Idée de Nature
Leçon 19. L’idée de Nature
La représentation que l’homme se donne de la Nature détermine la relation qu’il noue avec elle. Curieusement, nous pensons le naturel et la Nature par des voies différentes. Le naturel, c’est ce qui est encore à l’état « sauvage », ce qui n’est pas encore domestiqué par la culture. Cela peut-être aussi l’animalité en l’homme et si la nature en l’homme est le siège de l’animalité et de l’instinct, il faut alors d’évidence la résorber.
Or, la Nature, c’est aussi le cosmos, c’est la totalité que forment ensemble les être vivants. C’est une chose toute différente de la percevoir comme un système d’équilibre qui permet la promotion de la vie, que de penser le naturel à partir de l’instinctif. Et c’est encore une idée différente que nous procure la science depuis Descartes en nous invitant à découvrir dans la Nature les rouages d’une machinerie cosmique aveugle, sans intelligence, mais régie seulement par les lois que la science découvre.
Qu’est ce que la Nature ? Est-il seulement possible de concilier de quelque manière les points de vue si distincts et si opposés que nous avons sur elle ? C’est presque comme si, à l'égard de la représentation de la Nature, le quiproquo était constant, que l’on avait toujours à l’esprit des idées différentes quand on parle de la Nature.
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A. Le grand vivant éternel
Le mot nature se prend en deux sens principaux, à savoir son sens individualisé et son sens cosmologique.
1) Que veut-on dire tout d’abord quand on parle de nature d’une chose ? On entend par là le principe qui lui est inné, qui fait que la chose est ce qu’elle est. Nous disons qu’il est dans la nature du feu de brûler, de l’eau de mouiller. Sans cette qualité, le feu ne serait pas le feu, et l’eau ne serait pas l’eau. Sur le plan inerte, il y a déjà une nature et elle désigne les propriétés propres à une substance. Ces propriétés ne sont pas interchangeables. Si le lait peut-être transformé en fromage, l’argile en pot, on ne peut pas voir le lait se transformer en pot de terre ni la terre faire du fromage ! Chaque chose possède donc, en fonction de sa nature, un devenir qui lui appartient en propre et qui n’est pas le devenir d’une autre chose qui posséderait une nature différente. La nature, comme le montre Aristote, est donc logiquement de ce point de vue déjà un sujet doté d’attributs. (texte)
Mais il y a plus. La nature d’une chose peut aussi désigner la nature d’une chose vivante. Ce que nous venons de dire doit alors être complété. Il est dans la nature du bouton de rose de devenir la rose. Il est dans la nature de la fleur de devenir le fruit. La fleur du pommier donne le fruit, le fruit qu’est la pomme qui chute à terre peut pourrir et le pépin devenir à nouveau le pommier etc. Quand nous disons qu’il est dans la nature de la fleur de devenir le fruit, nous sous-entendons l’idée d’un principe vital qui anime la plante pour la faire devenir ce qu’elle doit être. La nature de la graine est le principe de sa croissance et de son évolution ultérieure, dans un processus séquentiel de développement où rien n’est laissé entièrement au hasard. Elle devient germe, tige, branche, feuille arbre etc. Puis, cette nature s’involue à nouveau dans la graine et le cycle recommence. La graine est le siège de virtualités innées qui se déploient dans le temps et ces virtualités sont sa nature. (texte)
Il nous arrive aussi de parler de la nature de Pierre et de Paul. Nous disons que l’un a peut-être une nature artiste, que l’autre a une nature très active, qu’un troisième a une nature mélancolique. En parlant de la sorte, nous caractérisons surtout le tempérament de l’un ou de l’autre. Nous raisonnons avec l’idée selon laquelle on ne peut changer radicalement les dispositions naturelles de quelqu’un de sorte qu’il y a toujours un fond de "nature" qui caractérise chacun en propre. Nous raisonnons avec l’idée qu’il y a principe stable constitutif des qualités de Pierre ou de Paul et qui le fait devenir ce qu’il est.
La nature d’une chose est un donc ce principe stable qui travaille une chose de l’intérieur pour la faire devenir conformément à sa nature, que celle-ci soit inerte, vivante ou même pensante. C’est exactement ce point de vue que l’on rencontre dans le système d’Aristote.
