérie et la source (hount) est située en dehors de cette zone. Les éleveurs n'ont pas l'habitude de déposer du sel ou des bottes de foin à cet endroit trop éloigné de la route. La présence de ce cercle, entièrement libre de toute espèce végétale dénoncée comme appartenant à la catégorie des « friches », reste entièrement inexplicable pour tout acteur exogène à la société. La particularité environnementale de cet espace, mettant en jeu friches, portion du sol villageois, mémoires et histoire, devient ainsi intéressante dans le cadre de la recherche qui nous occupe.

37Les parcelles communales 6 à 11, portant pour ses habitants le nom de « Las baquas » (les vaches), sont un haut lieu de l'histoire locale et l'attachement des habitants du village pour cet endroit est grand. Il est l'exemple même de l'empreinte sociale dans le sol par la tenue régulière de pratiques (en l'occurrence ludiques) qui marquent encore les mémoires des plus jeunes et confèrent à ce terrain une valeur affective et esthétique. D'après mes partenaires de terrain, si cet espace circulaire existe encore, bien que toute activité y ait cessé depuis au moins une quarantaine d'années, c'est parce que les comportements humains ont induit des comportements animaliers qui agiraient encore sur l'aspect environnemental du terrain. Ce cercle était

« l'endroit où les pâtres se rassemblaient pour être ensemble et casser la croûte. Ils restaient là pas mal à discuter. Les vaches étaient autour, quand le vacher est là, elles sont autour de lui. Maintenant on y va plus, c'était dans ma jeunesse, mais les vaches elles ont leurs habitudes, peut-être que les vaches ont donné cette habitude aux velles [génisses] et que ça continue encore aujourd'hui. Sans ça il n'y a pas de raison pour qu'elles viennent manger ici plus qu'ailleurs, c'est la même herbe partout. C'est même là qu'elles viennent faire la sieste » (éleveur retraité).

38Cette zone particulière était également le lieu de rendez-vous des jeunes pour pratiquer un sport connu dans la région sous le nom de « gurro ». Il s'agit de frapper une bille en bois de sapin avec une batte afin de la faire entrer dans un trou fait dans le sol, et d'empêcher ses adversaires de parvenir à ce même but. Ce jeu n'était plus pratiqué au début du XX° siècle, mais les anciens du village connaissent encore des histoire locales datant de la fin du XIX° siècle et mettant en scène un certain « Jean-Marie en so de Pé de la pène » (Jean-Marie de la maison du « Pied de la paroi ») qui passait pour être un joueur exceptionnel ou « Serge en so de Hourquette » (Serge de la maison de la « Fourche ») qui avait perdu un œil en recevant la boule de bois en plein visage.

39Même quand ce jeu a cessé d'être pratiqué, les habitants se rappellent que ce lieu, quelle que soit l'activité choisie, a toujours été un lieu de rendez-vous :

« c'est un joli endroit Las baquas, il y a un léger replat avec de l'herbe bien tendre. Les jeunes ici et des villages des alentours, nous nous y retrouvions régulièrement. Maintenant cela ne se fait plus, mais Las baquas a toujours été un endroit particulier où les gens ont aimé se retrouver. Les feux de la Saint-Jean se faisaient ailleurs, mais là c'était l'endroit du jeu et de la détente. Les anciens y jouaient à une sorte de cricket ou de base-ball local, les bergers s'y retrouvaient pour bavarder, enfin il y a toujours eu quelque chose là » (éleveur et maire du village).

40La même approche liant mémoire, histoire, sol villageois et gens apparaît en un tout autre endroit du finage local. Il s'agit de l'analyse faite par la mère d'un éleveur à la vue d'un « chemin » traversant les fougères et genêts de la parcelle communale 253 du Plo det bosc (Plan du bois).

Figure 13. Table cadastrale de la parcelle communale 253 du Plo det bosc

Agrandir

Figure 14. Photographie du « chemin » de la parcelle 253

Agrandir

41A l'intérieur de cette parcelle, ce qui s'apparente à un chemin est nettement visible au milieu des friches. À la vue du terrain, toutes les suppositions peuvent être faites quant à la présence de ce tracé : chemin dégagé pour maintenir un passage, critères biologiques de la composition des sols, sentier fait puis élargi par les animaux, passages fréquents de véhicules, reste du travail de défrichage et de remise en prairie effectuée par la mairie, etc… Cependant aucune de ces solutions n'évoque la réalité aux yeux des habitants. Cette trace particulière a une histoire liée à la répétition sur le long terme du travail des ascendants des villageois : « ça, c'est les traces que faisaient les traînages, le dernier a eu lieu il y a peut-être 30 ou 40 ans. Mais c'est exactement par-là qu'on traînait les billes [de bois]. Depuis, les vaches passent par là, elles piétinent et ça ne pousse pas » (mère, fille et sœur d'éleveurs, 71 ans). La lecture du sol dénudé de cet endroit (ça... par-là... là) par l'une des habitantes du village, infère un contenu sociétal uniquement discernable en interne à la société. La marque inscrite dans le sol fonctionne comme le support au déchiffrage du vécu des relations de la population avec sa forêt depuis des temps lointains, de souvenirs qui, au détour d'une question de l'ethnologue et d'une lecture du sol, remettent en scène des anciens du village aujourd'hui décédés ainsi que des pratiques disparues.

