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Michel Serres

« Philosopher, c'est anticiper »

À la fin des années 1960, quand la pensée marxiste triomphait dans l'université française, Michel Serres prophétisait l afin de l'ère de l'industrie et l'entrée dans celle de la communication. Aujourd'hui, contre l'idée reçue selon laquelle l'époque n'est plus aux grands systèmes, il montre que les sciences sont en train de produire une vision du monde complète et cohérente, un nouveau grand récit.

Propos recueillis par Nicolas Truong

Michel Serres est issu de la génération de la guerre. Ce Gascon, né en 1930 à Agen, ne peut encore regarder en face le tableau de Picasso, Guernica. Et il répète volontiers que Hiroshima reste l'unique objet de sa pensée, éthique et métaphysique. C'est à partir de cet événement qu'il repense l'optimisme scientiste, et décide d'établir un pont entre les sciences et les lettres. En 1949, il quitte l'École navale pour l'École normale supérieure (1952) où, trois ans plus tard, il obtient l'agrégation de philosophie. Au rugby, Michel Serres jouait troisième ligne, le poste du passage des avants aux arrières, de la mêlée aux trois-quarts. Dépourvu de poste de philosophie à l'université, il a joué les passeurs de savoirs, ne cessant de naviguer entre sciences exactes et sciences humaines. Avec son oeuvre en cinq volumes, Hermès (1969-1980), il a démontré que la communication était l'horizon de notre temps. Avec Le Contrat naturel (1990), il a développé, bien avant l'actuel battage médiatique, les tenants et aboutissants de l'urgence écologique. Depuis Hominescence (2001), cet académicien et professeur d'histoire des sciences à l'université de Stanford, aux États-Unis, s'attache à penser « l'humanisme universel qui vient », grâce au grand récit des origines et de l'évolution, que l'humanité est à présent en mesure de se raconter à elle-même.

Philosophie magazine : Pourquoi la construction d'un « grand récit unitaire » qui retrace l'existence de la Terre et de l'homme est-elle aujourd'hui possible ? Quel retour au grand récit proposez-vous ?
Michel Serres : L'une des plus grandes découvertes des sciences est la datation, qui permet la réconciliation des sciences exactes et des sciences humaines. De la formation des systèmes solaires à l'apparition de l'homme sur Terre, nous pouvons dater, et donc ainsi raconter, l'histoire des origines. Mais il ne s'agit pas d'un grand récit comme autrefois, à l'image de la Bible par exemple, qui évoque un dessein intelligent, intentionnel, un plan divin. Le grand récit, tel que les savants le proposent aujourd'hui, s'écrit au futur antérieur.
Il est contingent, aléatoire et chaotique. Le monde et les espèces auraient pu bifurquer et se développer autrement. J'ai également utilisé le mot de « grand récit » afin d'ironiser un peu sur le compte de ces philosophes qui soutiennent que notre temps est celui de « la fin des grands récits » au moment même où la science met en place une des visions du monde les plus cohérentes qui soient.

Comment raconter cette grande histoire de l'humanité ?
Je peux la raconter le soir à mes petits-enfants comme lors d'une veillée, en langage vernaculaire ou bien dans un colloque scientifique international, à l'aide d'un attirail conceptuel impressionnant. Jusqu'alors, un homme cultivé avait derrière lui une histoire, notamment celle de l'écriture, c'est-à-dire 7 000 à 8 000  ans d'humanité. Nous savons aujourd'hui que nous avons derrière nous 15 milliards d'années de tradition écrite, non par les hommes, mais par la nature. Car nous lisons à présent la nature comme nous lisons des livres.
La science a découvert et généralisé l'idée de Galilée selon laquelle la nature était écrite, notamment en langage mathématique.

À quoi pourrait servir l'enseignement de ce grand récit aux enfants, au sein du tronc commun de ces nouvelles humanités que vous appelez de vos voeux  ?
À penser la singularité de notre être au monde. À comprendre que l'être humain possède un univers commun. Les hommes sont nés d'une même souche. Ainsi, ceux qui sont partis d'Afrique il y a 100 000 ans sont tous frères. Et ce n'est pas une information mineure par les temps qui courent ! Lorsque j'ai commencé à philosopher, les maîtres-mots de la philosophie et des sciences humaines étaient : l'Autre et la Différence. Aujourd'hui, ce n'est plus l'Autre, mais le Même ; ce n'est plus la Différence, mais la Communauté.