2) Mais le mot Nature peut aussi être envisagé sur un plan plus général, c’est la Nature comme cosmos. Du principe intérieur, la Nature devient un principe extérieur, l’espace cohérent qui donne à chaque chose le lieu qui lui revient. La Nature est l’ensemble des choses qui existent dans un ordre précis, un Cosmos et non pas dans un chaos inorganisé. (texte) C’est cet ordre de la Nature qui donne la flore et la faune d’une région donnée, l’unité et la diversité des espèces. C’est aussi cet ordre qui impose les rythmes naturels, le rythme des saisons, celui de la reproduction, de l’équilibre entre toutes les espèces vivantes. C’est lui qui fait que chaque espèce vivante possède son milieu propre par lequel et dans lequel elle peut prospérer. Par notre régime alimentaire, par les cycles du sommeil, par nos besoins élémentaires nous sommes, que nous le voulions ou non, soumis à la Nature. Nos traditions elles-mêmes ont un enracinement dans les conditions géographique et climatiques de notre pays. C'est ce type de représentation de la Nature que nous retrouvons dans toutes nos références écologiques. Sans elle, l’idée de vivre en accord avec la Nature n’aurait guère de sens. On ne peut concevoir de vie en accord avec la Nature que si la Nature contient déjà un certain ordre que la sagesse nous invite à respecter et cet ordre n’est pas seulement une prescription individuelle, mais concerne aussi la totalité des choses. Voilà encore un point de vue partagé par Aristote.
Sans le savoir, nous vivons à notre insu dans une représentation de la Nature qui a pris une forme historique précise dans philosophie d’Aristote, mais que l'on retrouve aussi dans d'autres traditions. En grec la Nature est
fusis, c’est à dire à la fois l’idée du principe conduisant le développement d’un être vivant et l’ensemble des choses présentant un ordre tou pantos fusis. Le mot fusis vient du verbe fuein qui signifie croître. La fusis conduit donc toutes choses de l’intérieur, comme elle ordonne aussi l’Univers. Elle fait en sorte que se réalisent des modèles (celui de la marguerite, comme de l’écureuil) ou des types parfaits. La plante tend vers sa fin qui est le fruit comme vers son accomplissement, sa perfection propre. D’un autre côté, la Nature forme un tout harmonieux qui soutient et promeut la vie, un tout qui conspire vers le Bien.Est-ce à dire pourtant que dans la Nature rien ne soit artificiel ? Comment marquer la différence entre les choses naturelles et les objets artificiels ? L’animal, la plante, les éléments tels que l’Eau, la Terre, le Feu, l’Air, existent par nature. Cela signifie qu’ils possèdent en eux-mêmes le mouvement et la fixité. Ce n’est certes pas l’homme qui fait l’érosion de la montagne, qui fait que la pluie s’écoule etc. Tout change et se modifie sans cesse et de manière naturelle. Aussi est-il tout à fait juste d’assigner à chaque chose le lieu qui lui est propre. Le centre de la Terre est le lieu vers lequel tendent les corps lourds. Le feu lui monte vers le haut. La fougère pousse dans les sous-bois. Le coquelicot aime le soleil. Par contre ce n’est pas la nature qui fait apparaître le lit ou bien le manteau. Si j’enfouis dans la terre un lit, il ne va pas se développer pour donner comme fruit des lits ! Le devenir de l’objet artificiel est le devenir de ses composants naturels et pas de son tout en tant qu’objet. Le bois du lit va pourrir et il sera mangé par les vers, comme la branche qui pourrit dans la forêt. L’objet retourne donc à la Nature, dont le travail humain l’avait extrait. L’homme trouve ainsi dans la Nature un ensemble de matériaux. Il leur prête une série de transformations qui donnent l’objet artificiel. Il faut ensuite tout le soin et l’entretien de l’homme pour empêcher que les composés ne retournent peu à peu à la nature. La plus belle des statues, laissée dans un jardin, se dégrade pour se ramener à de la pierre usée par les éléments. Nous comprenons donc pourquoi Aristote donne cette définition : « la Nature est un principe et une cause de mouvement et de repos pour la chose en laquelle elle réside immédiatement ». La présence de la Nature dans la chose n’est pas accidentelle, tout objet porte en lui le dynamisme de la Nature. Ainsi, puisque tout change et même tout change toujours, tout change en vertu de la Nature.
La Nature réside dans toute chose et elle imprime n chaque objet son changement d’une manière nécessaire. Nous comprenons le changement dans la Nature en faisant intervenir la causalité. La compréhension de la causalité s'inscrit dans le cadre d'un modèle explicatif, un paradigme.
