Anselm Jappe : se liberer du travail
Bien évidemment, je vais défendre un autre point de vue ce soir. Point de vue que je partage avec la Théorie de la critique de la valeur, élaborée dans les dernières années par la revue allemande « Krisis », mais aussi avec d’autres auteurs dans d’autres pays. Cette critique est basée sur une critique du travail, du travail conçu comme une catégorie typiquement capitaliste, comme le cœur même de la société capitaliste. Je fais tout de suite la distinction entre « travail » et « activité » : critiquer l’activité humaine n’aurait pas de sens. L’être humain est toujours actif, d’une manière ou d’une autre, pour organiser « l’échange organique avec la nature » comme l’écrit Marx, c’est-à-dire tirer de la nature ses moyens de subsistance. Mais ce qu’aujourd’hui, et depuis environ 200 ans, nous appelons « travail » est bien distinct de l’activité, et de l’activité productive. Le mot « travail » désigne des choses différentes, très disparates, mais en même temps il exclut de nombreuses activités : cuire des petits pains, conduire une voiture, bêcher la terre, taper sur un clavier, gouverner un pays, tenir une conférence… sont des activités considérées comme du travail car elles se traduisent par une certaine somme d’argent, qu’elles peuvent être vendues et achetées sur le marché. Mais qu’en est-il du secteur domestique traditionnellement laissé aux femmes : tous les soins aux enfants, aux personnes âgées, ces activités qui n’engendrent pas d’argent ?
Le concept de travail est donc quelque chose qui sépare une partie des activités humaines au sein d’un ensemble, en excluant par exemple les jeux, les rituels, les échanges directement sociaux, toute la reproduction privée ou domestique.
Il est significatif que le mot « travail », au sens moderne du terme, n’existait ni en grec, ni en latin, ni en d’autres langues. L’origine du mot « travail » dérive du latin « tripalium », un instrument à trois pieds utilisé à la fin de l’Antiquité pour torturer les serfs en révolte qui ne voulaient pas travailler. À l’époque, il y avait beaucoup de personnes qui ne travaillaient que si on les y forçait par la torture. Ce mot « travail », qui n’est pas du latin classique mais qui est apparu au Moyen Âge, ne signale pas encore l’activité en tant que telle, utile aux productifs, et encore moins l’épanouissement ou la réalisation de soi, mais indique déjà comment quelque chose de pénible est obtenu par la force, et quelque chose qui n’a pas un contenu précis. Il en est de même pour le mot latin « labor », qui désigne à l’origine un poids sous lequel on trébuche et indique tout genre de peine ou de fatigue, y compris la douleur de la femme qui accouche, et non pas une activité utile. En allemand, « Arbeit » désigne l’activité de l’orphelin, celui dont personne ne prend soin, astreint qu’il est aux activités les plus pénibles pour survivre. J’ai appris hier que le mot basque qui traduit l’idée de travail évoque également la fatigue, la peine. Il ne s’agit pas là d’une excursion gratuite dans l’étymologie (déjà significative), mais cela démontre que la notion de travail, comme nous le concevons aujourd’hui, est relativement récente. Il en découle que le travail en tant que catégorie sociale, concept d’activité dans la société, n’est pas quelque chose de si naturel, de si évident, de si consubstantiel à l’être humain, mais plutôt une invention sociale.
Si une table a été faite en deux heures de travail, elle a une valeur double de celle d’une chemise que le tailleur a pu coudre en une heure seulement. En réalité, c’est beaucoup plus compliqué, car au delà du travail direct du menuisier, il y a les matériaux utilisés. Ce qui définit la valeur des marchandises sur le marché capitaliste, c’est le travail dépensé. C’est parce que le travail est égal pour toutes les marchandises qu’il permet leur comparaison. De manière simplifiée, la logique de base de Marx est celle-ci : la valeur d’une marchandise est déterminée par le temps de travail nécessaire pour créer cette marchandise ; cela permet l’abstraction du côté concret de la marchandise : une table vaut deux heures, une chemise vaut une heure. Reste que la marchandise doit rencontrer un besoin, sans quoi elle ne se vendrait pas. Bien qu’on puisse créer le besoin par la suite. La nécessité, le besoin, ne déterminent pas la valeur sur le marché : celle-ci dépend exclusivement du temps de travail qui a été dépensé. Le seul travail qui compte dans le système capitaliste, c’est le travail abstrait, un travail absolument indifférent à tout contenu et qui ne s’intéresse qu’à sa propre quantité. Ce qui compte, sur le marché capitaliste, c’est d’avoir la plus grande quantité de travail disponible pour pouvoir la vendre. Cette quantité de travail se traduit dans la valeur et la valeur dans l’argent. En effet, qu’il s’agisse d’une table ou d’une chemise n’est pas important pour le marché. L’important, c’est que la table puisse coûter cent euros et la chemise dix euros. Chaque marchandise correspond à une quantité d’argent. Donc, devant l’argent, toutes les marchandises sont égales. Mais, en dernière analyse, l’argent n’est que le représentant du travail qui a été dépensé pour la production, du travail abstrait.
