Vers une philosophie de l'écologie ? Yves Argoaz
Vers une philosophie de l'écologie ?
Yves Argoaz
“Les civilisations sont à l’image des territoires vivants dans lesquels elles plongent leurs racines: diverses. Cette diversité culturelle est menacée comme la diversité biologique, parce que certaines civilisations, convaincues de leur supériorité, prétendent occuper tout l’espace en déclarant leurs valeurs universelles. (...) L’attachement à une communauté identifiée par son parler, ses traditions, ses savoir-faire, son histoire, l’amour d’un territoire qui exprime, par ses paysages, l’âme de cette communauté, est une dimension fondamentale de la personne humaine. Le déracinement est un drame, une source de déstabilisation psychologique et de difficultés existentielles. Le premier droit fondamental de la personne est de posséder une identité et celle-ci se confond avec celle du groupe humain auquel on appartient.”
Antoine Waechter, Dessine-moi une planète (Albin Michel, 1990)
La prise de conscience de l’importance primordiale des questions environnementales par un public toujours plus important dans les pays occidentaux est annonciatrice de révisions déchirantes dans notre façon de voir le monde, dans nos attitudes et comportements, dans nos choix existentiels, et, par voie de conséquence, dans notre système d’économie politique.
En France, Antoine Waechter fut l’un des premiers à réaliser que le véritable enjeux dépassait infiniment l’actualité des combats contre les multiples pollutions de la société industrielle, les tentatives d’ajouter à l’impératif de croissance du niveau de vie celui d’une amélioration de la qualité de vie. Cet écologisme réactif de première génération est certes important. C’est lui qui mobilise aujourd’hui, outre les partis Verts, de nombreuses coordinations ponctuelles contre les marées noires, les usines à risque, la prolifération des transports industriels, les empoisonnements alimentaires ou médicaux et les bombardements de l’OTAN, entre autres. Mais au-delà de cet activisme instrumentalisé par les partis politiques, les lobbies et l’industrie de l’environnement, la nouvelle conscience écologique est porteuse d’un bouleversement philosophique majeur dont les effets se feront sentir progressivement tout au long du nouveau siècle et au bout duquel —on peut s’aventurer à le prédire— la phase d’ exploitation frénétique du monde par l’Occident, inaugurée à l’aube de la Renaissance, se sera définitivement achevée.
Dès le départ, le choix de mots n’est pas neutre, reconnaît Antoine Waechter. Ce n’est pas un hasard si l’on insiste sur le terme d’ “ environnement ”. Cela signifie que le monde n’est considéré que comme l’entourage de l’espèce humaine, une sorte d’arrière-plan qu’elle peut modeler à sa guise pour servir ses propres desseins. “ Cette vision anthropocentriste est conforme à l’esprit de notre civilisation conquérante dont la seule référence est l’homme et dont toute l’action tend à une maîtrise totale de la terre... ” alors que le mot “ nature ” “ est expurgé de tous les discours comme s’il était indécent, tout au moins puéril, d’évoquer ce qu’il désigne. ” 1 La Natura latine signifiait tout simplement la “ naissance ”, comme l’indique sa parenté avec notre verbe “ naître ”. Ce sens concorde avec celui de la physis grecque, issue du verbe phuein (engendrer, produire, faire croître). Cette nature-surgissement ou jaillissement s’oppose à la nature-création des théologiens médiévaux. La première est ouverte, évolutive, en perpétuel renouvellement et transformation, alors que la seconde est fixée, rigide, strictement codifiée, tant du point de vue biologiste qui postule une “ nature humaine ” que du point de vue judéo-chrétien qui postule une morale universelle intangible, la Loi divine, dont l’impératif catégorique kantien et nos droits de l’homme ne sont que des avatars. Les critiques de la conception écologique du monde confondent souvent, par ignorance, ou parfois à dessein, le naturalisme créationniste ou théocentrique, aujourd’hui discrédité alors que la modernité laïque en est l’héritière directe, et ce qu’on peut appeler le “ naturisme ” inhérent à toutes les cultures traditionnelles et conceptualisé par les penseurs pré-socratiques grecs. Le nouveau ministre français de l’Éducation nationale, le philosophe Luc Ferry, qui, il y a dix ans, a publié une violente critique de la pensée écologique2 n’échappe pas à cette confusion .