Le finalisme est un paradigme dans lequel la causalité est complexe et enveloppe l'idée que la Nature est orientée par des fins.
Dans le système d'Aristote, la Nature est cause de quatre manières différentes. (texte) Elle est :
a) cause matérielle, comme ce dans quoi est fait la chose : le bois, la pierre, l’airain.
b) cause formelle qui donne à la chose sa structure, elle est l’idée exemplaire, qui par exemple fait que la tourterelle est conforme à l’idée de son espèce. Dans sa production, la Nature n’a pas de caprice, elle suit toujours les même lois avec régularité. Il arrive pourtant que dans le domaine du vivant, la matière est cependant parfois rebelle à l’action de la forme, rebelle à la puissance d’opération de la Nature. Cela donne les monstres biologiques, créatures qui ne sont pas à la hauteur de l’Idée de leur espèce (l’étoile de mer avec un bras en plus par exemple). Il y a possibilité de hasard et d’échec dans le travail de la Nature. Pourtant, elle est bien la puissance qui fait changer et se mouvoir.
c) cause motrice ou le moteur de la chose naturelle, ce qui modifie la réalité. Même si il y a parfois des irrégularités. La Nature parvient à ses fins et produit des créations harmonieuses.
d) cause finale, qui désigne le terme de la production.
Globalement, la Nature se présente donc, sous ce regard de naturaliste herborisant dans la forêt, dans une vision toute contemplative, comme une sorte de grand vivant éternel, expression que l’on retrouve chez les stoïciens et qui est une sorte de fond commun de la pensée traditionnelle.
B. La machinerie cosmique
Mais cette interprétation est maintenant très loin de nous. Si elle subsiste dans notre langage, comme représentation, elle n’est plus présente que dans la littérature, dans les élans romantiques des écrivains, où chez quelques écologistes nostalgiques ! Certaines pages de Rousseau en sont encore imprégnées. Mais nous vivons depuis le XVIIIème siècle dans une interprétation de la Nature très différente. Au XVIème siècle, la scolastique médiévale, puisait dans le système aristotélicien, et menait son interprétation jusqu’à l’absurde. Le système aristotélicien s'est effondré sous les coups de la science moderne.
1) Considérons par exemple le phénomène par lequel des brins de paille sont attirés par un morceau d’ambre que l’on a frotté. Nous parlons aujourd’hui d’un phénomène dû à l’électricité statique pour en donner une explication rationnelle. Nous cherchons des causes et posons des lois, pour rendre compte des phénomènes naturels. Dans l’esprit des hommes du moyen âge l’interprétation des phénomènes naturels était animiste, elle invoquait l’action « d’esprits », de « forces » pour former des interprétations très confuses. Un alchimiste dira que « l’ambre est une fontaine et que la paille veut boire ». La motivation - empruntée au comportement humain - de la soif qui le pousse à chercher de l’eau, est surimposée à un phénomène naturel. On raisonne comme s’il y avait dans la Nature des intentions, à l’image des intentions humaines, et un agencement de moyens pour les réaliser. La paille se dirige vers l’ambre parce qu’elle « veut » boire. L’ambre a une « fonction » qui répond aux besoins de l’ambre. Cela prête à sourire. Cela ressemble à des explications d’enfant. Pour l’enfant, la branche est « méchante » parce qu’il s’y est cogné. Lui aussi prête à la Nature des intentions, bienveillante ou malveillante. Nous, hommes du XXième siècle, nous ne pouvons plus regarder la Nature de cette façon. (texte)
Au XVIIème siècle Descartes lui-même, très conscient du caractère obscur du savoir de son temps, de la vision de la Nature de son époque, prend-il la résolution de proscrire l’étude des causes finales de la physique. Derrière un phénomène, il faut chercher des causes, mais des causes qui ne relèvent pas de l’anthropomorphisme, c’est à dire la tendance à considérer la Nature à l’image d’un être humain. C’est par exemple ce genre de naïveté qui fait dire à Bernardin de Saint Pierre que si les melons possèdent des lignes à leur surface, c’est que la Nature a prévu que les hommes les coupent en quartier ! Le procès des formes les délirantes du finalisme est une constante dans les écrits du XVIIIème siècle, comme par exemple dans l’Ethique de Spinoza. (texte)