Quel est le résultat ?
Cela veut donc dire que toute l’histoire du capitalisme est l’histoire du remplacement du travail vivant, du travail humain, par des machines, et cela veut dire aussi que le système capitaliste, dès le départ, sape ses propres bases, scie la branche sur laquelle il est assis. C’est une contradiction à laquelle le régime capitaliste ne peut échapper, car il est un système de marché nécessairement basé sur la concurrence : les capitalistes ne peuvent passer des accords entre eux pour qu’elle ne joue plus. Ils ne peuvent se dire : « On va arrêter cette course aux technologies pour stopper cette chute des profits. » Car le capitalisme est une société de concurrence : il y a donc toujours quelqu’un qui utilise de nouvelles technologies. Donc, ces processus continuent toujours : la force de travail est remplacée par des machines qui ne produisent pas de valeur. Par conséquent, si pour un artisan une chemise peut représenter une heure de travail, avec la révolution industrielle une chemise peut représenter seulement six minutes de travail, parce qu’on fait avec une machine dix chemises en une heure. Si aujourd’hui grâce à l’informatique on peut faire cent chemises en une heure, chaque chemise représente seulement un centième. Donc, si chaque produit représente une quantité mineure de valeur, cela veut dire qu’elle représente une quantité mineure de sur-valeur, donc de profit pour le propriétaire de capital. C’est ce fait que Karl Marx a nommé « la baisse tendancielle du taux de profit » : c’est-à-dire que chaque marchandise est toujours moins profitable pour le propriétaire de capital qui la fait produire. Cette tendance, qui est inévitable du fait de la concurrence, est contrecarrée par une autre tendance, historiquement attestée, qui fait que si chaque marchandise donne moins de profit parce qu’elle manque de valeur, on peut augmenter la quantité de produits, car si une chemise représente seulement six minutes, mais que je vends onze chemises, je fais un profit plus grand qu’avant, notamment que celui de l’artisan avec une heure de travail. C’est ce qui, historiquement, est arrivé. Il y avait une augmentation continuelle de la quantité absolue de marchandises, qui représentait aussi une augmentation absolue de la masse des valeurs, qui a compensé et même sur-compensé le fait que chaque marchandise particulière représentait moins de travail. C’est dans l’industrie automobile que cela fut le plus remarquable : un produit de luxe - et un produit qui demandait beaucoup de travail et qui employait beaucoup de travailleurs - a été transformé en un produit de masse, et cela a permis l’extension d’un grand circuit de production et ensuite de consommation. Ce fut la période des « trente glorieuses », qu’on appelle justement l’« époque fordiste ». Pendant un siècle et plus, cette tendance inévitable dans le développement du capitalisme diminuait la valeur. La diminution de la valeur de chaque produit était contrecarrée par l’augmentation de la masse. Mais cette bouée de secours s’est définitivement dégonflée, on peut le dire maintenant, avec la révolution micro-électronique. Les procédés micro-informatiques ont donné un tel coup d’accélérateur à la technologie que beaucoup plus de travail a pu être beaucoup plus rapidement économisé que ce qu’on pouvait recréer dans d’autres secteurs. C’est un fait qu’on peut observer depuis plusieurs décennies. On peut aussi dire que maintenant ce n’est pas seulement l’innovation portant sur des produits mais aussi l’innovation portant sur des procédés qui est tellement rapide qu’il n’y a plus de compensation possible de l’autre côté. Parce qu’en tant que tel le procédé informatique demande très peu de travail et a réussi à augmenter énormément la productivité du travail, en utilisant unnombretoujours plusréduitdetravailleurs.Par exemple, le nombre de personnes employées dans l’industrie dans les grands pays européens a presque diminué de moitié par rapport aux années soixante-dix : dans le même temps, la productivité s’est accrue, je crois, de soixante-dix pour cent, selon les chiffres divulgués. Vous savez tous que ces nouveaux procédés technologiques ont permis de réduire le nombre de travailleurs productifs parce qu’ils permettaient en même temps d’augmenter la productivité. À ce stade, on peut faire une ou deux remarques : il n’est pas vrai que le travail industriel productif diminue, qu’il se soit seulement délocalisé dans d’autres endroits, par exemple en Asie. On peut ici en discuter longuement mais il me semble assez évident que ces délocalisations en général ne regardent que certains secteurs, surtout le secteur textile, et dans certains pays pour une période de temps assez limitée. Ce qu’on appelait les « Tigres asiatiques » ont déjà atteint leurs