42A l'exemple des évocations des parcellaires privés et communaux, un profond attachement au sol se révèle. Cet attachement extrême à la terre, livré par les mémoires à la vue du terroir, a été donné également par plusieurs villageois en maintes autres occasions. Deux phrases, choisies parmi toutes celles qui m'ont été offertes lors des explications sur le rapport au sol du village par ses habitants, résument tous ces discours :

43« cette terre j'y suis né, alors j'y suis très attaché. C'est le patrimoine familial, il y a plein de souvenirs. Dans chaque pré, j'ai des souvenirs de quand j'étais gosse, avec mon grand-père. Mon grand-père aussi était très attaché à la terre » (éleveur, 40 ans) ; « cette terre, elle est faite de la sueur et du sang de nos anciens » (éleveur à la retraite, 83 ans).

44Il est intéressant de noter que l'attachement identitaire des acteurs locaux est également évoqué à l'exercice d'un autre sens que la vue, le goût (les galettes et le pastèt cités par Daniel), le toucher (la terre malaxée par Daniel) ou l'odorat (l'odeur du foin de Jean). L'audition intervient aussi, l'environnement sonore, comme l'environnement visuel, olfactif ou gustatif, partant d'un constat mettant en relation mémoires, passé et présent, signale des craintes quant à l'avenir :

45« dans plusieurs villages de la vallée, ils n'ont plus d'éleveur, il n'y a que des résidents secondaires. Si ça continue comme ça, il est possible qu'un jour ici aussi il n'y ait plus d'élevage. Si on entend plus le bruit des cloches, je crois que je ne me sentirai plus chez moi » (éleveur, 36 ans).

46Il est possible de résumer les données de la recherche effectuée quant au système de représentations du sol en un tableau :

Tableau 1. Système de représentation vernaculaire du sol »

Agrandir

47Le phénomène d'attachement à la terre est certes relativement commun à nombre de sociétés rurales de par la France et dans le monde, mais il a la particularité d'être poussé à l'extrême au sein du système à maison (Lenclud, 1983 : 301). La terre est porteuse de mémoire (Frémont, 1997) ainsi, à la faveur des explications et descriptions livrées à partir de la contemplation du sol de leur finage, les villageois ont donné à voir un fort invariant des mémoires individuelles constituant l'un des aspects principaux de la mémoire collective : la vue du sol, très tôt assimilé à la terre possédée, active l'inscription de chacun dans l'histoire de la société particulière du système à maison. Cette mémoire née de la contemplation d'une portion du finage est porteuse d'inscription identitaire (un nom) et d'enracinement (une histoire), significations de l'attachement au sol villageois pour chacun de mes partenaires de terrain. Pratiquer la lecture du sol en compagnie des acteurs locaux, c'est lire leur société, avec ses valeurs et ses pratiques. Les marques inscrites et portées par le sol de leur finage deviennent plus qu'un simple support de souvenirs partagés par les villageois ou de rappel des personnes aujourd'hui disparues, parents et grands-parents, qui ont précédé les habitants actuels. Ces vécus que les acteurs locaux, et eux seulement, détectent à la lecture de leur finage, en fait un espace les reliant les uns aux autres. Il leur fournit une cohérence dans l’appartenance à une même unité sociale partagée. Le sol, « leur » sol, est la preuve quotidiennement vérifiée de l'enracinement des acteurs locaux, et de leur attachement au terroir que leurs ancêtres ont créé et qu'ils continuent de construire eux-mêmes. C'est en lui qu'ils lisent les marques de leurs existences passées et présentes, celui de leurs lignées et c'est en lui que se portent les espoirs pour l'avenir.

48Le sol est ainsi autre et plus qu'un simple endroit où marcher (per-terra) et faire paître les animaux, il porte en lui l'histoire de la communauté et les marques de son identité collective. Il est également le support mémorielle des lignées des maisons et l'élément force du système. C'est pour lui que les aînés se sont attachés au travail et que leurs cadets se sont volontairement sacrifiés et soumis à leurs aînés. Ainsi marqué du sceau de l'organisation sociale pyrénéenne, le sol signifie l'identité constitutive de chacun des habitants du village. Il incarne littéralement toute la société et son fonctionnement particulier.