Par contrecoup, cette critique de l’anthropomorphisme nous ramène à un autre modèle qui est celui de l’interprétation mécaniste de la Nature. Descartes se sert du modèle des marionnettes de Vaucanson. Voilà d’ingénieux dispositifs qui ont toute l’apparence d’êtres vivants, sans être des êtres vivants ! Or l’automate peut s’expliquer entièrement en recourant au concept de mécanisme et d’assemblage de mécanismes. Tout s’explique en lui par ressorts, engrenages, roues et poulies : par la liaison de causes et d’effets. Pour rendre compte de l’animal, le finalisme invoquait sa « nature », on disait qu’il était doué d’un « principe vital » ou d’une « âme ». On peut tout aussi bien le considérer comme une machine complexe. De même, pourquoi ne pas voir les phénomènes naturels comme des mécanismes complexes ? Cela permettrait de faire l’économie de principes obscurs pour la science tel que la « nature » du feu, « l’âme » du chien, ou le « principe vital » présent dans l’abeille. Il suffit de réserver cette notion de principe immanent à l’âme, et à un être dont nous ne pouvons pas mettre en doute la conscience, l’homme. Dès lors, il semble justifié de regarder l’ensemble de la Nature comme une vaste machinerie cosmique mue seulement par des processus mécaniques. Considérons donc que seul l’homme possède un principe immanent, des fins et une volonté, la Nature elle, n’a ni principe immanent, ni fin, ni volonté. Il faut substituer à l’obscure physique des qualités, la physique des quantités, la physique de la mesure. Au lieu de dire qu’une horloge fonctionne en vertu de sa « qualité horodictique », on dira qu’elle est un mécanisme capable de produire un mouvement continu permettant de mesurer le temps. La pierre qui tombe, ne tombe pas parce qu’elle cherche à « rejoindre » son « lieu », elle se meut sous l’impulsions de causes mécaniques, conformément aux lois de la physique. Descartes est de plus ce mathématicien de génie qui a vu qu’il était possible d’appliquer l’algèbre à la physique. Pour la première fois, avec l’approche objective de la connaissance, le souci de la mesure est devenu la composante fondamentale de la représentation humaine. Un phénomène ne pourra entrer dans le champ du savoir que s'il est mesurable. Les mathématiques seront désormais le seul langage capable de nous permettre de lire le grand livre du Monde : la Nature est écrite en langage mathématique explique Descartes. La notion de cause prend alors un sens plus réduit que précédemment. L’explication mécaniste ne retient que la cause motrice, elle élimine la cause formelle et la cause finale. Elle ne voit dans le mouvement qu’un transport local, un déplacement qui se décrit en termes géométriques.
Le mécanisme est un paradigme dans lequel la causalité ne fait que suivre l’ordre de succession temporelle. La causalité n’est pas active en tant que fin à atteindre comme dans le finalisme, comme un but. Si dans ce contexte on invoque des « lois de la Nature », ce n’est certainement pas pour dire que la Nature est « prévoyante », qu’elle a ses règles qui sont « sages ». Les lois de la Nature n’indiquent qu’une constance, celle d’une causalité efficiente réglée de manière infrangible, nécessaire. L’univers mécaniste s’appuie sur l’hypothèse du déterminisme, hypothèse qui exclut toute détermination par des fins. Une loi physique est la formalisation mathématique d’une relation constante à l’intérieur d’un phénomène strictement déterminé.
2) Nous voici donc devant une représentation de la Nature totalement différente de celle de la pensée traditionnelle. Selon A. Koyré, ce n’est plus le Monde clos de la pensée traditionnelle, elle est l’Univers infini. Devant un Monde clos, ordonné par une divinité immanente, on ne peut manquer d’avoir un sentiment d’admiration : tant de prodigieuse sagesse et de créativité sans borne ne peut que nous étonner et nous émerveiller.
