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Philosophie de la Nature

Philosophie de la Nature      

    L’expression « philosophie de la Nature » a dans notre culture a reçu plusieurs interprétations. A la modernité, elle a d’abord désigné les travaux des scientifiques explorant le domaine de la physique. Ainsi, Newton écrit en 1687 un traité avec le titre : Principes mathématiques de la Philosophie naturelle. Dans cette leçon, nous parlerons à ce sujet de science de la nature.

    Par la suite, au XIXè, l’expression « philosophie de la Nature » a désigné un courant spéculatif propre à l’idéalisme romantique allemand, en particulier avec Schelling, mais aussi, pour quelques références, Hegel. La lecture des dits textes pourra décontenancer plus d’un lecteur contemporain. Il s’agit en fait de spéculations sur la science et non exactement ce que nous entendrions de prime abord par « philosophie de la Nature ».

    Gardons le terme romantique, pour ce qu’il a représenté dans la poésie et la littérature de Jean Jacques Rousseau à Goethe. Restons proche de ce que l’expression désignerait dans le sens commun aujourd’hui .Ce que nous appellerons ici philosophie de la Nature désigne les formes de Pensée qui  s’inspirent du contact direct avec la Nature. C’est donc  l’expérience sensible qui nous importe et non la spéculation à partir des sciences.

    C’est un projet étrange que de s’aventurer dans ce domaine. D’aucun diront que c’est une sorte de retour en arrière sur des philosophies dépassées. Il y a belle lurette que la pensée universitaire s’est détournée de ce genre de thématique. De plus, dans cette leçon, nous sortirons aussi des chemins tracés pour nous donner la parole à des auteurs absents du cursus philosophique. Nous évoquerons le courant du Transcendantalisme américain, représenté par Ralph Waldo Emerson et Henry David Thoreau.

    Dans les leçons précédentes, nous avons souligné l’importance de l’observation, nous avons aussi vu à quelque point l’itinéraire de la science moderne allait depuis la vision d’une Terre vivante à une Nature morte. Enfin, nous avons vu que le réenchantement de la Nature passait par une relation poétique au monde. Nous allons travailler sur cette question : en quoi la relation de l’homme à la Nature peut-elle contribuer à une authentique sagesse ?

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A. Vivre en amitié avec la Nature

    Dès la première page de son essai, La Nature, Emerson dit que nos philosophies partent trop souvent du connu, de ce qui a été pensée et repensé dans le passé et pas assez de ce qui est, de ce dont nous faisons une expérience directe par nos sens, c’est-à-dire de la Nature. Les générations du passé contemplaient la Nature en face, nous autres épigones d’une trop riche d’érudition, nous contemplons la Nature « par leurs yeux ».  

     1) Alors, « pourquoi n’aurions-nous pas nous aussi une poésie et une philosophie puisées en nous-mêmes « ? « Accueillis pour une courte saison au sein de la nature, dont les flots de vie coulent autour et à travers nous et nous invitent, par les pouvoirs qu’ils donnent, à agir conformément à celle-ci, pourquoi devrions-nous tâtonner parmi les ossements blanchis du passé? ». Il semble que Nietzsche, qui appréciait beaucoup Emerson, se soit souvenu de ces remarques quand il écrivit ses Considérations inactuelles. Nous n’avons pas à « attifer les générations vivantes des oripeaux fanés » du passé pour rencontrer ce qui est, car ce qui est, est intemporel et rien n’est plus intemporel que la perpétuelle jeunesse de la Nature. L’essence des choses ne peut être connue que dans l’intemporel, et sous ce jour « le soleil est aussi brillant aujourd’hui qu’hier ». Nous devrions avoir assez de confiance en nous-mêmes (texte) pour exiger que nos œuvres soient nos propres œuvres, que notre foi soit nôtre et non point un savoir de seconde main.

    Pourquoi chercher la vérité de la Vie en dehors de notre propre vie ? La Vie nous est immédiatement donnée et ainsi : « La condition de chaque homme est la solution sous forme de hiéroglyphe de toute recherche qu’il voudrait mener. Il la vit comme vie avant de la concevoir comme vérité ». Si donc un homme veut chercher la vérité par lui-même, il devra aussi chérir la solitude (texte) et c’est dans la solitude qu’il rencontre l’effusion infinie de la vie dans la Nature. « Nous avons besoin d’une solitude telle qu’elle nous attache à ses révélations » et qui nous tire des mondanités oiseuses et vulgaires qui sont le lot de la pensée commune. Nous pouvons goûter la profondeur de la véritable solitude dans la relation avec la Nature. « Si un homme veut être seul, qu’il regarde les étoiles ».