limites. Par exemple, on n’a pas réussi à y impulser un nouveau modèle de capitalisme, qui s’étende à tout le secteur productif dans le pays entier, etc. On dit maintenant que la Chine serait le futur du capitalisme. Mais on oublie peut-être qu’il y a certaines régions en Chine, ou certains secteurs industriels, où on emploie beaucoup de gens à de très bas salaires. En même temps, des centaines de millions de gens perdent leur emploi traditionnel, dans l’industrie lourde traditionnelle ou dans l’agriculture, etc. Donc, je pense qu’on peut affirmer tranquillement qu’il y a toujours dans le monde entier, et pas seulement dans les pays européens, une diminution continuelle de la force de travail, de la force de travail employée. Et à la longue, même dans les pays à bas salaires, les procédés informatiques y seront aussi plus concurrentiels que l’exploitation. D’un autre côté, on dit qu’on perd beaucoup de postes de travail dans l’industrie, mais qu’ils sont recréés dans d’autres secteurs, les secteurs des services, etc. Mais on peut constater que ce n’est déjà plus vrai, que c’est une illusion de quelques années. Le chômage, maintenant, augmente énormément même dans les secteurs des services et, par exemple, la « new economy » qu’on nous avait promise sur Internet n’a jamais démarré parce que ce sont des secteurs qui emploient très peu de personnes. D’un autre côté, il faut aussi dire que ce qui intéresse la société capitaliste, ce n’est pas seulement le travail en tant que tel mais le travail productif de valeur, parce que le propriétaire de capital ne veut pas seulement faire travailler, mais veut faire travailler de façon à reconstituer son capital. Si le propriétaire de capital paie des ouvriers pour travailler dans une usine, par exemple, il peut par la suite revendre les produits et reconstruire son capital par accumulation. Si le même propriétaire de capital emploie son argent pour entretenir beaucoup de domesticité dans sa maison, il dépense tout simplement son capital qui ne fructifiera pas. Donc ce type de travail, tout le travail de service en général, n’est pas productif au sens capitaliste, et ceci non seulement à l’échelle individuelle, mais en outre à celle de la société. Ainsi, les travailleurs - qui d’ailleurs sont souvent les travailleurs les plus utiles pour la société, par exemple dans les secteurs de la santé, de l’éducation, etc. - qui sont payés par l’État, mais dans le secteur de l’armement aussi etc., n’effectuent pas de travaux productifs au sens capitaliste, parce que l’argent n’y est tout simplement pas dépensé. Il n’y a pas de retour de capital. On peut dire qu’à côté du chômage qu’on voit tous les jours, il y a plus dramatique encore : c’est la diminution du travail productif de capital dans la société. Car dans la société capitaliste, les services sont en général payés par les impôts et par le fait qu’il y a encore de véritables procès productifs sur lesquels l’État peut prélever des impôts. S’il n’y a plus de productivité de ce genre-là, donc, l’État ne peut plus lever d’impôts, et la société de service, dont les sociologues ont tant parlé, arrive assez rapidement à son terme. On peut donc affirmer tranquillement que c’est le capitalisme tout entier qui vit une situation de crise. Je ne suis pas d’accord avec ceux qui disent que le capitalisme est plus que jamais en bonne santé, que ce sont la société ou les individus qui vont mal et qu’il y a encore des multinationales, des entreprises, qui font de bons profits. Si elles en font, c’est sur le papier car, déjà, une partie de la richesse est produite uniquement dans les circuits financiers qui n’existent que dans les bilans. Tout le système capitaliste, toutes les possibilités de placer son capital de façon à exploiter un travail pour le revendre ensuite et augmenter le capital, etc., tout ce qui était la base du capitalisme semble être dans une grave crise. Et ceci non parce qu’il a suscité des adversaires implacables, non plus parce qu’il a créé un prolétariat dont la force pourrait le vaincre, comme ce fut longtemps l’espérance du mouvement ouvrier, mais parce que le capitalisme s’est sabordé lui-même, non pas par une volonté suicidaire immédiate mais parce que cela était écrit dans son code génétique, au moment de sa naissance : dans une société qui posait le travail abstrait comme source de richesse, il y avait déjà un contenu, une dynamique, qui devait, un jour ou l’autre, mener à la situation d’aujourd’hui. Une situation où le travail crée la richesse mais où le système productif n’a plus besoin de travail. La situation est paradoxale : la productivité à l’échelle mondiale cause la misère. C’est tellement paradoxal qu’on oublie même souvent de le voir, comme toutes les choses qui sont tellement évidentes qu’on les perd de vue.