La Nature d’Aristote était créatrice, celle de Descartes et de Pascal est seulement créée. Le christianisme vient appuyer de ses fondements théologiques la nouvelle représentation de la Nature : la Nature a été abandonnée par Dieu après la création. Le Créateur n’a fait que lui imprimer son premier mouvement, pour la laisser ensuite à elle-même. Elle est suspendue au dessus du vide et elle menace de retomber dans le néant. Les théologiens répètent, comme Malebranche, que « la nature est maudite », il est donc tentant des les suivre et de considérer que la Nature n’est après tout, qu’un objet entre les mains de l’homme, objet qui lui a été donné afin qu’il la transforme « à la sueur de son front ». (document)
Dans le Discours de la méthode Descartes prononce une formule inouïe, tant elle est prophétique : « l’homme doit devenir comme maître et possesseur de la Nature ». Pour quelle raison ? Afin qu’il puisse tirer de la maîtrise technique de la Nature un plus grand confort dans sa vie ici-bas. Connaître les mécanismes naturels veut dire en effet connaître les causes sur lesquelles il est possible d’agir, ce qui signifie pouvoir reproduire les phénomènes naturels. Quand on sait reproduire un phénomène, on en possède la maîtrise. Certes, Descartes restait modéré, il disait "comme" maître et possesseur, entendant par là que l’homme ne pouvait pas s’ériger en monarque de la Nature : il n’y a qu’un maître et possesseur de la Nature c’est Dieu. Mais cette caution a disparue chez les modernes. Nous sommes aujourd’hui devenus effectivement maîtres et possesseurs de la Nature. Or, c’est justement cette relation à la Nature qui maintenant nous effraye. L’enthousiasme vis à vis du projet techniciste, le mythe du progrès qui enflamme le XVIIIème siècle a duré un temps seulement. Dans la vision de Pascal, la Nature semble effrayante parce qu’elle est une abîme de vide sans limite, parce qu’elle nous met dans un face à face où elle reste muette. Mais la puissance humaine est encore plus effrayante, parce qu’elle a tellement réussi à « humaniser la Nature » (texte) qu’elle a aussi engendré des processus de destruction qui se retournent contre l’homme. L’homme semble terriblement seul et étranger à la Nature., mais sa volonté de puissance a été libérée.
Nous sommes loin du sentiment de la Nature que pouvait partager un grec. (document) Nous sommes aussi loin de la connaissance contemplative et désintéressée des grecs. Nous sommes aux temps d’un savoir scientifique, qui vise le pouvoir technique, nous sommes dans l’être de l’exploitation de la Nature, dont le principal impératif est le souci économique de l’efficacité et du rendement.
La représentation de la Nature change donc du tout au tout. Elle se dépose dans notre vocabulaire actuel sous plusieurs formes. Étrange renversement : la Nature perd ce qui était son dynamisme chez les grecs. Elle n’est plus définie que comme « l’ensemble de choses matérielles ». Est appelé un phénomène naturel « tout ce qui se produit dans l’univers sans calcul ni réflexion ». Le mot naturel dans notre langage moderne ne veut plus dire vivant, il signifie surtout inculte, et donc brut, sauvage, ou inerte ! Un champ qui est laissé dans son « état naturel » est interprété comme n’étant pas encore cultivé. Du même coup le « naturel » est aussi compris comme ce qui est « sauvage », ce qui n’est pas civilisé, ce qui reste primitif. Dans la même logique, l’étage du naturel en l’homme signifie ce qui est biologique en l’homme, l’animal donc, plutôt que l’humain qui est lui dit « culturel ». Un fossé apparaît nettement dans la représentation moderne entre l’homme et la Nature, fossé qui va donner naissance à une problématique : l’opposition nature/culture.
Notre représentation moderne introduit dans notre relation à la Nature un désenchantement complet. Le monde enchanté des mythes et des religions s’effondre. Cette ultime conséquence, on la trouve par exemple dans Le Hasard et la nécessité de Jacques Monod : « il faut bien que l’homme enfin se réveille de son rêve millénaire pour découvrir sa totale solitude, son étrangeté radicale. Il sait maintenant que, comme un tzigane, il est en marge de l’univers où il doit vivre. Univers sourd à sa musique, indifférent à ses espoirs comme à ses souffrances ou à ses crimes ». L’ancienne relation de l’homme à la Nature était rassurante certes, mais illusoire. La relation moderne de l’homme à la Nature est inquiétante, mais rationnelle : « une rationalité qui le laisse seul dans un monde muet et stupide». Mais un monde désenchanté est aussi un monde très maniable, fait pour être réduit à l’état d’objets, de choses utiles, taillables et corvéables à merci.