49Pourtant, donner une représentation plus ou moins unifiée du sol revient à obérer, d'une part les places et rôles différents assignés et tenus par les membres distincts de la communauté résidentielle et villageoise et d'autre part toute l'histoire de la patiente construction du sol tel qu'il a été décris plus haut et de son évolution actuelle. Car les discours qui ont été donnés jusqu'ici sont ceux des aînés uniquement. Envisager le sol non plus comme une représentation collective villageoise actuelle, mais individualisée selon chacun de ses acteurs et replacée dans un processus historique doit pouvoir enrichir et compléter notre première approche.

À chacun son sol

50Si les terres sont traditionnellement le bien des lignées des maisons dont seuls les aînés héritent, elles ont été différentiellement appropriées dans leurs usages par des membres précis de l'unité résidentielle pyrénéenne. Le sol était ainsi pensé par étage, répartis selon leur niveau d'altitude correspondant à des usages déterminés au rythme des saisons, et affectés à des membres précis de l'unité résidentielle et à des différentes strates de la société. Tous les étages de la montagne ont été nécessaires à la survie économique des unités résidentielles de la région et le sont encore actuellement pour les exploitations d'élevage et de tourisme. En toutes saisons, le sol sur lequel sont bâties les cases détentrices de quelques biens, était dévolu aux femmes. Plus loin, l'étage des terres cultivables, joyau des maisons, fût celui de l'aîné. Venaient ensuite les zones de forêts, du ressort des populations les plus pauvres et des cadets en inter-saison. Enfin les estives (terme local pour alpage) ont été jusqu'à récemment le domaine de ces derniers pendant la saison chaude de l'été.

51La femme de l'héritier règne sur l'intérieur de la maison. Elle est maîtresse du cœur de la maïdou, centre névralgique tenu secret aux regards extérieurs (Mercier, 2008b). Elle a aussi pour elle la cour : là où sèche le linge, là où l'on prend un peu le soleil quand on passe d'une tâche à l'autre, et d'où l'on bavarde avec les voisins qui passent devant la maison.

52Un peu plus loin, en s'éloignant déjà de l'épicentre de la maison, à l'extrémité de la cour, se trouvaient le poulailler, les clapiers et le jardin. La petite volaille et les lapins étaient affaires des cadettes qui avaient choisi de rester au domicile familial. L'ensemble des femmes de la maison « entretenaient un petit jardin dans lequel elles cultivaient les légumes faciles à faire pousser comme les courges, les haricots et les carottes » (institutrice, octogénaire).

53Le sol qui compte, celui des prés de fauche, des pacages et des champs de culture, était celui de l'aîné. Il était composé des parcelles de pleine terre les plus proches de la maison. Celles qui demeuraient accessibles une grande partie de l'année, celles où la neige ne s'y entassait que le moins longtemps possible. Elles étaient, dans le meilleur des cas, convenablement irriguées par le passage d'un cours d'eau et situées plutôt sur la soulane qu'à l'ombrée (versant orienté au Nord). La terre y est profonde, sans trop de cailloux enlevés au fil des générations. Le sol des aînés était le sol civilisé du bas. C'était le sol des cultures et des pacages jusqu'à la seconde Guerre mondiale. Avec le passage de l'agriculture pastorale au « tout élevage », il est devenu celui où pousse le foin qui sera engrangé pour la saison hivernale. Il demeure le sol rassurant et policé de la sédentarité, celui sur lequel se jouent encore les valeurs du système d'organisation sociale en vigueur dans les villages pyrénéens. Encore aujourd'hui, c'est le sol que l'on soigne, envers qui toutes les attentions de la totalité des membres de l'unité résidentielle sont tournées. Il doit être le plus parfaitement entretenu, sans possibilité de reproche, car il représente la maidou aux yeux toujours aux aguets des autres villageois. Il est de première importance qu'il soit « propre » : exempt de tout ce qui pourrait être assimilé à une souillure (reste de fauche, friches, désordre de toute nature – Mercier, 2008b). Dans ces espaces, sur ce sol, tout y est « à sa place », depuis le moindre bout d'herbe, jusqu'à l'arbre qui fait ombrage aux bêtes pendant les chaleurs de l'été. C'est le sol des vaches une fois le foin coupé. Celles-ci sont restées longtemps des animaux de grande valeur : elles fournissaient un peu de lait, et surtout le travail de traction. Une maison, dès qu'elle le pouvait, en possédait une paire destinée à être attelée. Les moins riches devaient faire avec une seule bête à laquelle on joignait parfois celle du voisin, à charge de revanche. Posséder une paire de vaches (les bœufs n'étaient pas utilisés dans la région) revenait d'ailleurs à gravir une des strates de la hiérarchie sociale villageoise : son détenteur passait de la condition de « journalier » ou « brassier » (qui loue la force de ses bras, à la journée ou à la tâche) à celle de « laboureur », travail bien mieux rémunéré, souvent réservé aux aînés héritiers avant qu'ils n'aient pris possession des biens du père. Les vaches étaient par excellence les bêtes des aînés, la dizaine ou vingtaine de brebis de la maison, l'âne (quand il y en avait) et les porcs étant confiés aux soins des cadets.