    Comment la définir ? « La nature, dans son sens courant, fait référence à des essences non-changées par l’homme : l’espace, l’air, la rivière, la feuille. » Comme le dit aussi Aristote, à la différence, « l’art s’applique au mélange de la volonté humaine avec les mêmes objets, comme dans une maison, un canal, une statue, un tableau ». Cependant, ces opérations que l’homme effectue demeurent dans la totalité de ce qui est et ne peuvent se situer au-dehors, et pour tout dire, au regard de la totalité, « un peu couper, un peu cuire, un peu rapiécer, un peu laver », reste assez insignifiant, ou « modique » comme dirait Heidegger. Tout ce que nous séparons, tout ce que nous plaçons dans l’ordre du non-moi, « doit être rangé sous le nom de NATURE ». Dans la perspective la plus vaste, « l’univers est composé de Nature et d’Ame ». La Nature n’existe que pour l’Ame, l’Ame est l’intériorité même de la Nature. Inséparablement. Cependant, quel être humain est assez sensible pour pressentir cette unité secrète ?

    Le drame de la condition humaine s’origine dans la dualité que l’esprit ouvre sous la forme de la séparation. La séparation commence dans la pensée de l’homme et se répand ensuite par sa représentation, puis de là se communique au monde humain qui est construit par la pensée. « La raison pour laquelle le monde manque d’unité et gît brisé et en morceaux, c’est que l’homme est séparé d’avec lui-même ». Au bout du compte, « la ruine ou le vide que nous voyons dans la nature est dans notre œil ». Notre vision en est obscurcie. En l’homme, « l’axe de la vision ne coïncide pas avec l’axe des choses, si bien qu’elles n’apparaissent pas transparentes mais opaques ». L’opacité des choses n’est-ce pas en un sens leur caractère objectif ? Le regard qui obscurcit la vue, n’est-ce pas celui qui objective ? Mais n’est-ce pas à l’approche scientifique et technique que nous devons ce regard objectif porté sur la Nature ? La réponse d’Emerson est nette est sans appel : « La science empirique est de nature à obscurcir la vue et, par la connaissance même des fonctions et des processus, capable de priver l’élève de la virile contemplation du tout». Il n’y a d’unité qu’au sein de la contemplation, mais l’accès à la contemplation relève dans son essence de la sensibilité poétique. Or, « le savant perd le sens de la poésie ». S’il conserve encore en lui un peu de cette sensibilité, il sentira que par ses mesures, par ses relevés quantitatifs, il n’épuise jamais la richesse du monde. « Le naturaliste le plus érudit, qui prête une fidèle et totale attention à la vérité, verra qu’il lui reste beaucoup à apprendre de sa relation au monde, et qu’il n’est pas possible de le faire par une quelconque addition ou soustraction ou comparaison de quantités connues».

    Bref, c’est seulement dans l’expansion qualitative de la relation d’unité au monde que l’intelligence de la totalité peut être appréhendée. Pour y parvenir, il faut maîtrise de soi et humilité. Il faut aussi que la perception soit portée par l’amour. A celui qui veut accéder à une vérité plus profonde, « l’amour lui est aussi nécessaire que la faculté de percevoir. En fait, aucune des deux ne peut atteindre la perfection sans l’autre. Au plein sens du terme, la pensée est ferveur et la ferveur est pensée ». Impossible dès lors de séparer la contemplation du sentiment poétique. (texte) La présence sensible n’existe que sur un Fond d’unité. Là où la poésie s’élève dans le cœur, il y a comme un frémissement du sentiment d’unité. Là n’existe plus des « choses » séparées, nettement identifiées et repérées du point de vue de leur utilité. Les « choses » sont dans la perception. Les impressions résident dans la sensation. Le sentiment qui la de la contemplation de la Nature lui vit dans une « unité d’impression provoquées par la diversité des objets naturels. C’est cela qui distingue le morceau de bois du bûcheron et l’arbre du poète ». La perception panoramique d’un paysage n’isole pas, elle embrasse dans une secrète unité. La Nature le permet, car elle sollicite peu la conceptualisation, elle laisse davantage sa place à l’impression que ne le fait le monde humain.  

    2) Seulement, c’est un peu triste, mais, « à vrai dire, peu d’adultes sont capables de voir la Nature. La plupart des gens ne voient pas le soleil. Du moins en ont-ils une vision très superficielle. Le soleil ne fait qu’éclairer l’œil de l’homme, alors qu’il brille à la fois dans l’œil et dans le cœur de l’enfant. L’amoureux de la nature est celui dont les sens internes et externes sont encore réellement ajustés les uns aux autres et qui a gardé l’esprit d’enfance jusque dans l’âge adulte. Son commerce avec le ciel et la terre devient une part de sa nourriture quotidienne. En présence de la nature, une joie sauvage parcourt cet homme, en dépit des chagrins réels ». L’esprit de l’enfance coïncide avec l’innocence de la perception et une cohérence interne qui donne toute sa sensibilité à la relation avec la Nature. Pour peu que nous ne nous mettions pas à l’écart dans le cours de nos pensées, pour peu que nous ne soyons pas lointains et distraits, nous pouvons réellement sentir la vitalité, le frémissement d’une vie qui est là forte et joyeuse à la fois. La présence, quand elle est liée à la Terre, c’est le sentiment puissant d’être vivant et de pouvoir courir sur l’échine du monde. Etre là. Etre le paysage. Capter le mouvement des nuages. Sentir l’eau qui s’écoule. Suivre du regard les nuances des couleurs d’un soleil couchant. Mais avec cela, il y a cette ardeur vitale d’une vie qui est en constant mouvement, en constante transformation. Il existe un état très particulier dans lequel l’intelligence souveraine de l’homme se marie avec l’instinct retrouvé de la Nature. C’est vers cela que pointent les premières pages des Nourritures terrestres de Gide. C’est aussi ce qu’appelle souvent Nietzsche. Oh future Vigueur ! dit-il souvent. L’un comme l’autre comprennent que cette communion est la santé même. Rien n’est plus sain que la vigueur retrouvée à vivre en amitié avec la Nature.

