Pure Performance Mountain Riding

Jean Malaurie defenseur des Inuits

« L'étude d'un peuple est une aventure intérieure. Comment réussir cette gageure : comprendre l'Autre ? »

Entretien avec Jean Malaurie

Voir aussi L'Allée des baleines, Indéfectible défenseur des InuitJEAN MALAURIE a titré son récit géant Hummocks (1). Ce mot désigne les statues de glace déchiquetées sur la banquise dissimulant ou embellissant la perspective polaire. Hummocks, c'est la rencontre entre un homme et l'un des peuples les plus étudiés du monde et les moins connus, trop souvent incompris : les Inuit. Espaces géographiques et de l'âme du monde polaire.

Hummocks est une somme, par la diversité des approches, la plongée au coeur d'univers éblouissants et troublants. Tout y est : le journal de l'explorateur, les observations du chercheur, les paroles recueillies, le désir d'être compris, le fait brut, l'anthropologie narrative ou réflexive et une réflexion humaniste...

Jean Malaurie : C'est l'humilité qui caractérise ce livre. Je sais ce que je ne sais pas. Je suis heureux d'en témoigner dans un journal de la gauche plurielle. Les sciences sociales vivent, à leur âge adulte, une tragédie. Nos idéologies sont mortes. La plus grande erreur a été de croire que les sciences sociales étaient scientifiques. Et dans ce qui devrait être la libre confrontation des idées, veut s'imposer, au nom de la science, le scientisme, selon un modèle officiel imposé, qui considère que la musique, la poésie, la littérature, la peinture et la religion, parce que non modélisables universellement, ne relèvent pas de "l'anthropologie scientifique". L'homme est réduit à un squelette. Je suis de ce point de vue un rebelle : mes maîtres vénérés sont, après Emmanuel de Martonne, Lucien Febvre, fondateur des Annales avec Marc Bloch, mon ami Charles Morazé et enfin Fernand Braudel, qui fut mon président pendant trente ans.

Non scientifiques, les sciences sociales, mais fondées solidement sur trois temps ?

J.M. : Il y a en effet trois grandes disciplines. La première, c'est l'histoire, le temps très long. Outre ma volonté d'être historien, je suis naturaliste. On ne peut pas comprendre les Inuit si l'on ne connaît pas ce qui précède, les pré-Inuit et leur environnement, les 700 millions d'années du Précambrien -au cours desquelles leur histoire à travers la nature et ses changements de climats s'est construite en ces régions extrêmes. Il y a ensuite la géographie, l'espace n'est jamais anonyme. Il y a des sites favorables à la chasse et des sites cultuels dont on ne connaît pas la signification. Il y a une géographie du sacré. Hummocks interroge avec émotion cette Allée des baleines en Tchoukotka sibérienne, qui me fut interdite si longtemps, et dont on ignore le message. Enfin, enveloppant ces deux disciplines, il y a la pensée, inspirée par l'observation ethnographique tous azimuts, c'est-à-dire la philosophie et ce qu'elle peut représenter. Selon les tempéraments, ces trois orientations guident le chercheur avec le "Je-ne-sais-quoi" cher à Jankélévitch.Pour moi, ce fut la pierre, les éboulis, deux déserts, le Sahara et le Nord. C'est un appel que le Nord : il m'a enveloppé par ses lumières, sa beauté et son mystère découverts les printemps et étés 48-49. Mon itinéraire m'a conduit de la pierre à l'homme et permis de fonder une méthode pour étudier les populations en conditions extrêmes, l'anthropogéographie. Géomorphologue, je suis inspiré par les écosystèmes qui ordonnent la nature ; et de la pierre à l'homme, j'ai recherché l'écosystème. J'ai fui l'Occident, ses dogmes religieux et universitaires.

Au début, il y a eu Thulé, au nord du Groenland, révélé par les Derniers rois de Thulé (2).