54Par le passé, ce sol de cultures et de pacage, était enclos de murets de pierres et de haies régulièrement élaguées qui en marquaient les limites très précisément. C'était et cela reste de nos jours un sol refermé sur lui-même, clos le plus hermétiquement possible, isolé du sol identiquement clos du voisin. C'est le fief de la maidou où « la propriété patrimoniale inscrite sur le sol, projette dans l'espace social un volume fait de cloisonnements étanches impénétrables et dont le maintien motive une intense, farouche énergie » (Claverie et Lamaison, 1982 : 266). C'est le sol de sa maison, distinct du sol de ceux d'à-côté. Les murets ont disparu sous les friches, ou sont en voie de s'écrouler, quelques restes de haies ceinturent encore parfois quelques carrés d'espèces fourragères. Tous deux sont actuellement plus facilement remplacés par des barbelés ou des fils électrifiés entourant des prés parfois sans vache ni brebis, mais qui continuent de dire discrètement leur appartenance à une maïdou, que tous au village connaissent, nomment et respectent. Car on ne se promène pas partout, et l'on ne traverse pas les champs et les prés au hasard pour raccourcir son parcours. Si l'on arrive à « couper à travers champs », c'est que le propriétaire des terrains est un ami, une relation, ou son véziau (voisin). C'est que l'autorisation, explicite a été donnée ou est implicitement acquise par le jeu des relations inter-voisinages.

55Les cadets fréquentaient les terres de la maison de toutes les altitudes. En bas, sur les terres les plus proches de la maïdou, c'était sous la surveillance directe de l'aîné « en bas, au plus près [de la maison et du village], on était aux ordres. Si le frérot disait blanc, tu faisais blanc, et quand il disait noir, et bé t'avais pas le choix ! C'était comme ça ici avant » (ancien cadet berger, nonagénaire).

56Au fur et à mesure du recul de l'hiver, les sols se libéraient de la neige, élargissant du même coup l'espace des cadets. Pour leur travail, ils se mettaient à fréquenter les forêts et leurs lisières. Ils y côtoyaient les charbonniers et leurs familles qui vivaient chichement sur place sur des terres maigres. Les sols d'altitude intermédiaire étaient dans la pratique l'espace de vie des plus pauvres. Les registres des délibérations communales, ceux des états civils et les cadastres du XIXème siècle, pour l'un des gros villages situé au Nord-Est des Baronnies de Bigorre, indiquent l'appartenance de ces espaces forestiers humides aux charbonniers et chiffonniers (Mercier, 2008c). Certains cadets qui avaient dérogé au système et épousé une cadette s'y étaient souvent installés, « volant » un coin de terre de l'aîné (Augustins 1989, Mercier, 2008a). Pour les maïdou les mieux pourvues en terres, les zones de forêts et de friches étaient dévolues aux travaux intersaisonniers qu'effectuaient les cadets, encore placés sous le proche contrôle des aînés « Quand on allait faire le bois ou la fougère pour les litières et les pommes-de-terre, on avait le frangin aux fesses. Et quand c'était pas lui, il envoyait le neveu. Le neveu, il pouvait rien faire pour nous, la fougère, on la coupe encore trop près des maisons. C'est pas comme en haut. Là en haut, le neveu il gardait les secrets » (ancien cadet berger octogénaire). Des secrets à sauvegarder, dans une société où tout le monde se connaît et se fréquente au quotidien, il n'en manquait pas. Surtout quand la position dans l'ordre des naissances de la famille condamne au célibat. Les forêts, les grottes, les granges et les abris des zones intermédiaires ont été témoins de certains d'entre-eux. Un endroit de forêt en Bigorre, surplombée par une cascade, est réputé par les villageois actuels pour avoir été le sol des amours discrètes. Il fallait échapper à la vigilance de l'aîné et des neveux, ainsi qu'à l'attention des villageois. Il y avait alors des périodes et des endroits plus propices que d'autres