    Inversement, c’est à prendre tel quel : il y a quelque chose de malsain dans la coupure entre l’homme et la Nature, dans ce état de séparation dans lequel vivent les gens. Dans un tel étant les sens sont faibles, peu coordonnés et comme en exil par apport au réel. La plupart de nos contemporains vivent en citadins, loin de la Terre et n’ont de relation à la Nature que conceptuelle. La Nature, pour la plupart d’entre nous, c’est une série de cartes postales, d’émissions TV… ou bien des clips publicitaires pour du shampoings ou du fromage. Une Nature vue en image du fond d’un canapé. Ce n’est pas le plaisir de marcher d’un pas alerte au milieu des bois, de sentir l’odeur de l’humus, d’écouter un chant d’oiseau, ou de poser la main sur un tronc couvert de mousse. L’euphorie vitale d’un enfant qui court pour monter une colline fait plaisir à voir, c’est un peu comme si, à travers lui, nous nous sentions revivre. A une époque qui entretient l’hallucination de l’écran, la séduction de l’image, nous entretenons une excitation mentale constante, mais cette excitation du mental n’a rien à voir avec la saine vigueur du contact avec la Nature. Elle ne concerne que la relation artificielle entre l’intellect et l’émotionnel. Si cette relation n’est pas équilibrée par une perception vivante du réel, par le jeu du corps dans le paysage de la Terre, elle est névrotique. Un homme complètement coupé de la Nature est désensibilisé. Il est comme le dit souvent Krishnamurti, dangereux (texte). Cruel par insensibilité. Plus la sensibilité de l’homme est immergée dans la Nature, plus il vit en communion avec elle et plus il est à même de lui prodiguer des soins. Et Emerson d’écrire : « Je n’ai pas d’hostilité envers la nature, mais plutôt l’amour d’un enfant. Parlons lui gentiment. Je vis et m’épanouis dans la tiédeur du jour comme le blé ou le melon. Je ne souhaite pas jeter des pierres à mon admirable mère, ni souiller mon tendre nid. Je veux seulement indiquer la véritable position de la nature vis-à-vis de l’homme, là où toute véritable éducation tend à l’établir ; la poursuivre de ce but, c’est-à-dire l’union de l’homme avec la nature étant l’objet de la vie humaine ». C’est à tort que l’on a voulu opposer l’homme et la Nature, aussi bien d’un point de vue théorique, que d’un point de vue pratique et technique. Non seulement cette opposition relève d’un orgueil insensé, (texte) mais elle conduit à des absurdités notoires. L’homme ne peut pas sortir de la Nature ni seulement s’imaginer qu’il n’en fait pas partie. Il peut seulement le croire en ne considérant en lui-même que la pensée. (texte) Pour le reste, il est un enfant de la Terre et une créature naturelle et rien d’autre. Et puisque nous sommes avec Emerson, il faut lire le texte extraordinaire du chef Seattle qui marqua la défaite des nations amérindiennes (texte).

B. Beauté de la Nature, forêt des symboles

    « Il est un besoin plus noble que satisfait la nature, à savoir l’amour de la beauté. Les anciens appelaient le monde « cosmos » : beauté. La constitution de toutes choses est telle, ou tel est le pouvoir plastique de l’œil humain, que les formes primaire, le ciel, la montagne, l’arbre, l’animal, nous procurent du plaisir en et pour elles-mêmes ; un plaisir naissant de la ligne, de la couleur, du mouvement et de l’ordre». (texte)

    1) Il n’y a pas de sensibilité esthétique entièrement coupée de la nature, car celui-là qui aime les formes de l’art sait aussi en trouver l’harmonie dans la Nature. Qui plus est, l’homme a besoin de vivre dans la beauté et la manière la plus simple de pouvoir la trouver est d’aller à la rencontre de la nature. Emerson prend soin de noter qu’il ne s’agit pas seulement de reconnaître la beauté de certains êtres naturels, car la beauté est dans l’œil de celui qui contemple. La lumière à elle seule peut embellir n’importe quel objet. « Il n’existe pas d’objet si répugnant qu’une lumière intense ne puisse rendre beau. L’excitation qu’elle provoque sur le sens de la vue et une sorte d’infinité qui est en elle, comme l’espace et le temps, rend gaie toute matière. Même un cadavre possède sa propre beauté. »