C. Retrouver la Nature
Examinons la confrontation précédente sous la forme d’un tableau : (compléter exercice 3j)
interprétation finaliste |
interprétation mécaniste |
cf. Aristote |
cf. Descartes |
causalité complexe : cause matérielle, formelle, motrice et finale |
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compréhension de la Nature : moyen/fin |
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sujet : la substance naturelle, le lait, l'argile. |
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Vision orientée par une visée contemplative |
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Ordre orienté vers le Bien, désordre limité. |
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modèle de la science : la biologie |
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physique des qualités |
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observation naturaliste |
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La Nature comme créatrice : croissance et perfection |
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La Nature, vivant éternel : la Mère nourricière |
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Logique de l’insertion de l’homme dans la Nature |
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La Naturelle est une intelligence immanente |
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connaître la Nature pour vivre en accord avec la Nature : la sagesse traditionnelle |
L’opposition des deux visions de la Nature est brutale, la dualité semble infranchissable : rupture des Anciens et des Modernes, schisme de la Modernité. Triomphe du mécanisme. Nous ne pouvons revenir en arrière, la vision ancienne nous semble naïve, au mieux elle a tout au plus une valeur poétique. D’un autre côté, le paradigme mécaniste de la Nature dans lequel évolue la science moderne est pourtant insatisfaisant. Il sépare complètement la sensibilité poétique et l’explication scientifique. Il repose même sur une vision du déterminisme qui est discutable aux yeux de la physique contemporaine elle-même. La vision mécaniste invite à une prédation de la Nature par la technique qui nous inquiète ou même parfois nous écœure.
La crise de la représentation de la Nature est patente. Notre époque contemporaine est en quête d’un nouveau paradigme des relations de l’homme et de la Nature. Dans les termes de Prigogine et Stengers, d’une Nouvelle alliance entre l’homme et la Nature. Il doit être possible de réenchanter notre vision de la Nature, sans tomber dans l’animisme et sans renoncer aux acquis de la science. Nous avons besoin d’une vision de la Nature qui soit celle d’une science, mais qui plonge en même temps ses racines dans les plus lointaines traditions de l’humanité.
Nous devons pour cela entièrement repenser le schéma dans lequel se meut notre science moderne et son paradigme de l’objectivité. Nous ne pouvons plus, comme le croyait les savants du XIXème siècle, séparer le sujet de l’objet. Notre relation à la Nature fondamentale n’est pas celle d’un survol ou d’une opposition, mais d’une appartenance au monde qui est participation. Prigogine va jusqu’à dire que même la méthodologie de la science doit se penser comme une « écoute poétique de la Nature et processus naturel dans la Nature ».
Le temps de la Nature n’est pas celui de la science classique. La découverte récente de l’imprévisibilité nous replace dans une perception beaucoup plus vivante et dynamique de la Nature. Ce que nous sommes invité par là à découvrir, c’est « ce processus de transformation autonome que les Grecs appelaient la phusis ».
Les découvertes scientifiques les plus récentes ont conduit à la formulation d’un nouveau paradigme. Un point de vue a émergé pour finalement s’imposer, le paradigme de la complexité tiré de la pensée systémique. Dans le paradigme de la complexité, la causalité n’est plus pensée de manière linéaire mais circulaire. Cela veut dire que nous devons aussi apprendre à penser la Nature de manière globale, à penser tout les processus naturel sous la forme de système. Seule une pensée systémique, une pensée globale, peut appréhender avec exactitude le fonctionnement de la Nature, mais aussi permettre de construire une relation vivante avec la Nature.
Un puissant levier pour modifier notre appréhension de la Nature est de considérer le mode de pensée et les observation de l’écologie. A la place de la pensée analytique, en effet, l’écologie introduit l’analyse systémique.
Prenons un exemple simple. Il y a, d’un point de vue analytique, aucune relation entre la vieille fille qui s’occupe des chats et la prospérité de la Grande Bretagne. Ce sont là des éléments clairement séparés dans l’analyse. Mais d’un point de vue systémique, ce n’est pas si simple. Les chats chassent les mulots. Les mulots détruisent les nids de bourdons, les bourdons permettent au trèfle d’être fécondé et de se développer. Les vaches broutent le trèfle. Ce sont elles qui font la prospérité des fermiers
. Si les chats ne détruisaient pas les mulots, ceux-ci empêcheraient le trèfle de se développer, au bout de la chaîne causale, c’est l’économie humaine qui en serait infléchie. On a :Vieilles filles ® chats ® mulots ® bourdons ® trèfle
¯
prospérité de la Grande Bretagne ¬ fermiers anglais
Donc, le soin des vieilles filles à l’égard des chats est lié directement à la prospérité de la Grande Bretagne !