« et bé, nous autres les cadets, on avait nos bonnes amies. Le mieux, c'était au printemps ou à l'automne. Quand on allait tailler les haies, ou à la fougère, ou faire le bois, des genres de travaux comme ça ; et bé on savait ruser avec le frère pour rejoindre nos petites pépées dans des cachettes. Les copains qui faisaient le berger [les cadets], ils faisaient pareil, alors tout le monde se taisait. Parce que nous autres, les cadets, pas question de mariage. Alors, on est pas de bois quand même ! Mais fallait être prudents, parce que la petite pépée, c'était souvent la régulière [femme mariée] d'un gars du village ou de celui d'à côté. Il y a dû avoir des héritiers qui ont dû drôlement ressembler aux bergers par là-bas en bas. Bon, il n'y avait pas que des régulières, tu sais comment c'est quand tu aimes quelqu'une, ça se commande pas. Alors des fois c'était des cadettes. De toute façon, fallait se cacher quand même. Mais là mon gars, si elles s'en revenaient avec un p'tit lutin au chaud, souvent elles se faisaient chasser. Ça rigolait pas ! Avec les femmes mariées, un enfant c'est normal. Le problème c'est de savoir qui est le père, et là mon colon : pas vu, pas pris comme on dit » (ancien cadet berger octogénaire).

57Enfin, le dernier étage du sol, celui « d'en haut », le sol pierreux, rocailleux, accidenté de la montagne, était celui où les cadets se sentaient chez eux. Ici, pas d'aîné, pas d'héritier, pas de contrôle : les aînés étaient trop occupés en bas. Ils ne s'éloignaient jamais longtemps des lieux de pouvoir au village, là où se jouent les destins des maïdou. S'ils venaient parfois à parcourir les hauteurs, les cols et les ports d'altitude, c'était pour mener quelques trafics : la montagne a été jusqu'au XIXème siècle le sol de la brigande et de la contrebande (Chaho 1979, Loti 1986, Mercier 2008a). Activité discrète des cap de maïdou (chef de maison) pour se procurer l'argent que les exploitations familiales ne produisaient que peu et qui, au fil du temps, devenait de plus en plus nécessaire à la survie des maisons. Les estives pour ceux qui restaient au village, c'était le sol de l'ensauvagement, des forces brutes de la nature, du chaos, un sol déshumanisé en opposition au sol des finages villageois conquis, défriché, construit et entretenu par les générations d'héritiers qui se sont succédés (Le Nail et Soulet 1981). Encore actuellement, bien que cette représentation de la montagne ait fortement changée, les estives où broutent les brebis l'été, sont considérées comme une zone de dangers par les éleveurs qui ont hérité de l'exploitation familiale « si on prend nos estives, c'est plutôt toutes les pierres et les cailloux, ça ne sert à rien. Ça prend la place de l'herbe et les brebis risquent de s'y casser les pattes. Les éboulis, c'est 60 % de nos estives. C'en est aussi de la vraie saloperie ça » (éleveur, quarantaine).

58La représentation des estives ensauvagées devait certes arranger les cadets. Elle abritait, donnait une distance, marquait une rupture entre le bas de la montagne contrôlée par les aînés et la pression sociale, et « leur » haut où ils trouvaient un peu de liberté à la belle saison. C'était le sol réputé être celui « d'après les loups quand tu sors de la forêt. C'est ce que disaient les anciens et qui se répétait au village. Moi, des loups, j'en ai jamais vu » (ancien berger cadet, nonagénaire). C'était le sol où l'ours et le berger se côtoyaient « des ours, il en traînait encore quelques uns de par en haut. Le dernier qui a été tué par ici, c'est vers la guerre. Ils l'avaient mis sur une grande table à Arreau, et tout le monde allait le voir » (ancien berger cadet, nonagénaire). La montagne en devenait le sol des beaux jours, celui des libertés, celui où les contraintes que faisait peser l'aîné n'ont presque plus cours « et alors ! il n'y avait pas le frérot la-haut ! Il envoyait les neveux pour nous ravitailler, mais lui, il ne montait pas souvent. Alors pas de frérot, pas d'engueulade, ni d'ordre de ceci ou d'ordre de cela. En bas, c'était chez lui, fallait obéir, mais en haut, c'était chez nous ! Mon Dieu, s'il m'entendait le pauvre ! » (ancien cadet berger, nonagénaire). Les enfants garçons de l'héritier ravitaillaient leurs oncles bergers. Pour l'aîné des enfants, cela lui permettait d'envisager la conduite que ses propres frères puînés pourraient tenir quand il aura hérité ; quant à ses cadets, ils voyaient le métier. Depuis « là-haut », la maison est loin en bas et le temps d'estivage est de plusieurs mois. Plusieurs mois de liberté pendant lesquels les cadets vivaient sur le sol des amitiés partagées entre eux et les bergers des quelques troupeaux étrangers (venus de la plaine du Nord ou d'Espagne) accueillis contre une redevance (Cavaillès 2003 : 15-21). Longtemps les cimes ont constitués plutôt des passages que des frontières. C'était le sol du semi-nomadisme de cabane en cabane. Ici les grandes transhumances hivernales guidées par les cadets, qui conduisaient loin en Espagne (Le Roy Ladurie 1982), ont trouvé leur terme avec la fin de l'époque médiévale (Le Nail in Le Nail et Soulet 1981 : 95). Un estivage d'été sur le domaine montagnard appartenant à la « paroisse », devenue « commune » à partir de la Révolution, a subsisté (Cavaillès 2003 : 10-12 et 115) parce qu'indispensable au mode de vie agropastoral des populations (Le Nail in Le Nail et Soulet 1981 : 405). La montagne des cadets était de celle qui relie, qui assemblait et qui élargissait les horizons clos du village. Pour les cadets,