    Nous avons vu la thèse grecque selon laquelle La beauté réside dans la forme, pour autant qu’elle tient à l’harmonie. Et la nature contient une immense variété de formes qui sont agréables à l’œil : « la vigne, la pomme de pin, l’épi de blé, l’œuf, les ailes et la forme de nombre d’oiseaux, la griffe du lion, le serpent, le papillon, les coquillages, la flamme, les nuages » etc.  La libre perception des formes naturelles est déjà un plaisir et, chez celui qui s’est racorni dans une activité pernicieuse,  elle agit en restaurant la santé. L’homme qui s’est enfermé tout le jour dans une besogne bruyante respire et revit en contemplant « le ciel et les bois, et il se sent de nouveau un homme. Dans leur calme éternel, il se retrouve lui-même. La bonne santé de l’oeil semble réclamer l’horizon. Nous ne sommes jamais las, tant que nous pouvons voir assez loin ». Non seulement cela, mais l’ouverture du paysage est une invitation de l’unité. Ces collines, ces nuages qui flottent. « Depuis la terre, comme d’un rivage, je plonge mes regards dans cette mer silencieuse. Il me semble participer à ses transformations rapides ; l’envoûtant sortilège atteint ma poussière et je me dilate et m’unis au vent du matin ». 

    Si ce n’était ce dernier passage d’expansion mystique de la contemplation dans la conscience d’unité, ce qu’Emerson dit ici s’inscrit directement dans le prolongement de Kant dans sa Critique de la Faculté de juger où l’on trouve des passages semblables. En fait Emerson a lu le poète et philosophie anglais S.T. Coleridge. Or Coleridge Dans Aid to Reflection, adapte et interprète le Kant de la seconde critique (très appréciée par les romantiques). Ce qu’Emerson en a retenu, c’est qu’à travers l’expérience esthétique, nous découvrons qu’au-dessus de la rationalité et de la science, œuvre de la raison, il y a une capacité d’intuition qui délivre la véritable connaissance. Le terme Transcendantalisme, pour désigner le courant qui naît avec Emerson et Thoreau vient de cette filiation.

    La contemplation de la Nature est bien plus qu’une perception au sens ordinaire du terme, elle est une effusion qui introduit à une connaissance métaphysique. La communion poétique avec la Nature est intuitive et elle nous renvoie à l’immanence de l’Absolu en chacun de ses éléments. En termes techniques on parlera de transcendance. Mais la transcendance ici n’est  pas celle du surnaturel des religions, mais une transcendance intérieure qui fait que les êtres naturels nous portent dans une Présence qui les soutient qui est celle de la Totalité de l’Etre. Celui qui voit vraiment la Nature et qui n’est pas aveugle la voit avec révérence, car il la voit dans l’espace de la grandeur qui appartient au Sacré. De l’esprit d’enfance, il a conservé cette relation subtile entre les sens externes et les sens internes dont parlait Rousseau dans Les Rêveries du Promeneur solitaire. Pour Emerson, cette relation à la Nature est une nourriture spirituelle. Là où il y avait deux entités séparées, le moi et la Nature, la contemplation fait sentir la commune Présence, de sorte que le soi est pressenti dans son essence comme identique à la Nature elle-même.

    Il ne peut donc pas y avoir d’opposition radicale entre la beauté de la nature et la beauté de l’art. D’un côté « l’intellect cherche à découvrir l’ordre absolu des choses tel qu’il repose dans l’esprit de Dieu » ; cependant, d’ordinaire, le pouvoir de l’intellect et celui de l’action semblent se succéder, un peu comme le repos et l’activité chez l’animal. Or la beauté de la Nature a ceci de particulier qu’elle tend à se reformer « elle-même dans l’esprit, non pour une contemplation stérile, mais pour une nouvelle création ». (texte)

    « Tous les hommes sont dans une certaine mesure impressionnés par l’aspect du monde, quelques-uns même jusqu’à en éprouver du plaisir. Cet amour de la beauté, c’est le Goût. D’autres ressentent cet amour à un degré tel que, non contents d’admirer seulement, ils cherchent à l’incarner dans de nouvelles formes. Créer la beauté, c’est l’Art ». Mais parce que l’homme est une créature par laquelle la Nature elle-même est devenue consciente, « une œuvre d’art est un condensé ou un résumé du monde. Elle est en miniature le résultat ou l’expression de la nature ». Inversement, « l’art n’est-il rien d’autre que la nature distillée dans l’alambic de l’homme ».  Il y a une loi cosmique par laquelle le Tout est présent dans chacune de ses parties, en termes modernes, on parle de principe hologramatique. En vertu de cette loi, l’unité ne se perd jamais dans la diversité, mais au contraire la porte. Ce par quoi une chose est unique, sa singularité est ce confluent dans lequel l’unité se donne à elle-même dans la diversité. Tel est le mystère de la beauté. Le paradoxe est que « la nature est un océan de formes radicalement semblables et en même temps uniques. Une feuille, un rayon de soleil, un paysage, la mer ont un effet analogue sur l’esprit. Ce qui leur est commun à tous –cette perfection, cette harmonie-, c’est la beauté ». Fragmentez la perception dans des objets distincts et la beauté disparaît. Conservez l’unité et retrouvez la dans chaque chose de manière originale… et le sentiment de la beauté vous revient.