J.M. : Au terme de mes missions au centre-ouest du Groenland, après 1948-49, je suis parti de l'île de Disko (69°) pour Thulé, dix degrés plus au nord. 1er juillet 1960 : en route pour le Grand Nord, seul. Il n'y avait pas d'avion, pas de communication l'hiver avec l'extérieur ; je n'avais pas d'équipement hivernal, pas de vivres, je voulais être solitaire avec eux : ils étaient 302 dont 60 à Siorapaluk, ma base d'hivernage. Ils se demandaient comment j'allais me débrouiller avec les chiens et les traîneaux. A Paris, la grande question que l'on me posait : "Qui sont-ils ? Un peuple archaïque ?" Il m'a fallu quarante ans pour démontrer que se dresse dans les espaces hyperboréens une civilisation. Disant cela, je me range dans le courant de Claude Lévi-Strauss avec la pensée sauvage mais il reste à l'établir. Leur langue, on la connaissait, leur littérature orale, riche et métaphorique, leur art aussi. Ce qu'on savait moins, c'est leur civilité, cette organisation complexe, l'anarcho-communalisme au sein duquel j'ai intimement vécu et que j'ai analysé dans Ultima Thulé (3) qui leur permet de s'adapter à l'environnement, aux crises sociales, à leurs violences. Mais ce qui les tient debout, c'est une vision verticale du monde, une interprétation panthéiste. Etant inspiré par Rousseau, je les vois comme des hommes naturés, dans une nature naturante... Ils sont essentiellement construits par l'environnement.

Comment vous apparaissent les personnalités, les comportements ?

J.M. : C'est une population hyper-sensorialisée. Nous le savons, notamment par les travaux de Marc Tadié, il existe une plasticité neuronale. Telle, que l'homme est provoqué fonctionnellement dans ses dendrites par un manque – et le chasseur toujours à l'affût, a des manques – l'affectivité s'en trouve aiguisée. Pour une émotion, le sang peut couler de leur nez. Un mot peut tuer. Aussi se méfient-ils beaucoup du logos. Leur sensibilité est extrême ; les neurones, stimulés par un flux nerveux, sont particulièrement développés ; ceux qui ne le sont pas entrent en apoptose et la cellule qui recouvre des facteurs de croissance dépérit et meurt. Quand une situation provoque une émotion très forte, elle est enregistrée. Si un événement de même ordre a lieu, les éléments neuronaux entrent en jeu. C'est un peu l'histoire de la madeleine de Proust. Les Inuit sont continuellement sous excitation et sujets, à l'automne, aux crises d'"hystérie" que j'ai décrites. Ils regardent, observent, toujours aux aguets. Du fait de leur environnement, de leur émotivité, ils possèdent des fonctions extra-sensorielles plus développées que celles de l'homme blanc. Les phénomènes de télépathie, de télégénésie, de perception de l'invisible sont parfaitement possibles dans le chamanisme et plus développés chez les Peuples Premiers.

Quelles conditions président à l'expression du chamanisme ?

J.M. : Il y a le feu, clé de la pensée en surnature de l'homme, comme l'avait pressenti Héraclite, et, de nos jours, Bachelard. La fixation de la flamme qui bouge et joue sur les pupilles. Il y a le rythme des tambours qui les mobilise, les chants, la danse qui augmente la température pour accroître le pouvoir. Le chamanisme n'est compréhensible qu'avec la musique. Le plafond de l'igloo est bas et la musique psalmodiée selon les mêmes mots et au même rythme, pénètre l'homme dans ses profondeurs. C'est ce que Saint Bernard a enseigné aux cisterciens dans leur recherche mystique. Ces démonstrations auxquelles j'ai participé dans le détroit de Behring se déroulent dans des espaces relativement fermés, dans une demi-obscurité. Nous sommes proches les uns des autres, tous en état d'hyper-excitabilité et le chaman influe sur l'auditoire qui entre peu à peu en état de transe. Nous, pauvres hommes des sociétés occidentales, sommes de plus en plus dénués de ces capacités, nos yeux sont las, notre odorat diminué, tous nos sens fatigués.

Les femmes apportent un éclairage singulier à cette société ?

J.M. : Elles étaient mes alliées et comprenaient mes interrogations. Elles sont le pouvoir politique. Cette société égalitariste n'est pas libre mais de surveillance ; il y a des règles et il faut les suivre. C'est le rôle joué par les femmes auprès de l'enfant, lequel vérifie si ce qui est enseigné par la mère est vraiment pratiqué par le père et les hommes. Il rapporte tout à la mère. Les femmes, qui font preuve d'un humour corrosif, se rencontrent et forment un tribunal. L'échange des femmes, pratiqué dans ces populations, est une question très complexe ; j'ai mis longtemps à comprendre qu'il était sollicité par les femmes elles-mêmes. Un Esquimau m'a expliqué qu'il s'agit d'une nécessité pour augmenter les chances de fécondation car l'endogamie est telle que le taux de stérilité est très élevé. L'échange des femmes correspond aussi à la sociologie du groupe : vous n'êtes pas "la" femme d'un homme et lui n'est pas non plus "son" homme. Et l'enfant n'est pas l'enfant du père mais celui du groupe. Bien entendu, il y a des nuances ; le groupe est une addition de familles provisoires. L'entité est le groupe : Inuit. Il n'est pas de pensée qui ne soit précédée par Inuit. La pensée commune est contrôlée constamment, elle se façonne par le dialogue, la rencontre, la transparence ; on dit tout ce que l'on pense. Les femmes sont aussi le juge de l'homme qui doit chasser. Etre un bon Inuit c'est être le meilleur chasseur. Elles ont été et sont les grandes inspiratrices de l'autonomie du Nord, du Nunavut, du Nunavik, du Groenland.

