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Alain de Botton a enquêté sur les lieux du labeur.

« Donner forme à nos jours »

Après l'amour et le voyage, l'essayiste Alain de Botton a enquêté sur les lieux du labeur.

À mille lieues des statistiques économiques, il donne voix aux aspirations et aux frustrations de ceux qui cherchent à se réaliser dans leur activité.

 

Propos recueillis par Martin legros

Philosophie magazine : Splendeurs et misères du travail *, votre dernier livre, est conçu comme une série de reportages et de témoignages sur des lieux de travail. Pourquoi avoir procédé comme un enquêteur ?

Alain de Botton : Les romanciers nous emmènent très rarement dans ces lieux. De temps en temps, l'intrigue d'une nouvelle se situe dans un bureau ou dans une usine, et tout le monde s'en étonne. Alors que l'importance du travail dans nos vies est considérable, tout se passe comme s'il ne fallait pas le dire ou le montrer. Comme s'il n'était pas légitime de le représenter.

 

Pourquoi ?

D'une manière générale, l'ensemble des processus de production sont rendus invisibles aux consommateurs, parce que ce monde est supposé être un monde de souffrance et d'exploitation. En tant que consommateur, vous ne voulez pas connaître la souffrance. On vous protège de ce savoir dangereux qui vous empêcherait de jouir du bien que vous consommez. Il y a aussi l'idée que c'est ennuyeux et inintéressant. Quand vous voyagez à l'étranger, vous ne voulez pas qu'on vous rappelle l'horreur du travail, vous voulez vous faire plaisir, visiter des jardins, des musées, des palais, mais surtout pas des lieux de travail. C'est très moderne ! Il y a deux cents ans, lorsque vous arriviez dans une ville, vous visitiez ses docks, ses ports, ses fabriques. La peinture montrait les gens au travail : dockers sur les quais, boulangers devant leur four, marchands sur la grand-place, femmes cousant aux fenêtres. Des scènes dont la fonction était de représenter la ruche humaine, la cité des métiers. Aujourd'hui, le travail nous obsède complètement, nous croyons qu'il peut nous fournir, avec l'amour, la principale source du sens de notre vie. Le choix de notre profession est censé définir notre identité au point que la première question que nous posons aux gens que nous rencontrons ne porte ni sur leur origine ni sur leur famille, mais sur ce qu'ils font. Et pourtant, le travail a disparu de l'art et des loisirs, comme si nous étions devenus inaptes à en appréhender l'intérêt et la beauté.

 

Plus on y consacre de temps, moins on a de mots, d'images, de distance par rapport à cette activité…

Privés d'images et de discours, nous n'avons que des fantasmes. À gauche, c'est celui selon lequel le travail est nécessairement une souffrance. À droite, c'est, au contraire, celui du travail comme moyen de s'accomplir. Ce sont les deux grands mythes du travail : l'exploitation et la réalisation de soi. Si, au-delà de ces mythes, on s'intéresse à la réalité, les seules données à notre disposition sont économiques. L'économie est l'unique langage qui parle de la réalité du travail. Nous avons perdu la capacité à exprimer le travail dans le langage humaniste, qui est celui de l'art. Or, le « drame » du travail n'est pas seulement économique, il est d'abord et avant tout humain.

 

Votre peinture du monde du travail est ambivalente. Vous admirez, comme Diderot en son temps, la prouesse technologique des systèmes de production et d'échange. Mais vous mettez aussi en évidence la défaillance des valeurs qui soutiennent cet édifice…

Comme Diderot, j'admire les arts mécaniques, reflet de l'intelligence. Mais la grande question est celle des fins : quelle est la finalité de tout ça ? Le rêve philosophique serait que les constructions les plus impressionnantes, celles qui ont exigé la plus grande intelligence, soient reliées aux plus grandes valeurs, qu'elles soient au service des problèmes humains les plus profonds.

 

Vous parlez de la « beauté horrifiante et inhumaine » des lieux de travail. Inhumaine parce que les fins de nos activités ont disparu ?

Les fins, mais aussi les moyens. Aujourd'hui, l'efficience nous gouverne. Prenez le central téléphonique d'une grande banque : les gens sont alignés dans d'énormes halls, cela peut paraître beau et ordonné du dehors. En réalité, ces téléphonistes ont cinq minutes pour répondre à chaque client, tout doit être exécuté très précisément… On sait tous, pour avoir observé les enfants, que les hommes aiment toucher à tout, multiplier les activités. Comme le disait Marx : aller pêcher le matin, faire de la politique l'après-midi et de la philosophie le soir. Le monde moderne nie cette potentialité, il nous force à être des spécialistes.

 

La spécialisation fonde la compétitivité d'une économie et rend les individus étrangers les uns aux autres. Est-ce la malédiction du travail moderne ?