Cette critique mérite qu’on s’y attarde à plus d’un titre : d’abord parce qu’elle va beaucoup plus loin que les diatribes superficielles, comme celle de l’économiste Gérard Bramoullé3. Ensuite parce qu’elle prend la tournure de la défense et illustration d’un ordre intellectuel établi (celui de l’ “ humanisme ”, de la “ démocratie ”, des “ droits de l’homme ”...) contre ce qui est perçu comme une subversion fantastique et très dangereuse. Enfin parce que l’argumentation de Luc Ferry, fondée sur un grand préjugé et de nombreux petits malentendus, n’étant pas convaincante, elle conforte d’autant plus la justesse de la nouvelle vision écologique du monde à qui tous les espoirs sont désormais permis.
Le grand préjugé de Luc Ferry, c’est celui des modernes selon lequel un progrès décisif et irréversible aurait été accompli par la rupture du judaïsme antique avec la conception païenne, cosmocentrique du monde. Rupture confirmée et accentuée par la révolution chrétienne et laïcisée par la philosophie des Lumières (principalement par Kant et ses héritiers des écoles de Marbourg et de Francfort) . Cette soi-disant progression, d’après Luc Ferry, et Jürgen Habermas avec qui il concorde en tout point4, réside dans “ l’arrachement ” de l’homme aux antiques liens de la communauté traditionnelle supposés entraver sa liberté en le confinant au statut d’objet parmi les autres objets du monde. Selon ce schéma linéaire de l’évolution morale et politique, nous sommes entrés dans l’ère du sujet autonome et de la Loi morale, conquêtes précieuses de la Révolution française inscrites dans nos Constitutions républicaines. Or, les nouvelles visions cosmiques du monde issues de l’ “ écologie profonde ” née en Amérique du nord, et se répandant comme une trainée de poudre en Europe5, remettent en question cet acquis fondateur de la modernité occidentale et menacent de faire retour à une conception holiste, aliénante de l’homme et de la société que nous croyions définitivement abolie dans nos contrées progressistes. C’est pourquoi il faut lui résister à toute force et la dénoncer comme le plus grave danger totalitaire dont nous sommes menacés après la chute des fascismes et du communisme. Pour enfoncer le clou, Luc Ferry compare ce qu’il appelle le fondamentalisme écologique zoophile et anti-humaniste avec le programme de protection des animaux et de la nature élaborée dans les années trente par l’Allemagne nazie ! De surcroît, certains écologistes aggravent leur cas en plaidant ouvertement pour l’identité, les ethnies enracinées et la singularité des traditions populaires (cf. la citation en exergue d’A. Waechter, infra, à laquelle il trouve des ressemblances “ à la virgule près ” avec certains textes allemands de la période hitlérienne).
Luc Ferry n’a pas tort, lorsqu’il voit dans la nouvelle pensée écologique le prolongement de la critique de l’humanisme entreprise par les “ post-modernes ”, disciples de Nietzsche et Heidegger, ou Marx tels, en France, Bataille, Foucault, Deleuze, Derrida, Lacan et Bourdieu qui, malgré leurs divergences, ont pour point commun de remettre en question l’utopie humaniste. Quelques années auparavant, il s’était attaqué à ces auteurs dans La pensée 68, à peu près au même moment où Jürgen Habermas les pourfendait dans son Discours philosophique de la modernité au nom de la même conception, rationnelle et politique, de l’Aufklärung. Critiques post-modernes, philosophies de l’être, pensée écologiste, théories et pratiques du communautarisme sont effectivement de mêche dans la “ déconstruction ” des mythes et des idéologies constituant la trame discursive de la modernité occidentale et le fondement philosophique de sa légitimité politique. L’enjeu est donc de taille, car si ce discours s’effondre —et il est déjà bien battu en brêche— c’est le modèle occidental (celui d’une République universelle des sujets autonomes) qui s’écroule avec lui.
Il est vrai que certaines versions “ intégristes ” de l’écologie profonde prêtent le flanc à la critique en immergeant l’homme dans le tout cosmique au point qu’il s’y noie, et que sa spécificité de constructeur-destructeur de son propre environnement, plus apparente que jamais, n’est pas reconnue, ce qui est tout aussi absurde que de faire de “l’arrachement” de l’homme à son milieu naturel, de “la liberté conçue comme transcendance”, “l’espace proprement humain ” (Luc Ferry).