Un environnement peu amène, une société aux règles rigoureuses. Dans quelle formation humaine sommes-nous ?

J.M. : Les Inuit aiment le danger, le péril, ils tirent de la gloire à les affronter. J'ose les qualifier de société cornélienne. Ils aiment les moments difficiles car ceux-ci rendent plus grands les moments de bonheur. La vie, pour eux, est une grâce. Ces peuples ont un imaginaire prodigieux, avec un système de régulation, de tabous. Les morts sont vivants : si vous humiliez un Inuit ou sa femme, vous êtes un homme mort ; quittant le groupe, il s'immortalise dans la montagne et va se glisser dans le corps de celui qui l'a humilié, lui dévorer le foie. Il y a des guerres entre eux, mais ils n'acceptent pas l'anthropophagie. Les animaux sont leurs cousins, aussi lorsqu'on chasse, il faut respecter les rites. Comme pour s'excuser du fait que l'on va le manger, on le salue, on lui parle, on le désaltère. C'est ce qui se passe avec la baleine franche à fanons, longue de 18 mètres, lourde de 80 tonnes, qu'ils poursuivent à huit dans un bateau en peau de morse de quatre mètres. J'ai partagé avec eux ces moments, dans les hautes latitudes du détroit de Behring sur des mers déchaînées, à travers les glaces. Cette baleine, on ne la tue pas, on l'invite, il faut qu'elle s'estime honorée d'être chassée et de rencontrer la femme du capitaine avec laquelle elle va coïter. Ensuite, dans une communion solennelle, tout le monde la mange. Je suis, bien sûr, dans la métaphore et je l'ai compris peu à peu.

Les avez-vous intéressés à ce que vous faites ?

J.M. : J'ai vécu à Back River, dans l'arctique central canadien, référence exceptionnelle que j'appelle la Sparte Inuit. Ils savaient très bien ce qu'étaient les Blancs – Kablouna – et se posaient évidemment des questions sur ce que je faisais. Ce qui a fasciné les Esquimaux polaires du Nord du Groenland, c'est la réalisation de leur carte généalogique, la première généalogie que j'ai établie, des 70 familles réparties sur 500 km, et visitées en traîneau à chiens d'igloo en igloo durant la nuit polaire de décembre à février ; puis la carte topographique d'espaces inconnus où ils chassaient, et réalisée au printemps, le soleil revenu, en restituant les anciens noms toponymiques. D'un coup, ils ont été libérés et m'ont ouvert leur coeur. Poètes, rêveurs, ils demeurent souvent obscurs, mais j'ai beaucoup appris d'eux. Notamment à m'éloigner des trois religions du Livre, la chrétienne, l'hébraïque et la musulmane, qui considèrent qu'entre Dieu et les hommes, il existe un contrat à l'issue duquel les hommes accéderont éventuellement au bonheur outre-tombe. Pour un Inuit de la tradition, il n'est pas de peuple élu et de contrat. Ils ont plus de respect pour ce mystère de l'infini dont la nuit polaire les remplit, cathédrale à la nef ouverte sur l'univers. Car le ciel de l'Inuit, ce n'est pas seulement le soleil, la lune, les étoiles, la terre, mais le cosmos. Et jamais un dieu unique, fût-il prophète, ne pourrait traduire l'univers. Ils m'ont rendu peu à peu panthéiste.

Comment les idées circulent-elles dans ces populations ?