Je n'oublie pas l'argument d'Adam Smith : un pays qui ne spécialise pas sa production ne peut nourrir sa population pauvre. Ennuyeuse, répétitive, aliénante, la spécialisation augmente la productivité et évite la famine à 10 % de la population la plus pauvre. Le gain de production crée un excédent qui peut être redistribué vers les plus vulnérables. N'est-il pas possible d'obtenir ce même excédent avec un travail plus satisfaisant ? Mais créer un mode de production plus acceptable en termes individuels a un coût. Et votre prix ne sera pas plus compétitif. C'est le débat entre Rousseau et Smith. Pour Rousseau, il fallait fermer la porte des États pour ne pas entrer dans cette logique de compétition, de concurrence généralisée. Aujourd'hui, c'est impossible, la porte est déjà ouverte. Personne ne peut changer les règles tout seul, c'est le système qui doit l'être.

 

D'après votre enquête, ce dont souffrent aujourd'hui beaucoup de personnes, c'est d'être séparées du produit de leurs efforts, mais aussi des hommes qui participent à la même activité…

C'est ce que, dans un contexte différent, le jeune Marx appelait l'aliénation. Dans l'usine d'un géant alimentaire en Belgique, j'ai rencontré un responsable qui a inventé un nouveau biscuit. Il n'a, en réalité, jamais mis la main à la pâte, et serait bien incapable de le faire. Sa compétence est d'avoir coordonné le programme de recherche et mis au point le biscuit avec un budget de 3,5 millions d'euros… Au cours de mon enquête, j'ai posé la question : quelle serait votre profession idéale, votre travail rêvé ? Tous ont donné des réponses similaires : jardinier, artisan, propriétaire d'une échoppe, d'un petit hôtel ou d'un petit restaurant. Les gens rêvent de ce dont ils sont privés : quelque chose qui ne prenne pas des années à construire, un rapport de proximité avec ce que l'on produit, avec ses clients et ses collaborateurs. Le travail moderne opère dans de grandes entreprises. Aujourd'hui, 70 % de Britanniques travaillent dans des sociétés de plus de 150 personnes. On tient là un des éléments du problème. L'être humain a besoin d'une communauté moyenne, familiale. Quand une organisation dépasse 20 personnes, elle change de nature. Le service des ressources humaines prend le relais du lien humain…

 

Il semble ne plus y avoir d'issue collective aux problèmes du travail. La question est-elle encore politique ?

Il n'y a plus de place pour la colère collective. Mais avant d'être politique, c'est un problème intellectuel. Nous n'avons plus de théorie persuasive qui nous dise où nous allons collectivement. Nous n'avons plus de réponse collective qui puisse utiliser la colère à bon escient. Cela tient également au fait que nos ennemis ne sont plus des acteurs identifiables, mais des abstractions, comme l'euro ou le système financier. Au lieu d'avoir une révolte collective, on a des suicides. Un acte presque nihiliste. Une colère retournée contre soi.

 

Vous faites un beau portrait d'un conseiller d'orientation professionnelle. En quoi ce métier vous apparaît-il au coeur de nos difficultés ?

Étrangement, cette profession a toujours été marginalisée. L'État ne lui donne pas de moyens, l'école et les universités ne lui ouvrent pas leurs portes. D'un point de vue marxiste, certains diront qu'il est nécessaire qu'il en soit ainsi : si cette tâche était soutenue et reconnue, il y aurait trop de colère : cela rappellerait aux gens ce à quoi ils aspirent vraiment. Il y aurait une révolution : chacun découvrirait ce qu'il veut faire sans obtenir nécessairement le travail correspondant. Mieux vaut donc ne rien découvrir. Cela dit, c'est une approche individualiste, « a-politique » : elle personnalise les problèmes liés à l'organisation du travail en les psychologisant. Cela suggère que la seule raison pour laquelle vous n'avez pas le bon job, c'est parce que vous ne l'avez pas trouvé en vous, et non parce que la société ne vous a pas permis de le trouver.

 

Vous soulevez la question de la motivation, de l'idéal au nom duquel une entreprise peut exiger qu'on lui sacrifie une grande partie de sa vie. Cet idéal subsiste-t-il ?

Il y a une tension. L'idéal moderne, c'est que le travail n'est pas seulement un moyen de survivre. Il cristallise des espoirs de créativité, de réalisation de soi, d'épanouissement, à l'image de celui de l'artiste. Pour les classes moyennes et supérieures, votre vie est votre travail, vous travaillez parce que vous aimez votre travail, vos collègues sont des amis. Mais la majorité de la population n'adhère pas à cette représentation : pour elle, le travail est un labeur qui permet d'abord de survivre : on travaille pour gagner de l'argent, la vraie vie est ailleurs, pendant le temps libre, avec les amis, la famille. On retrouve ce hiatus dans le système éducatif. L'école met en avant le potentiel de l'enfant : il peut devenir ce qu'il veut, réaliser ses aspirations. Et puis, quand il sort, il se retrouve bien souvent confronté au monde de la survie. C'est le ressort d'une insatisfaction profonde.