    « Rien n’est tout à fait beau  tout seul, rien n’est beau que dans le tout. Un objet isolé n’est beau que dans la mesure où il suggère cette grâce universelle. Le poète, le peintre, le sculpteur, le musicien, l’architecte s’efforcent chacun de concentrer ce rayonnement du monde sur un point unique ».

    2) Si la grâce de la beauté s’écoule de manière identique dans la nature et dans l’art, si la beauté ne se réduit pas à la matière, ni même à la forme, mais participe de la puissance de manifestation de l’Absolu, c’est que « la nature est le symbole de l’esprit». Et comme la fonction symbolique est donnée à l’homme dans le langage, le langage doit avoir lui aussi sa parenté avec la Nature. C’est ce qu’explique le chapitre IV de La Nature.

    Emerson observe que les mots ont constamment maille à partir avec des faits naturels. « Chaque mot employé, pour exprimer un fait intellectuel ou moral s’avère, si l’on remonte jusqu’à sa racine, tiré de quelque apparence matérielle ». Suivent des exemples : En anglais, vrai (right) signifie droit, faux (wrong) signifie tordu. Esprit veut dire souffle à l’origine… Nous disons le cœur pour exprimer l’émotion, la tête pour signifier la pensée ». Certes, si nous suivons la voie de l’histoire, l’origine du processus nous demeure inconnue ; toutefois, nous pouvons aussi observer combien il est facile même pour une enfant de transformer un nom de chose en verbe, dès l’instant où il lui est nécessaire d’exprimer un acte mental.

    Nous pourrions, en nous appuyant sur la linguistique, chercher querelle à Emerson, séparer le langage et la Nature et considérer que l’expression repose sur les conventions humaines et l’arbitraire du signe. Emerson ne l’entend pas ainsi. Disons qu’il est dans ce débat nettement du côté de Cratyle et non d’Hermogène. Il existe une relation entre le nom et la chose, entre le nom, la chose et l’idée, entre le plan de nom et la forme, parce que « ce ne sont pas les mots seulement qui sont emblématiques : ce sont les choses elles-mêmes qui le sont. Tout phénomène naturel est le symbole de quelque phénomène spirituel ». (texte) Toute apparence naturelle est l’apparence d’un phénomène spirituel et donc correspond à un état de l’esprit. Le concept appelle toujours une image. Une description intellectuelle trouve toujours de quoi la figurer dans une image naturelle. L’homme rusé est tel le renard, l’homme stable sur ses bases est tel un roc, l’innocence est telle un agneau, l’habileté maligne est semblable au serpent. Rien de surprenant à ce que la connaissance soit associée à la lumière et l’ignorance à l’obscurité. De même le fleuve qui s’écoule appelle tout naturellement l’image du Devenir etc. On voit donc « qu’il n’est rien de hasardeux ou de capricieux dans ces analogies mais qu’elles sont constantes et qu’elles imprègnent la nature ». Nous avons trop concédé à l’imagination libre des poètes et nous avons mal compris que le meilleur de l’inspiration n’est pas « personnel », mais suit des voies toutes tracées dans la Nature. L’intelligence est par nature analogique. Elle effectue des relations, voit des rapports entre les objets et la saisie même d’un rapport est un accès à l’intelligible. L’objet est mis en relation avec le sujet. Sans cela, il n’y a plus vraiment de sens, mais seulement des faits isolés. Ainsi, les faits de l’histoire naturelle seraient sans valeur s’ils n’étaient sertis dans une trame intelligible, ils seraient aussi stériles « qu’un sexe isolé ». Inversement, dès qu’une observation est nourrie d’intelligence, même le plus petit détail devient signifiant. L’intelligence voit les rapports d’analogie.