L’exemple prête à rire, mais il illustre une vérité essentielle de la relation de l’homme à la Nature. La causalité dans la Nature est rétro-active (en processus de feed-back). L’effet revient vers la cause dans une boucle. Les phénomènes naturels sont toujours de boucles de rétroaction. Chaque boucle définit un palier d’équilibre. La destruction d’un maillon entraîne l’ensemble du système à un palier inférieur d’équilibre. Le renforcement de chaque maillon fait prospérer au mieux les éléments de la chaîne, les êtres vivant dans leur écosystème. L’action humaine ne se situe pas en-dehors de ce schéma, mais se situe aussi dans ce schéma. Tous les processus impliqués dans la nature sont systémiques. Ce qui est remarquable, c’est que l’analyse systémique parvient ainsi à réconcilier deux points de vues : l’idée de finalité (pour la promotion de la vie) et celle de mécanisme (système d’interaction de la cybernétique). En clair, cela revient à retrouver l’intuition du finalisme, sans renier les atouts du mécanisme. Un climatologue a pu dans le même sens montrer que la Terre fonctionne elle-même comme un gigantesque être vivant qui auto-régule son développement en maintenant constamment sa température.
Ce que nous comprenons ainsi, c’est que dans la Nature tout est lié. L’individualité, cela n’existe pas au sens de séparé absolument. Il y a interdépendance de tous les êtres vivants sur la Terre. Mieux : espèces, sociétés et individus ne sont pas séparés. D’autre part, toute action engendre une réaction. Si vous déboisez des forêts immenses, ne vous étonnez pas de la désertification qui s’ensuit. L’Espagne était autrefois une immense forêt avant que l’on coupe les arbres pour fabriquer des bateaux lors de la conquête du Nouveau Monde, ce qui adonné le désert d’aujourd’hui. Tout polluant jeté dans la Nature revient sous une forme, comme un boomerang, ce n’est qu’une question de délai. Ce qui ne semble pas porter à conséquences maintenant, portera ses conséquences nécessairement plus tard, que nous le voulions ou non. Toute action dans la Nature doit se penser de manière globale. Il faut reconsidérer le champ de l’action et substituer à l’action fragmentaire une action globale.
Seul un changement de conscience de l’humanité peut modifier la relation de l’homme à la Nature. Ce dont nous avons besoin, c’est d’une compréhension qui rende aussi possible le respect de la Nature. Nous ne sommes certes plus dans l’animisme des grecs. Mais nous devons aussi nous dégager de la mentalité de prédateur de la Nature que notre technique a rendu possible, sans y apporter remède (texte).
2) A notre manière, nous devons réapprendre à vivre en accord avec la Nature. Notre époque actuelle, la postmodernité, a conduit à une dénaturation de la vie humaine. Nous devons percevoir toute l’étendue de la dénaturation de l’homme dans la postmodernité.
L’homme dénaturé signifie un homme coupé de la Nature et ligoté dans la culture qu’il s’est créée. L’homme dénaturé, c’est l’homme déchiré entre toutes sortes de dualités. Celle entre le citadin et du paysan. Le premier vit dans un cadre artificiel, entassé dans des ville, harcelé par les impératifs du travail, de la consommation, de la circulation sous une tension continuelle. Le paysan, qui aspire lui aussi au statut de consommateur, est soumis aux mêmes contraintes de rendement et se voit condamné à une vie extrêmement difficile. Le résultat curieux en est d’un côté, la fuite hors de la ville et de l’autre le mouvement de l’exode rural. Le paysan se doit de réduire ses coûts et d’augmenter sa production, pour cela tous les moyens sont bons, même si au bout du compte ils ont pour résultat de détériorer la santé des sols et la beauté des paysages. L’homme dénaturé, c’est aussi l’individu-objet du système de la consommation, objet des processus de l’économie. La postmodernité est de part en part régie par l’argent, la productivité, la compétitivité. Ce n’est pas la Vie qui est au premier plan des préoccupations de l’homme dénaturé, mais les intérêts économiques. De la même manière, la post-modernité entretient la dualité entre l’intellectuel et le manuel. L’un consacre son existence à l’abstraction, la réflexion, la culture, le savoir. Mais il ignore la connaissance pratique, les leçons de choses, le savoir-faire. L’autre crée, joue avec le concret, offre sa fatigue et son courage à des machines souvent très répétitives, mais n’accède pas à la connaissance, au savoir, à la culture. Dans notre univers dénaturé, compartimenté, dans nos activités fragmentaires, nous ne percevons plus la globalité de l’action, pas plus que nous ne nous sentons vraiment responsables de nos actes. D’où la dénaturation du travail. Dans le cadre du travail, on n’a guère le sentiment d’être une personne : on est un objet, une pièce rapportée, un « membre du personnel ». Hors du travail, l’homme dénaturé compense l’ennui par le spectacle. Le spectateur passif, qui vit à travers l’image médiatisé oublie la fadeur de sa propre vie en s’identifiant à des images médiatiques. Anesthésié par un flot constant d’informations, bombardé quotidiennement par le sensationnel et le clinquant, l’homme moderne est vacciné régulièrement contre sa propre sensibilité. Dénaturé. Le spectacle de la réalité parvient même à engendrer une quasi réalité du spectacle : l’artificiel est plus vrai que le réel : le paysage est « beau comme une carte postale » !