Ce grand récit n'est-il pas en train de s'accélérer avec la prolifération des innovations techniques et des bouleversements sociaux ?
Au début du xxe siècle, la France comptait 75 % d'agriculteurs, il y a en 2,3 % aujourd'hui. C'est-à-dire que la principale invention du néolithique est à présent marginalisée. Lorsque je suis né, en 1930, la Terre comptait 1 milliard d'habitants. Il y en a 6 milliards et demi aujourd'hui. En 1835, l'espérance de vie des femmes était de 30 ans, elle est de 84 ans actuellement. L'humanité peut s'autodétruire en quelques jours, la naissance est en passe d'être maîtrisée, le rapport à la maladie et à la douleur est profondément bouleversé, au point qu'un individu peut arriver à la fin de ses jours sans avoir souffert… Même avec un taux inégalé d'environ 55 % de divorces, les hommes et les femmes ne sont jamais restés aussi longtemps ensemble, pour la bonne et simple raison qu'ils vivent plus longtemps ! Tous ces changements modifient radicalement notre rapport à la vie, notre « être au monde ». Nous vivons une coupure brusque, qui n'a rien à voir avec celles de la Renaissance, de la Révolution française ou de la révolution industrielle. C'est un nouveau rapport au corps humain, à la nature et à l'existence, qui s'instaure et s'invente jour après jour.

Comment la pensée et les institutions, notamment universitaires, ont-elles enregistré ces changements ?
Nos institutions n'ont pas su prendre et comprendre ce tournant. À partir du Moyen Âge, la philosophie universitaire s'est divisée en deux camps : celui de la tradition et celui de la raison. Au xiiie siècle, Thomas d'Aquin démontre dans sa Somme théologique que les grandes questions se résolvent de deux manières : par la raison et par la tradition. L'université américaine a choisi la raison, l'université européenne a préféré la tradition. Les universités sont encore, de ce point de vue, à demi médiévales. La séparation des sciences et des lettres est un artefact universitaire, créé de toute pièce par l'enseignement. Il a été convenu que l'on sait soit du latin, du grec ou de la littérature moderne, soit de la biologie ou de la physique. Mais cette séparation artificielle n'existait ni chez les Grecs, ni chez les Romains,
ni même à l'âge classique. Diderot tente, au xviiie siècle, de comprendre ce que dit le mathématicien d'Alembert, et Voltaire traduit Newton. L'université a créé l'étrange catégorie d'ignorant cultivé.

Est-ce pour cette raison que la French Theory, ce courant marqué par Foucault, Deleuze ou Derrida et auquel vous avez participé, a connu un plus grand destin aux États-Unis qu'en Europe  ?
Oui, à ceci près que dans les départements américains de philosophie, c'est la philosophie analytique qui domine. Foucault, Derrida, Deleuze ou moi-même étions
cantonnés dans les french departments, les départements de culture française.

Qu'est-ce qui vous a conduit à devenir ce philosophe du passage et de la communication, alors que dominaient, lors de vos années de formation, le marxisme et la phénoménologie  ?
À l'École normale supérieure, j'étais déjà licencié de mathématiques, car j'avais démissionné de l'École navale par pacifisme, objection de conscience. À cette époque, j'ai bien sûr rencontré des marxistes, mais leur vision idéologique de la science m'a refroidi. Maître de philosophie, Louis Althusser enseignait sans broncher les « théories » de Trofim Lyssenko (1898-1976) : ce biologiste stalinien dénonçait la « génétique bourgeoise » et affirmait pouvoir imposer des caractères héréditaires voulus à des plantes, et même transformer à volonté une espèce en une autre. Nous vivions une période obscurantiste. La phénoménologie m'a davantage intéressé, celle de Husserl notamment, qui avait développé des idées intéressantes sur les origines de la géométrie. Heidegger ne m'a jamais attiré à cause de son conservatisme et de sa vision tronquée de la question de la technique.
« La science ne pense pas », écrivait-il : cette phrase est à la fois ridicule et arrogante.
Je crois même pouvoir avancer que l'on pense plus et plus vite en mathématiques et en physique qu'en littérature. À cette époque-là, j'ai été le premier à dire qu'il fallait fonder une éthique des sciences à l'âge de Hiroshima. Souvenons-nous : vingt ans après que la première bombe atomique fut lâchée sur le Japon, Gaston Bachelard continuait à faire des développements sur l'activité rationaliste de la physique contemporaine, comme si de rien n'était ! Il continuait même à parler de géométrie euclidienne au moment où l'on parlait de Bourbaki, c'est-à-dire de mathématiques dites « modernes ».