Donc, depuis deux cents ans, on a vu une explosion des possibilités productives comme jamais auparavant dans l’histoire. Mais une autre question se pose : « Toutes ces possibilités productives sont-elles toujours positives pour l’humanité, et pour la planète ? » Je pense que la plupart sont plutôt nuisibles. Mais on peut affirmer qu’en utilisant les possibilités productives existantes, il était possible de permettre à tout le monde d’avoir tout ce qui est nécessaire en travaillant très peu. Or ce qui arrive va dans le sens contraire : on retire la possibilité de vivre à ceux qui ne réussissent pas à travailler, et le peu de personnes qui travaillent doivent travailler toujours plus. Il se pose ici la question de partager, non pas partager le travail comme dans le slogan « Travaillez tous, travaillez moins ! », mais partager la richesse qui existe dans le monde entre tous les habitants du monde, non de forcer à travailler quand cela n’est pas nécessaire. Avec tout cela, je ne veux pas faire l’éloge de l’automation. Il existe aussi une critique du travail qui fait l’éloge de l’automation, en disant : « Ah ! alors tout le monde pourrait travailler deux heures par jour en surveillant seulement les machines ! » Je pense que ce n’est pas là la question. Surtout, une société de l’automation n’aurait pas de sens si elle favorisait une sorte de société des loisirs, où, dans le pire des cas, le surplus de temps conduirait à regarder plus longtemps la télévision. Comme c’est le cas avec la semaine des trente-cinq heures qui a probablement seulement augmenté de cinq heures par semaine le temps que la plupart des gens passent à regarder la télévision. La critique de la société du travail n’est pas non plus pour moi un éloge de la paresse. Beaucoup d’activités et même beaucoup d’activités fatigantes sont utiles et peuvent constituer une espèce de dignité pour l’être humain. Très souvent, c’est aussi paradoxalement le travail qui empêche l’activité, qui empêche la fatigue. Ainsi, par exemple, le travail fait obstacle à des activités beaucoup plus utiles : lorsque les familles sont obligées de laisser leur enfant nouveau-né dans les crèches, lorsqu’on ne peut plus s’occuper des personnes âgées, etc. Et le système du travail empêche des activités directement productives comme par exemple l’agriculture dans le monde entier. Il y a énormément de paysans qui doivent abandonner leurs activités, et ce non pour des raisons naturelles : ce n’est pas parce que leurs sols sont épuisés, mais simplement parce que le marché, donc le système de travail, empêche le paysan africain de vendre ses produits sur les marchés locaux. Parce qu’il y a les multinationales de l’agriculture qui peuvent vendre à prix plus bas du fait qu’elles emploient moins de travail abstrait. Évidemment, le fermier américain a plus recours aux techniques ; ses marchandises contiennent donc moins de travail et il vend à plus bas prix que les fermiers du Tiers-Monde. Il s’agit là d’un bon exemple du côté concret et du côté abstrait du travail. Du côté du travail concret : le petit paysan en Afrique peut faire le même travail que celui qu’il faisait il y a trente ans, parce que le travail concret est resté le même. Du côté du travail abstrait, son travail traditionnel vaut beaucoup moins qu’avant parce que des entrepreneurs réussissent, du fait de la concurrence, à faire le même travail, à avoir le même produit, en dépensant beaucoup moins de travail, beaucoup moins de temps de travail. Donc, on peut très concrètement dire que c’est le côté abstrait du travail qui tue les personnes, qui tue le porteur de l’activité concrète.
Anselm Jappe.