    En raison de cette correspondance première entre la nature et l’esprit, a) on trouvera que dans les langues les plus anciennes, l’expression est riche et très imagée. C’est une remarque de Rousseau dans L’Essai sur l’Origine des Langues. Plus nous remontons dans le temps et plus le langage est poétique. b) De la suit aussi que le talent d’un homme à marier dans son expression la pensée à un symbole adéquat tient largement à son naturel –en donnant à ce mot la plénitude de son sens-. La simplicité de son caractère. « La capacité d’un homme à faire coïncider sa pensée avec son symbole adéquat, et donc de l’exprimer, dépend de la simplicité de son caractère, c’est-à-dire de son amour pour la vérité et de son désir de la faire connaître sans rien omettre ». Inversement, et c’est une remarque profonde, « la corruption de l’homme est suivie par la corruption du langage. Quand la simplicité du caractère et la souveraineté des idées sont rompus par la prédominance des désirs secondaires –désir de la richesse, du plaisir, du pouvoir et des louanges-, et que la duplicité et le mensonge prennent la place de la simplicité et de la vérité, le pouvoir exercé sur la nature en tant qu’interprète de la volonté est perdu jusqu’à un certain point». Bref, les désirs de l’ego induisent une sophistication qui engendre la perte du naturel, c’est-à-dire la perte de la spontanéité par laquelle l’homme peut poétiquement exprimer les voix suggestives de la nature. Le citadin enclot dans son monde et menant, « dans le tumulte des villes et la fièvre de la politique », une vie artificielle paie le prix en dévalant la parole dans des platitudes ou la trivialité. Il y a quelque chose de sain et de tonique pour le poète à conserver une relation forte avec la Terre. « Une vie en harmonie avec la nature, l’amour de la vérité et de la vertu purifieront le regard au point de le rendre apte à en comprendre le texte. Nous pouvons parvenir à saisir par degrés le sens des objets permanents de la nature jusqu’à ce que le monde nous soit comme un livre ouvert et chaque forme révélatrice de sa vie cachée et de sa fin ». (texte)

    De ce point de vue, il n’y a pas d’opposition entre poésie et philosophie. C’est d’ailleurs une originalité des écrits du Transcendantalisme de mêler heureusement poésie et philosophie. Le poète se distingue là où la fin recherchée est la Beauté ; le philosophe s’affirme là où la fin recherchée est la Vérité. Là où le philosophe trouve la loi des choses dans l’Idée, le poète y découvre l’exaltation de la beauté. Ainsi, « Le vrai philosophe et le vrai poète ne font qu'un, et la beauté, qui est vérité, et la vérité, qui est beauté, sont le but qu'ils partagent en commun. Le charme d'une définition de Platon ou d'Aristote n'est-il pas tout à fait semblable à celui de l'Antigone de Sophocle? Dans les deux cas, une vie spirituelle a été insufflée à la nature, la masse apparemment solide de la matière a été envahie et dissoute par une pensée, le faible être humain a pénétré les vastes masses de la nature de son âme ordonnatrice et s'est reconnu dans leur harmonie, c'est-à-dire en a saisi les lois ». (texte)

C. La nature, l'idéal et l'art de vivre

Quelques dédains critiques ou une compréhension superficielle pourraient laisser croire que cette philosophie de la nature s’achève dans une sorte de mystique contemplative et n’a que peu d’incidences pratiques. Erreur que dément très vite la lecture d’Emerson et de Thoreau, car ce qui les caractérise l’un et l’autre c’est précisément une vigueur pragmatique constante. Les transcendantalistes sont dans l’âme des réformateurs. Pas des théoriciens ni des rêveurs. Il faut s’en souvenir. Quand Emerson parle de vertu, c’est dans le sens des écrivains romains pour qui la vertu était une force virile. Il évoque la relation entre la nature et la vertu dès le début de son essai. Nous allons voir que c’est précisément la tension impliquée par le choix décisif de l’action et le souci de réforme de soi qui pose problème dans la cohérence de la pensée d’Emerson. Le chapitre V de La Nature s’intitule discipline. En quel sens la nature peut-elle être une discipline ?

 1) D’abord parce que « notre commerce avec les objets sensibles est un exercice continuel pour le nécessaire apprentissage de la différence et de la similitude, de l’ordre, de l’être et du paraître, de l’adaptation progressive, de l’ascension qui mène du particulier au général, de l’alliance des force multiples en vue d’une fin unique ». Emerson parler ici de discipline de l’entendement. Est incus dans cette approche la vigueur du sens de l’observation. C’est au contact direct de la nature que l’intellect peut se déployer avec pertinence. C’est aussi une leçon de pragmatisme  qui tient en une formule : « les bonnes idées ne valent pas mieux que les beaux rêves à moins d’être réalisées ». La nature développe en nous le pouvoir de l’attention. Elle nous soumet dans la pratique au régime de la vérité et de l’erreur. C’est seulement en relation à l’observation, et jamais détachée d’elle, que le sens de la discrimination doit être développé. Ce qui est l’usage propre de l’intellect. Plus exactement, c’est dans une constante affinité avec la nature que la « perception des différences » peut être affinée. De ce point de vue où est la sagesse ? « Le sage manifeste sa sagesse dans sa capacité à séparer, à graduer, et son échelle des êtres et des mérites est aussi large que celle de la nature ». Emerson n’hésite pas, à l’image d’Aristote, à inclure l’observation scientifique dans ce registre, mais seulement pour autant qu’elle contribue à une élévation du fait vers le principe métaphysique. Les transcendantalistes ne rejettent pas la science. Disons qu’ils en ont une interprétation dans le prolongement de celle de Goethe.