Ce sont donc plutôt les révolutions scientifiques qui ont façonné votre pensée ?
Formé aux mathématiques classiques, alors qu'intervenait la révolution des mathématiques « modernes », saisi par la révolution du vocabulaire informatique, j'ai dû changer de langage. À ces deux révolutions formelles, il faut ajouter le paradigme biologique, le code génétique, l'ADN dont le biologiste Jacques Monod a bien compris la portée philosophique dans Le Hasard et la Nécessité. À l'époque de ma formation, trois immenses révolutions scientifiques m'ont conduit à changer de langue. La philosophie vacillait sur ses propres fondations. Avec le triomphe des mathématiques modernes, par exemple, le calcul semblait l'emporter sur le raisonnement, c'est-à-dire sur
le fondement même de l'activité philosophique. De cette tension entre le calculable et le démontrable, j'ai tiré l'idée que la géométrie grecque était précisément née parce qu'elle avait épuisé les ressources du calcul et qu'il fallait bien recourir à la démonstration. Aujourd'hui, une grande partie des théorèmes se démontrent
avec des machines de calcul. Par conséquent, toute une ère du fonctionnement du cognitif se trouve du côté du calculable, de l'arithmétique et des algorithmes dont la philosophie n'a jamais vraiment pris acte. En épistémologie, on est toujours en retard d'une science.
Le rôle de la philosophie est-il d'accompagner les changements scientifiques ou de les penser, de les inscrire dans un cadre éthique ?
Je crois que philosopher, c'est anticiper.
Entre 1969 et 1980, j'ai écrit cinq volumes intitulés Hermès, dans lesquels je soutenais que l'humanité reposerait davantage sur la communication que sur la production. Les philosophes marxistes m'ont alors accusé de tous les maux. En 1990, j'écris Le Contrat naturel. On m'attaque de toutes parts, à l'instar de Luc Ferry dans Le Nouvel Ordre écologique alors qu'on célèbre aujourd'hui unanimement le « pacte écologique ». Les critiques du « contrat naturel » étaient aussi risibles que celles que l'on adressait à Rousseau lors de l'écriture du Contrat social. Rousseau ne désignait pas un moment historique lors duquel l'humanité sortirait de l'état de nature, de même que le contrat naturel ne suppose pas que Dame nature aille s'asseoir avec les hommes à la table des négociations.
Je dis aujourd'hui que l'un des grands enjeux du cognitif réside dans le balancement entre le raisonnement et le calcul. Tout le Moyen  Âge est dans Aristote, toute l'ère moderne est contenue dans les principes de Descartes. Je ne me compare pas à ces illustres prédécesseurs, mais je considère l'activité philosophique comme une entreprise d'anticipation.

La philosophie a-t-elle oublié le corps ?
Pour reprendre l'expression de Spinoza, « Que peut le corps ? »
Le corps pense. « Je suis l'ADN », me disait mon ami Jacques Monod dont la colonne vertébrale se tordait comme une molécule d'ADN à force de chercher à percer le mystère de la génétique des micro-organismes, d'élucider le lien entre le génome et les protéines…
Le corps est un miroir. Que peut le corps ? Prenez le gardien de but d'une équipe de football qui attend le tir d'un penalty ou bien encore un tennisman qui monte au filet pour jouer à la volée. Regardez comment il se place. La balle peut venir d'en haut, d'en bas, à droite, à gauche, etc. Il est donc obligé de mettre son corps dans une position virtuelle, presque abstraite. Il est dans un état de corps possible.
Il est dans une position que j'appellerai « blanche ». Il est à la fois toutes les couleurs et l'absence de couleur. On ne peut pas avoir de meilleure image de ce que peut le corps. À la différence de la pince du crabe dont on peut déterminer la fonction, la main humaine est « blanche », elle peut aussi bien saisir un marteau que jouer du violon, caresser un être aimé que tuer son ennemi. Il y a une blancheur du corps humain. Un penseur qui va se saisir d'un concept se trouve dans la même situation. D'où l'importance de ne pas avoir les livres pour seuls outils.
Ainsi la philosophie est une sorte de veille « blanche ».