J.M. : Je croyais être, en avril 1963, à Back River, dans l'Arctique central, dans une société isolée du monde. Ce n'était pas vrai. J'étais après Knud Rasmussen – juin 1923 – le deuxième anthropologue à étudier ce peuple, un des plus techniquement "primitifs" de l'Arctique. Depuis leXVIIe siècle et jusqu'à la fin du XIXe, des missions ont rapidement traversé ces régions mais les idées circulent à la vitesse de la foudre, en particulier celles qui sont liées au sacré. Les Inuit avaient entendu parler d'un péché originel, d'un dieu crucifié par les siens puis ressuscité, de la vertu de compassion. Des idées chrétiennes s'étaient glissées dans les mythes de ces Inuit continentaux. L'ethnologie et l'histoire ne sont pas préparées pour comprendre ces strates imbriquées bien connues en géologie. L'histoire, malgré Ariès, Certeau, n'est pas encore en mesure de saisir ce qui est autochtone et ce qui est importé. On en a seulement les prémices dans quelques ouvrages, notamment le livre de Roger Bastide le Candomblé de Bahia récemment publié dans Terre Humaine. Bastide étudie les synchrèses entre la pensée Yoruba africaine, la pensée des esclaves déportés par les maîtres sucriers, puis recomposée et mêlée à l'indienne. Ces peuples nous ouvrent des champs immenses de recherche.

Vous avez pu enfin vous rendre dans la Tchoukotka sibérienne.

J.M. : Les hasards de l'histoire m'ont interdit de séjour en Tchoukotka sibérienne pendant trente ans par le pouvoir soviétique. Il a eu tort. Je sentais dès 1959 qu'il y avait un vide dans l'histoire des Inuit et que la clé était dans cette partie du monde, leur berceau. En même temps, je pensais que le totalitarisme du régime le conduisait droit dans le mur. Je ferai, à ce propos, une incidente : ce qui est arrivé à la pensée soviétique ne risque-t-il pas d'arriver à l'Occident, avec cette pensée unique scientiste, dominée, au surplus, par l'impérialisme financier et linguistique américain ? Un congrès international est insupportable si je ne peux m'exprimer dans ma langue, ni faire référence à Rabelais, Goethe, Spinoza, Rousseau, en ouvrant l'anthropologie à la littérature et à la philosophie. Immédiatement, on balaie mes références : "Mais ce ne sont pas des anthropologues." Si nous ne partageons pas, dans la recherche, un socle culturel, la discipline ne devient plus qu'une technique de modélisation.

Vous évoquez la constitution d'un immense territoire inuit, regroupant ces régions. Cette hypothèse est-elle partagée par les peuples de l'Arctique ?

J.M. : Les îles Feroë demandent leur indépendance. Cela peut entraîner un désir d'autonomie chez les Groenlandais. Le Nunavut est autonome. Le Nunavik pourrait être fédéré dans le Québec. Qui sait si le Nunavut ne se rapprochera pas du Groenland et le Nunavik du Nunavut ? Il se passera quelque chose, si ces peuples maîtrisent les découragements, les désespoirs. Les Inuit ne veulent pas être assistés, or il n'y a plus de marché pour la chasse. Le tourisme est très peu de chose. Il leur faut inventer, entre capitalisme et socialisme, une nouvelle société. Dans les coopératives, ils utilisent l'Internet, le numérique. Le Canada est condamné à être multiethnique, sinon il est perdu. Or le Nord, c'est le pôle du Canada ; ce Nord ne peut être qu'Inuit et de dimension spirituelle, comme l'affirmait Glen Gould. Je crois ces peuples capables d'échapper à nos modèles qui polluent le Pôle et la planète, dont ils sont les sentinelles. Quant à la fédération de Russie, elle n'existera pas si elle n'invente pas une politique des minorités. L'affaire tchétchène est révélatrice : on n'a jamais réglé ces situations avec des canons. Est-il impossible en l'an 2000 d'avoir des relations humanistes dans un cadre multiethnique ? C'est la raison pour laquelle, avec mes collègues de l'Académie des sciences humaines de Russie, nous avons fondé à Saint-Pétersbourg en 1994 l'Académie Polaire d'Etat, qui forme 700 élèves, les cadres supérieurs autochtones du Nord de la Russie. Des fils de bergers tchouktches, des filles de chasseurs neneets, demain gouverneurs de territoires. Quelle accélération de l'Histoire ! n

1. Hummocks, tome I, Nord Groendland, arctique central canadien. Tome II, Alaska, Tchoukotka sibérienne. En coffret. Plon, collection Terre Humaine, Paris, 1999. Ce livre a obtenu le grand Prix de la ville de Paris en 1999.

2. Plon, Terre Humaine, Paris,1989. Livre fondateur de la collection, traduit en 23 langues dont le groenlandais.

3. Bordas/Plon, 1990 et Pocket. A paraître aux Ed. du Chêne.A paraître : L'Appel du Nord. 300 photographies du Groenland à la Sibérie. Ed. de la Martinière, Paris, novembre 2000.



06/01/2011
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