« fallait garder les oueilhs [brebis], mais tu leur cours pas tout le jour après à elles, elles se gardent bien toutes seules. Et puis tu sais, elles restent en groupe ces bêtes, elles aiment pas trop être seules. Et puis il y a les chiens. Il y a bien à faire du bricolage pour entretenir un peu, mais c'est pas tout le temps non plus. Alors, ça te garde du temps pour toi et les copains. En haut, c'est là qu'on voyait les copains des autres villages qui faisaient comme toi, le berger. […] Nous, la montagne, elle ne nous séparait pas comme maintenant qu'on va par la route en auto, la montagne, elle nous rapprochait. Oh, on en a bien fait des fêtes là-haut ! […] Et puis maintenant que je suis vieux, j'ai souvenir du frère de mon grand-père, qui faisait le berger. Et bé, c'est rigolo, tout ce qu'il me racontait quand j'étais petit et que je lui montais le manger, et bé, je l'ai vécu tout pareil ! J'ai quatre vingt dix et plus, tu te rends compte, c'est pas d'hier ses histoires à lui ! Maintenant c'est fini tout ça, on aura été les derniers ! Les bergers, ils sortent des écoles maintenant. C'est comme les ours, ils ne sont même plus d'ici. Et puis ils doivent s'enquiquiner là-haut, il n'y en a plus qu'un par estive, c'est plus comme avant où chaque maison avait son berger » (ancien cadet berger, nonagénaire).

59Actuellement, les estives sont effectivement confiées à des bergers qui ont appris le métier lors de formations scolaire (la plus réputée étant certainement celle de la Bergerie Nationale de Rambouillet) ou post-scolaire (telle la formation de « berger vacher pluriactif en montagne pyrénéenne » réalisée en un an à Lannemezan au Centre de Formation Professionnel Pour Adultes des Hautes-Pyrénées). Dans les villages enquêtés, les bergers recrutés par les Associations Foncières Pastorales ou les Syndicats de montagne viennent de régions variées de France. Ils passent le temps des estives seuls avec d'importants troupeaux de plusieurs centaines de têtes rassemblant les brebis de différentes exploitations. La montagne qui rapprochait, qui joignait des espaces coupés par les rigueurs de l'hiver, la montagne qui mettait en relation les hommes de plusieurs vallées est en train de disparaître au profit d'une zone économique d'exploitation. Avec le Pyrénéisme sportif initié au XVIIIème siècle par et pour une élite exogène (Briffaud 1994), est aussi apparu de nouveaux conquérants de ces sols rudes. Au fil de la démocratisation des activités de loisir, les touristes sont de plus en plus nombreux à fréquenter les prairies d'altitude :

« moi l'été, ce que je vois, c'est les touristes qui se baladent. Ils me demandent s'ils sont sur le bon chemin. […] Il y a les éleveurs qui montent une à deux fois par semaine, à tour de rôle, pour voir s'il n'y a pas de problème. Mais la plupart du temps je suis tout seul avec les bêtes. C'est pour ça que j'ai choisi ce métier, j'aime pas la vie en bas, ils m'emmerdent tous avec leurs faux airs. Ici tout est vrai, depuis la pluie jusqu'aux cailloux » (berger trentenaire).