Comme l’anthropologie philosophique (Gehlen, Portmann, Plessner...) l’a souligné de façon convaincante depuis plusieurs décennies, le propre de l’homme ne réside pas dans le choix manichéen que l’on voudrait nous imposer de part et d’autre entre une fusion dans l’indifférentiation cosmique et l’absolutisation de son autonomie artificielle. L’homme s’arrache souvent de ses communautés d’origine, il rompt avec ses traditions, certes, mais il y fait tout aussi certainement retour, comme l’heureux Ulysse qui, au bout d’un long voyage, revient au pays de ses vertes années. Le dépaysement est source de mal du pays comme le chantait Du Bellay, comme l’apprennent, souvent à leurs dépens tous les exilés, les grands voyageurs, les émigrés. C’est ce jeu du va et vient, de l’installation-désinstallation qui constitue la marge de liberté humaine. Et l’oiseau migrateur aussi, objectera-t-on sans voir qu’ il y a une différence capitale entre la cigogne dont le voyage est une “ niche écologique ” déterminée par l’instinct et l’homme aux instincts forts mais indéterminés (Nietzsche) qui est poussé à partir —et à revenir— sans direction ni délai précis. L’enracinement n’est pas plus une prison dans l’absolu que l’arrachement n’est une liberté dans l’absolu. Ce sont les circonstances, locales et historiques, et la force de caractère permettant de les affronter, qui dicteront les sentiments accompagnant l’un ou l’autre de ces comportements, ou de ces situations. La distinction entre liberté de... (celle de l’esclave qui s’arrache à la domination de son maître) et liberté pour... (celle de l’homme libre qui donne un sens, une responsabilité à sa vie) n’est pas nouvelle. Depuis toujours et sous toutes les latitudes, un esclave stoïque est infiniment plus libre qu’un bourgeois accablé de soucis, perclus d’envies insatisfaites. Dans la société occidentale contemporaine, le mode d’esclavage, maquillé en liberté, est la multiplication des besoins, réels et artificiels, qui contraint les individus à déployer une activité fébrile pour les satisfaire, par le travail et par la consommation. Le mode de liberté le mieux adapté à cette frénésie commerciale illustrée par la gigantesque pollution publicitaire ne peut que consister en un retrait, un exil intérieur couplé à une culture de la frugalité, de l’humilité des plaisirs et de la beauté permettant aux individus dotés d’une capacité personnelle de résistance d’échapper à la machine à broyer les âmes.
L’autosatisfaction proclamée de tous ceux qui, comme Luc Ferry, nous disent que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes hérité des Lumières tant que nous souscrivons à ses impératifs moraux est une imposture qui nous livre de facto, pieds et poings liés, à la terreur économique du marché mondial en nous demandant, par-dessus le marché, de “ positiver ” à l’écoute de ses slogans publicitaires débiles et de croire encore aux pouvoirs “républicains” qui nous ont laissé choir jusqu’à ce degré d’abaissement.
À cet esprit de collaboration avec le plus colossal système d’exploitation du monde jamais mis en œuvre, l’écologie sincère —qui ne peut être que radicale dans ses analyses et sereine sur le terrain, tout au contraire des activistes intégrés dans le système, caractérisés, eux, par une agitation folle derrière des pensées molles— oppose un esprit de résistance. Le seul, sans doute, qui soit capable d’enflammer les imaginations et de capter les énergies populaires résiduelles, après la chute des utopies socialistes et l’effondrement des autorités politiques et religieuses traditionnelles.
Mais pour achever sa traversée du désert et cesser d’être perçue comme étant porteuse d’intérêts catégoriels, comme une simple force d’appoint aux partis de gouvernement, il lui reste un long chemin à accomplir. C’est sur le plan philosophique, qui n’existe qu’à l’état d’ébauche anarchique, que ses principaux efforts doivent porter. Pour sortir du rôle de pompier des catastrophes et des projets de politique corrective de l’économie dominante où il se cantonne généralement, l’écologisme doit présenter une alternative globale. Sans aller toutefois jusqu’au projet de société élaboré qui le pousserait vers l’impasse d’une nouvelle utopie révolutionnaire. La première tâche pourrait être de réfléchir, de tenter de repenser l’homme et le monde (le cosmos), sans hiérarchie privilégiant l’un ou l’autre, mais dans un rapport de co-appartenance et d’interaction permanente. Comme le reconnaît Pierre Rabhi dans ce N° de L’Esprit européen, une telle redéfinition de notre rapport au monde (enfin amical après cinq siècles de prométhéisme hostile !) implique un changement radical de comportement et notamment une rupture avec l’individualisme d’hyperconsommation et de gaspillage. Ce regain d’humilité ( le mot vient d’humus, la terre) et de frugalité présuppose à son tour un autre regard sur le cosmos , une autre éducation ayant pour finalité un souci collectif de l’être, hors de l’arbitraire des modes individualistes, des caprices de l’homo æstheticus, aboutissant éventuellement au réenchantement du monde, à une resacralisation de la nature, de son infinie diversité biologique et culturelle.