De Jules Verne à Tintin, du parasite au pont, vos objets philosophiques sont réjouissants, voire déconcertants. Quel est le sens de ces références ?
L'oeuvre de Jules Verne est l'exemple typique du récit à base scientifique, une formidable courroie de transmission entre le peuple et la recherche scientifique. Alors que la science a aujourd'hui mauvaise réputation – ce qui est curieux car c'est l'industrie qui a pollué la planète, pas la science, contrairement à ce qu'on dit –, Jules Verne est un bon cas de transmission réussie. Quant à Tintin, c'est le Jules Verne des sciences humaines. L'Oreille cassée commence dans le musée ethnographique, il a des amis chinois ou sud-américains… Son oeuvre est concomitante des débuts et des développements de l'anthropologie. Tout ce qu'on lui reproche, à savoir le racisme, l'ethnocentrisme, le colonialisme, mais aussi le passage de Tintin au Congo au Lotus bleu correspond au chemin parcouru par ces anthropologues antiracistes qui, comme Marcel Mauss et James George Frazer, ont malgré tout commencé leur carrière au musée des Colonies.

Des volumes savants de Hermès à Rameaux, vous avez changé de style en vous dirigeant vers une sorte de poétique du savoir philosophique. Au risque de la dispersion et de la dilution du propos philosophique ?
Le style philosophique est souvent à usage interne dans l'université. Si la philosophie doit observer le temps présent et anticiper la science à venir, coller à son tempo et penser le nouveau, ce serait presque un crime d'écrire obscur. Au début, j'ai pourtant écrit à destination de mon jury de thèse. J'ai préféré ensuite la définition de Bergson qui disait que la philosophie devait être écrite dans le langage le plus clair, le plus rapproché du langage vernaculaire possible. Mis à l'écart de l'université qui ne m'a pas autorisé à enseigner dans les départements de philosophie, mais en histoire, j'en sortais également par le style. La position était pourtant difficile : je n'étais ni journaliste, ni philosophe, ni écrivain. Je n'étais rien. Sans lieu, je n'étais en tout cas pas un penseur prévisible.

À rebours de l'idée selon laquelle la philosophie pense exclusivement en langue grecque ou allemande, vous avez été le maître d'oeuvre du « Corpus des oeuvres de philosophie en langue française » (150 volumes aux éditions Fayard). La philosophie française est-elle minorée ?
Quelle est sa spécificité ?
Dans l'université française, il y avait paradoxalement de nombreuses chaires de philosophie allemande, mais pas de chaire de philosophie française. Or on ne joue Mozart que parce qu'il y a eu Keuchel, Bach que parce qu'il y a la nomenclature BWV (Bach Werk Verzeichnis), un catalogue que n'ont ni Couperin ni Berlioz en France. J'ai essayé de réaliser ce catalogue pour la philosophie en langue française afin qu'on aille au-delà de cette partie émergée de l'iceberg des philosophes canoniques. Parler de singularité de la pensée française est encore prématuré. L'horizon va se dessiner. Peut-être est-il possible d'avancer que les philosophes français sont en général plus proches de l'essai à la Montaigne, loin des systèmes. Il est bien possible que Montaigne soit notre grand instituteur.

Quelles sont les tâches de la philosophie ?
Le grand philosophe de demain sera celui qui repensera tout, du cognitif au politique, car tout est nouveau. Il convient de rapatrier la question philosophique sur les nouveautés d'aujourd'hui. Comment imaginer que la représentation politique continuera à fonctionner de la même façon alors que le vote des opinions individuelles prolifère sur les blogs sans qu'on en tienne compte ? Avec un autre espace géographique et mental que j'ai appelé topologie générale, le travail de la philosophie ne fait que commencer. Nous vivons une telle coupure d'hominisation, nous sommes plongés au sein d'une telle « hominescence », que beaucoup de nos institutions se trouvent comme ces étoiles dont nous recevons la lumière et dont les astrophysiciens nous disent qu'elles sont mortes depuis bien longtemps .


11/05/2011
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