 Ensuite, il faut dire que la nature contribue à la formation psychologique de la volonté. L’enfant prend possession de ses sens et apprend «  ce secret qu’il peut plier sous sa volonté non seulement tels événements particuliers, mais encore de grandes séries, sinon l’ensemble des événements et par là mettre la totalité des choses en conformité avec son caractère». La nature est bonne fille, elle accepte la domination de l’homme et lui offre ses royaumes. Notons au passage qu’Emerson ici ne pense pas à la technique, il reste dans le contexte du volontarisme. Au sens de Maine de Biran. Aucune remarque sur la volonté de puissance de l’ego à l’égard de la Nature dans ce passage. Il s’agit au contraire d’une exaltation du moi volontaire.

Emerson admet que la pensée finit par venir « à bout de toutes choses et les réduit à sa merci, jusqu’à ce qu’à la fin le monde ne soit plus qu’une volonté réalisée, la réplique exacte de l’homme ». Une telle déclaration tend nettement vers l’idéalisme. Toutefois, Emerson soutient que l’intellectuel se forme non par le savoir seulement mais aussi par l’action. Pensons à l’influence de William James, fondateur du pragmatisme.

C’est entre ces deux pôles que naît une tension. De fait, Emerson se voit contraint de consacrer son chapitre VI à l’idéalisme. On sent dès le début l’influence de Berkeley. Nous lisons page 58 : « Que la nature bénéficie d’une existence concrète ou qu’elle ne soit qu’une vision de l’esprit, c’est tout aussi bon pour moi et tout aussi vénérable ». Le pragmatisme est dans la première formule, l’idéalisme dans la seconde. (texte) Emerson défend la cohérence de l’idéalisme un peu plus loin. Selon Berkeley, les lois de la Nature sont le langage que Dieu nous parle et « Dieu ne se joue jamais de nous et ne veut pas compromettre la fin de la nature en autorisant la plus petite inconséquence dans son déroulement ». Cependant, « tandis que nous adhérons au principe de la permanence des lois naturelles, la question de l’existence absolue de la nature demeure ouverte ». La nature est le champ de la Manifestation relative et tout ce qui s’y rencontre est seulement phénomène. La phénoménalité est par essence impermanente et non-substantielle. Nous savons qu’il appartient à l’attitude naturelle de poser la croyance dans une existence extérieure dans laquelle nous serions nous-mêmes jetés. Emerson estime que l’exercice de la raison met en « suspension » cette croyance. Pourtant, si la raison est par là entraînée à « des visions plus graves et sérieuses », ce que retient Emerson, c’est que la sensibilité elle s’éveille à la grâce et l’expression de la Nature. C’est la vie sensible et ses pouvoirs propres qui se rencontrent dans le jeu de la phénoménalité. « Les meilleurs moments de la vie sont ces délicieux réveils de nos facultés les plus hautes». La non-substantialité de ce qui est purement phénoménal implique que tout ce qui apparaît à tire d’objet dans l’espace-temps-causalité est en un sens irréel. Du point de vue de l’Etre absolu, l’existence phénoménale est une succession de vagues qui s’élèves un moment puis disparaissent. La perception ne porte jamais que sur une apparence. « Il suffit à un homme qui voyage rarement de prendre la diligence et de traverser sa propre ville pour voir les rues se transformer en spectacle de marionnettes. Les hommes, les femmes – parlant, cousant, trafiquant, se battant – l’artisan consciencieux, le paresseux, le mendiant, les petits garçons, les chiens sont complètement irréels ». Rappelons-nous ce que nous avions montré avec Douglas Harding. Ce qui fait l’originalité d’Emerson, c’est qu’il ne s’enfonce pas dans les implications métaphysique, mais qu’il regarde en poète le Jeu de la phénoménalité dans la Nature. Le poète voit dans la matière le symbole, une existence fluide à laquelle il imprime sa marque. D’où un éloge assez long à Shakespeare qui se termine par une distinction entre le poète et le philosophe. (texte)

2) D’où l’importance de la beauté.  (texte) Nous avons vu que pour les grecs, le Beau et le Bien ultimement vont nécessairement ensemble. Problème : il y a chez Emerson un lyrisme qui le porte à passer allègrement de la beauté esthétique à la loi morale, d’une manière logiquement assez légère. Nous avons vu précédemment les critiques de John Stuart Mill pour qui on ne peut pas tirer des lois scientifiques (descriptives) des lois morales (normatives). Pour Mill, la nature ne peut en aucun cas constituer un modèle moral. C’est même presque l’inverse, elle nous montre de telles horreurs qu’il ne faut en aucun car y chercher un guide du bien et du mal. Alors dire avec Emerson que la nature « proclament à l’homme les lois qui régissent le bien et le mal », qu’elle lui fait « entendre en écho chacun des Dix Commandements », ou encore que qu’elle « est toujours l’alliée de la religion », c’est plutôt indigeste. On comprend l’irritation des annotations de Nietzsche en marge des Essais d’Emerson ! C’est le côté religieux au sens du pasteur qui monte en chaire qui irrite.