Si l’écologie tient à jouer pleinement le rôle qui lui est confié par les vents historiques favorables, elle ne pourra faire l’économie d’une réflexion sérieuse sur le sacré, sur son éclipse, sur les conditions de son retour après la “mort de Dieu”. Il n’est pas question d’envisager ici l’apparition d’une religion nouvelle ni d’accorder des privilèges indus à tel ou tel culte existant. Le religieux ne se crée ni ne se ressuscite artificiellement. Il ne se décrète pas mais il peut s’éveiller lorsque s’épuiseront les figures du nihilisme contemporain. La question la plus urgente, du point de vue écologiste, est de savoir comment renouer avec un très ancien sentiment que l’on pourrait appeler le “cosmocivisme” et qui est tout le contraire de l’indifférence cosmopolitique contemporaine. C’est peut-ëtre en nous posant intensément une telle question qu’apparaîtront des éléments de réponse...
Puis il nous faudra restaurer la chaîne des corps intermédiaires reliant l’individu au cosmos en passant par les cercles d’appartenance que sont famille, pays ou communauté ethnique, nation et empire (la fédération européenne en l’occurence). Chaque partie étant englobée, sans être assimilée, par le niveau supérieur avec pour ultime objectif la volonté de substituer aux impérialismes nationaux à prétention universelle —grands fauteurs de guerres mondiales— une entente planétaire fondée sur le respect et la promotion des identités et non sur leur négation, leur fusion, leur absorption par l’hypermarché mondialiste à direction américaine.
Enfin l’écologisme ne peut que s’engager sans réserve en faveur du maximum de démocratie réelle6 soutenable. Subsidiarité, proportionnalité et initiatives populaires en fournissent quelques recettes principales. Sans l’agir local, le penser global sombre dans un intellectualisme de mauvais aloi, comme le fait justement remarquer Bernard Charbonneau. Une pratique démocratique active est la meilleure parade au pouvoir des oligopoles qui gèrent nos destinées malgré nous. Elle est aussi un moyen efficace de contrer la montée des populismes dont la démagogie et le culte de la personnalité œuvrent le plus souvent en faveur de l’économisme totalitaire.
Yves Argoaz
Notes
1) Antoine Waechter, Dessine-moi une planète. L’écologie maintenant ou jamais, Albin Michel, 1990, p. 151.
2) Luc Ferry, Le nouvel ordre écologique, Grasset & Fasquelle, 1992.
3) Gérard Bramoullé, La peste verte, Les Belles Lettres, 1991. L’auteur se contente de défendre sa sacro-sainte société de consommation contre les écologistes, toutes tendances confondues, avec une forte dose de mauvaise foi, en mettant en relief quelques contradictions dans le discours politique des O.N.G. et des partis Verts.
4) Jürgen Habermas, Le discours philosophique de la modernité, Suhrkamp, 1985, Gallimard 1988.
5) Deux grands promoteurs contemporains de la pensée écologique en Europe ont été l’Allemand Hans Jonas avec Le principe responsabilité, Insel, 1979, Cerf, 1990, et le Français Michel Serres, Le contrat naturel, Flammarion, 1990. Ce dernier a importé des États-Unis, où il a longtemps séjourné en tant qu’universitaire, une bonne partie de ses réflexions écologistes.
6) La distinction entre démocratie réelle, fondée sur la participation active au pouvoir politique et culturel des communautés organiques de base que sont les familles, les communes et les peuples, et démocratie théorique, celle des “grands principes”, des intellectuels, et des écrans de représentativité que sont les partis et les parlements entre le peuple et les décisions prise en son nom, est plus nécessaire que jamais au regard des récentes élections un peu partout en Europe, caractérisées par la croissance inédite du vote protestataire et du taux d’abstention.