60En bas, les femmes travaillent désormais au bourg proche, ou à la ville distante de quelques trois quarts d'heure par l'autoroute. Le jardin potager, quand il existe est des plus sommaires : quelques herbes aromatiques, des salades, parfois quelques pieds de tomates cerises « pour décorer et pour l'apéritif, ça prend pas trop de temps, un petit coup d'arrosoir. Ma fille aime bien le faire » (femme travaillant à Tarbes, trentenaire) et les plants de haricots tarbais pour se sentir d'ici

« ça, c'est de notre région les tarbais. Ils ont été inventés ici je pense, sans ça pourquoi ils auraient ce nom là ? Ça rappelle qu'on était paysans d'en avoir un peu au jardin. Au village on est tous des descendants de paysans de toute façon. Tous ceux qui sont au cimetière, il n'y en a pas un qui n'était pas paysan. […] C'est maman qui entretient le jardin : ici on est à la campagne, mais on court comme à la ville » (femme travaillant à Lannemezan, quarantaine).

61Parfois quelques plantes issues des cultures d'appoint d'antan sont redécouvertes et soignées

  • 15 Il s'agit du Cannabis sativa.

« Quand j'ai vu ce pavot15, j'y croyais pas ! Au début je croyais que c'était de la drogue, mais non, c'est pour tisser. C'est les arrières grand-parents qui en avaient planté. Papa me racontait qu'ils arrondissaient les fins de mois avec des draps qu'ils tissaient eux-mêmes, et il y avait un gars de Sarrancolin qui venait faire la collecte au village. Alors voilà, j'ai aménagé ce coin avec des pavots, c'est joli, ça fait plaisir à Papa et ça rappelle un peu les anciens » (femme travaillant à Capvern, quarantaine).

62Le poulailler et le clapier ont disparu, le temps manque pour ça aussi. Les sols d'altitude intermédiaire sont fréquentés par toute la famille pour la récolte des cèpes et les hommes viennent y couper le bois de l'affouage. Ici les noix et les châtaignes sont cultivées, pas question de les ramasser sur le bord des routes comme le font les touristes et les résidents secondaires. Les baies sauvages, mûres et fraises des bois, sont également laissées aux touristes, aux résidents secondaires ou aux animaux.

63Les sols socialement identifiés par étages d'altitude et attribués à une classe d'individus précis répondant aux besoins de l'organisation sociale du système à maison, sont en perte des repères culturels traditionnels. Ils ont été repensés et constamment adaptés au gré de l'évolution sociétale pyrénéenne. Avec le mouvement d'exode rural entamé au XIXème siècle, trouvant son terme aux lendemains de la seconde Guerre mondiale, les maisons ont définitivement perdu la main-d'œuvre gratuite composée des cadets. L'héritier qui reprend l'exploitation est seul pour gérer de très importants troupeaux d'ovins et de bovins.

64La cour et le jardin anciennement attribués aux femmes de la maïdou, sont devenus l'espace de la famille au complet : on déjeune sur la terrasse et on arrose les quelques plantes qui sont là pour la décoration et garder une trace du passé.

65Les représentations des estives en territoire naturel de l'ensauvagement appartiennent à un temps révolu. La montagne, une fois libérée de sa neige, est devenue une zone de pâture d'un sol aménagé et géré par l'homme. Les estives sont pensées comme une extension saisonnière des parcelles du finage villageois, ainsi dégagées pour le foin. La montagne a été symboliquement, progressivement et entièrement « civilisée » au fil de la disparition des loups, puis des ours et enfin des bergers-cadets. C'est ainsi que « l'invasion » des sangliers et des cerfs sur les finages communaux est assimilé à un retour du sauvage qui s'apparente à un recul social et un retour en arrière. Raison pour laquelle l'introduction des ours est d'ailleurs très mal vécue par une large part de la population autochtone. Raison aussi pour laquelle l'argumentaire des partisans de l'ours justifiant du paiement des brebis qui se feraient tuer par le plantigrade, passe à côté de l'essentiel : la représentation pour les populations locales, d'une montagne anthropisée, devenue une partie supplémentaire de la « terre des aînés ». La représentation emic du sol pyrénéen est maintenant celui d'un espace pastoral diamétralement opposée à la représentation allogène des touristes en quête d'aventure montagnarde dans un conservatoire naturel pyrénéen tel que peut le présenter le Parc National, et telle qu'elle est perçue en termes de « zoo » et « d'Indiens » par une large partie des villageois d'origine locale.

66Ici, pour la population pyrénéenne, seul un invariant demeure : le sol de l'aîné, les riches parcelles proches du village. Celles pour qui tant et tant de générations de résidents des maidou se sont sacrifiés : l'aîné à trimer sans lever la tête, le cadet à obéir à l'aîné sans rechigner ou partir. Les cadets disparus, leur sol ensauvagé fait logiquement place à l'extension à tous les étages de la montagne à vocation pastorale, représentation de l'aîné-héritier, qui obligé par l'exode rural et aidé par les formes modernes d'élevage, tient désormais tous les rôles.