 

La modernité a transformé le fardeau en vocation. Faudrait-il renoncer à cet idéal ?

La métaphore de la vocation et de la création de soi est très puissante : c'est l'idée qu'il y a quelque chose en vous à quoi vous voulez donner forme dans le monde. Créer un objet qui corresponde dans le monde du dehors avec quelque chose qui est à l'intérieur de vous. C'est le rêve du travail. L'accepter naïvement conduit à des problèmes. Il faut comprendre l'histoire du travail pour voir que nous nageons dans une mer avec différents courants. Le courant nietzschéen de la création de soi, mais aussi le courant ancien du travail comme esclavage. Dans nos vies, selon les périodes, nous faisons l'expérience de ces courants. Cela condamne à des sentiments mêlés de satisfaction, de honte et de persécution. Je crois qu'une certaine dose de réalisme ou de pessimisme sur les vertus du travail peut contribuer à nous rendre plus heureux.

 

N'y a-t-il pas une différence entre le rêve de l'accomplissement, trop rare pour être érigé en norme, et l'exigence que le travail fasse sens, qu'il soit fécond, et non pas aliénant ou oppressant ?

Cette distinction a une origine religieuse. Pour les catholiques, il n'existe qu'un seul travail : servir Dieu. Et le travailleur le plus éminent est le pape : il est au sommet de la pyramide. Pour les protestants, tout emploi permet de servir Dieu. Comme dit Luther, une femme de ménage, en balayant le sol, peut servir Dieu de la même manière qu'un prêtre. En termes séculiers, la vision catholique correspond à l'idée qu'il n'y a qu'une seule voie d'accomplissement, la même pour tous, avec l'artiste en haut de la pyramide. La vision protestante pose, au contraire, que tous les emplois ont en un sens des points de ressemblance. Bien travailler, prendre du plaisir dans son travail n'a pas toujours besoin d'être fait en référence à un but ultime grandiose. Vous n'avez pas besoin d'être dans l'atelier de Michel-Ange, il suffit d'être dans une usine. La vision pessimiste de gauche du travail suggère que, dans certaines conditions, le travail est nécessairement horrible : personne dans une usine ne peut aimer son travail. Pour moi, tous les boulots se ressemblent en ce qu'ils consistent à créer un ordre dans le réel : assembler des articles dans un magazine, des ingrédients pour la préparation d'un biscuit, des produits chimiques pour le décollage d'une fusée, etc. Nous exagérons l'idée que seuls certains métiers donnent des gratifications. Les voies pour exprimer ses talents sont multiples.

 

Votre livre s'ouvre sur l'activité débordante du port de Londres et se ferme sur un cimetière d'avions gros-porteurs en Californie, où vous vous livrez à une réflexion pascalienne sur la mort. Ultimement, le travail serait-il le meilleur moyen que nous ayons inventé pour fuir l'idée de la mort ?

Le point de vue philosophique traditionnel, celui de Pascal, est qu'on doit passer l'essentiel de son temps à méditer les questions essentielles, comme celle de la mort. Il ne faut pas se divertir, aller à la chasse ou, l'équivalent moderne, au bureau. Il faut rester chez soi pour s'ouvrir au vide de l'existence et aux mystères de l'Univers. Je me suis demandé : est-ce si vrai ? Si vous passez votre vie dans votre chambre à contempler l'Univers, vous risquez de sombrer dans le désespoir, surtout s'il n'y a pas de Dieu. Au lieu de le condamner, peut-être devrions-nous remercier le travail de nous maintenir occupés. Quand Montaigne s'est retiré de la vie mondaine, de ses fonctions de maire de Bordeaux, il est tombé dans une sorte de dépression. Il lui a fallu trouver une nouvelle occupation pour donner forme à ses jours : écrire. Je crois que c'est vrai pour nous tous. Bien sûr, nous sommes parfois ridicules au travail, courant dans tous les sens, nous prenant très au sérieux. Cependant, se moquer de cela, c'est ne pas voir que nous avons besoin de projets quotidiens, même si ceux-ci ne changeront pas la face du monde. Ils donnent un sens à nos vies. Le travail est essentiel pour nous donner un but, même s'il n'est pas une fin ultime, il nous occupe. Il nous préserve de la peur de la mort. Et avec lui, le jour a une forme.

 

* Splendeurs et misères du travail est paru chez Mercure de France, comme Comment Proust peut changer votre vie, mais aussi Les Consolations de la philosophie ou L'Art du voyage. Alain de Botton a également publié Petite Philosophie de l'amour (Pocket).



06/01/2011
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