La société de l’image dénature le goût esthétique, le sens vrai de l’instant et la mémoire de la beauté. Dénaturation encore que l’idéologie du quantitatif contre le qualitatif : un voyage est commenté en heure de route, en moyenne surpassée, en consommation d’essence, l’exercice physique en record battu, l’amour en nombre de partenaires, un film en millions de dollars et autres chiffres etc. comme si la vie ne pouvait s’apprécier que lorsqu’elle peut figurer au livre des records. Dans le sport, ce qui compte, c’est la vitesse de la balle, le nombre de frappes etc. Objectivation. La dénaturation, c’est aussi l’idéologie du toujours plus, (document) avoir le sentiment de consommer davantage en profitant quantitativement le plus possible. La dénaturation c’est aussi un homme déraciné, des cultures qui disparaissent au profit de l’effet de laminoir de la culture postmoderne de la consommation de masse. Des pans entiers de coutumes, de traditions se perdent, mais partout sur la planète, on boit le même coca-cola, on fume les mêmes cigarettes et on porte les mêmes jeans ! Résultat : l’homme contemporain ne perçoit plus sa continuité dans les générations. En entrant dans le monde de consommation, l’homme postmoderne n’a même pas trouvé la sécurité matérielle. Il n’a jamais autant été désillusionné. La passivité qu’il trouve dans sa vie quotidienne a engendré une passivité de l’esprit : au milieu de la compétition sociale, il a appris le fatalisme et l’égoïsme. Par l’égoïsme, il se repli sur ses intérêts et centre son existence sur des plaisirs en marge de son activité. Par le fatalisme, il s’est résigné à tout cautionner sans rien dire. La politique vire à droite ou à gauche dans son indifférence : il va dans le sens de la foule. Trop d’engagement a aussi engendré des désillusions, d’espoirs déçus. La postmodernité est défaitiste. Le pessimisme ambiant permet de laisser le monde à lui-même, dans l’indifférence complète pour justifier le repli sur soi. On profite certes des menus plaisirs, mais dans cette médiocrité ennuyée et avide de sensations où s’achève une existence dénaturée. Après avoir appris que l’homme est un être de culture, nous devrons donc réapprendre qu’il fait avant tout partie de la Nature. (exercice 13c)
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L’idée de Nature n’est donc pas une idée parmi d’autres. Elle détermine de part en part la conception que nous avons de notre existence. Le naturel n’est pas lié à un simple effet de mode. La Nature n'est pas elle-même un concept culturel. La compréhension que nous avons de la Nature détermine la qualité et la valeur de notre relation à la Nature, que celle-ci soit de l'ordre de la prédation, de la fusion, de la coexistence.
L'idée de Nature doit être de part en part repensée sur le mode d'un contrat naturel analogue au contrat social. Il faut sortir de la naïveté selon laquelle l'homme vivrait sur lui-même dans un milieu clos, celui de la culture. L’homme qui perd tout contact avec la Nature, n’engendre pas une société meilleure, il ne peut pas être en meilleure relation avec ses semblables. La prédation effrénée de la Nature ne se sépare pas de l’exploitation de l’homme par l’homme.
Trouver une relation juste avec la Nature est un défi que nous laissons aux générations à venir, ce n'est pas une gentille idéologie pour quelques apôtres du "retour à la nature". Nous n'avons pas de choix en dehors du respect de la Nature qui seul peut promouvoir la vie sur cette Terre. Il faut définitivement abandonner ces spéculations vaines sur l'artifice culturel et prendre désormais très au sérieux la question de la place de l'homme dans la Nature.