Conclusion

67Au terme de cette recherche, il est apparu que l'acception « sol », loin d'être anodine, n'évoque pas seulement un amalgame hétéroclite d'éléments, mais trouve sens et significations, à condition qu'elle soit localisée et que son analyse soit faite dans la culture considérée. Le sol, porteur et vecteur de nombre de composants naturels dans la littérature scientifique (Lahmar et Ribaut, 2001 ; MEEDDM, ADEME et ENESAD, 2008) devient une notion non plus imprécise, mais réunit les principes descripteurs permettant le décryptage et la compréhension d'organisations sociales particulières. Ainsi, lors de notre enquête ethnographique, le terme « sol » a largement contribué à la réflexion en autorisant le déplacement de l'échelle d'observation, depuis la présentation d'un travail de fourmi collée à la terre, jusqu'à la vision englobante de l'ensemble des étages montagnards.

68Au fil du travail de recherche, « l'entrée sol » a mis en lumière le respect et l'adhésion toujours vifs et actuels des pyrénéens aux normes du droit coutumier. Ceux-ci ont livré à cette occasion les craintes et les espoirs qu'ils nourrissent, sentant que le sol est l'un des termes par lesquels se jouent le devenir de leur société en adaptation constante à des situations changeantes.

69La connaissance, l'appropriation, la construction sociale et l'entretien sur le long terme de la nature par les personnes interrogées et leurs ancêtres, ont révélé une esthétique désirée d'un cadre de vie espéré, dont le sol est la mémoire des faits passés et le marqueur des actes du présent. Il est tout à la fois le porteur, vecteur et garant des identités collectives et individuelles, et retrace les interrelations particulières entre les acteurs de la société locale. Il leur fournit à chaque instant une cohérence au fait d'appartenir à une même unité sociale partagée.

70Mais au-delà d'une projection unique et unifiée du sol, nous avons également mis au jour que la représentation interne des étages montagnards différait selon l'appropriation qui en avait été faite par chaque typologie villageoise et que cette représentation est en adaptation constante à la contemporanéité. Le sol a d'abord été différemment découpé selon les critères d'éloignement des maisons, chaque étage étant attribué selon les catégories des hiérarchies sociale et résidentielle. Les distinctions les plus importantes se faisaient en sol de l'aîné mettant en avant les catégories d'espace sédentaire, policé, pastoral, clos et socialement contrôlé ; au sol des cadets, semi-nomade, « sauvage », « naturel », ouvert, relié, et libre de contrôle. Cette distinction a fonctionné tant que ces strates sociologiques existaient, soit jusqu'à la fin de l'exode rural des couches les plus pauvres de la population (environ la fin de la seconde Guerre mondiale) et la disparition des cadets employés comme bergers (les derniers atteignent 80 ans au moment de l'enquête). Perdant l'une de ces dernières strates (celle des cadets-bergers), le sol des sommets, a récemment perdu le statut que ceux-ci lui accordaient. De fait, seule subsiste actuellement la représentation de l'aîné qui a été étendue à l'intégralité des étages des finages villageois, zones d'estives comprises. Il peut être intéressant de noter que la représentation des cadets, qui étaient ceux qui passaient une partie de leur existence en haute-montagne, est désormais vécue par les villageois actuels comme un placage exogène qui dénote d'une pensée rétrograde à combattre.

71Il résulte comme thème central de la représentation du sol par les populations actuelles, la prégnance et la force de la « terre des aînés ». Détecter ce résultat n'a été possible que grâce à une méthode d'enquête ethnographique et d'analyse ethnologique effectuées au plus près du terrain. Lors d'éventuelles introductions innovantes agronomiques, préservation des sols (etc.), c'est avec leur sol et ce qu'il signifie qu'il faudra compter et agir, et dans lequel il est amplement possible de puiser des éléments qui font sens pour les populations locales, mais aussi pour l'écologie. Ici commence une deuxième phase du travail où, conservant les fondamentaux méthodologiques de l'ethnographie et de l'ethnologie, nous optons clairement pour ce que nous nommerons une ethnologie d'intervention, puisant les sources de son fonctionnement dans les approches de la démocratie dialogique (Callon et al., 2001), de l'étude des réseaux sociaux en vue de l'action (Ferrary et Pierre, 2006) et de la « sociologie d'intervention » définie par Gilles Herreros (2002 et 2008).

Remerciements

72Mes remerciements à Georges Augustins, Yvan Droz et Mickaëlle Lantin pour leur lecture attentive et leurs commentaires constructifs.

Bibliographie



07/11/2010
0 Poster un commentaire

A découvrir aussi


Inscrivez-vous au blog

Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour

Rejoignez les 13 autres membres