A la défense d’Emerson disons qu’il ne s’appuie pas sur la physique ni sur la science en général. Il part du pressentiment poétique de ce que le Bien est immanent à la Nature, car il y a mille signes qui attestent qu’une finalité est à l’œuvre en elle qui concourt à la promotion de la Vie. Il n’est pas possible qu’il y ait autant de beauté et d’intelligence dans la Nature sans qu’un principe du Bien ne s’y trouve.  « La nature se montre  éclatante dans ses formes, ses couleurs et ses mouvements, afin que chaque globe au fond du ciel le plus lointain, chaque transformation chimique, depuis le cristal le plus grossier jusqu’aux lois du vivant, chaque évolution dans le monde végétal, du principe premier de la croissance à l’œuvre dans le bourgeon jusqu’aux forêts tropicales… », suggèrent que la Nature porte en elle un Principe bienveillant… Mais une « morale » c’est autre chose ! On ne voit vraiment pas comment on pourrait en tirer une quelconque évidence des « lois qui régissent le bien et le mal ». De même, l’affirmation : « Tout processus naturel est la traduction d’une loi morale » est passablement incompréhensible.

Par contre, là où nous pouvons suivre Emerson, c’est dans l’idée que la relation avec la Nature est très formatrice pour le sentiment moral. Rien ne vaut le solide contact de la Terre pour redonner un peu de bon sens à notre existence et former des vertus. Il est aussi vrai que l’amour de la Nature peut inspirer de magnifiques élans de générosité et éveiller la bonté. Parlons donc de qualités de caractère et non de « morale » au sens des principes et ce sera plus clair. « Qui saura deviner ce que le courage du pêcheur doit au rocher battu par la mer, combien la paix intérieure de l’homme s’inspire du ciel azuré, dans les profondeurs immaculées duquel les vents pourchassent sans relâche les noirs troupeaux des nuées d’orage, le laissant sans ride ni tache… ? »

Enfin, et surtout, la relation vivante avec la nature donne justement au naturel toute sa vigueur. C’est là qu’Emerson est tout à fait génial et qu’il séduit Nietzsche. En effet, l’action portée vers le Bien n’est pas un caprice ou une fantaisie ; elle a une résonance universelle, parce qu’elle est une affirmation de la Nature elle-même. C’est pourquoi elle possède aussi une grâce naturelle. « Toute action naturelle est pleine de grâce. Tout acte héroïque est également approprié et fait resplendir le lieu  et la compagnie. Les grandes actions nous apprennent que l’univers est la propriété de chacun des individus qui le composent ». Emerson a lu Thomas Carlyle et il est même son éditeur aux USA. Carlyle est de ces auteurs qui sont portés à une très vive critique sociale et qui revendiquent l’affirmation absolument originale de l’individu. Carlyle développe une théorie du grand homme qu’Emerson reprend à son compte mais qu’il interprète d’une manière tout à fait originale en reliant la force intérieure du caractère à la nature. Emerson montre dans La Confiance en soi (texte) que l’indépendance d’esprit qui fait la grandeur s’affaiblit dans le «social ». Elle risque de se diluer dans les marais des relations sociales superficielles. C’est au contact de la Nature qu’un homme est retrempé et qu’il récupère ses forces vives. L’homme a besoin du contact avec la Nature pour retrouver la vigueur et l’originalité qui est la sienne. Il y a une expression qui revient souvent chez Emerson et qui est le pivot de toute sa philosophie : self-reliance. Dans notre relation avec la vie, nous devons trouver la résolution du Soi, la force puisée en soi qui, dépassant toute adversité externe, permet de ne « compter que sur soi ». C’est aussi une idée que l’on retrouve très fortement chez Thoreau. Nous avons, à plusieurs reprises dans ces leçons, employé l’expression d’auto-référence dans un sens identique. Ce qu’Emerson a magistralement montré dans toute son œuvre, c’est un goût prononcé pour l’indépendance d’esprit. Il y a en chaque homme une originalité qui lui vient de la nature et qu’il se doit d’exprimer pour ne pas se trahir lui-même, c’est-à-dire occulter sa véritable nature. Sortir du conformisme, (texte) de l’imitation, faire jaillir le naturel, c’est tout à la fois manifester la nature et exprimer une humanité authentique. Il y a un « magnétisme que toute action originale » qui nous conduit « à cette source, à la fois l'essence du génie, de la vertu et de la vie, que nous appelons Spontanéité ou Instinct ». Ce qui vient de cette source auto-référente, est sagesse d’homme à la mesure de ce qu’il est. L’amitié, selon les transcendantalistes, appelle directement à cette authenticité devant soi-même. « Ma vie existe pour elle-même et non pour la parade. Je préfère de beaucoup qu'elle existe sur un mode mineur afin d'être égale et authentique, plutôt que de briller d'un éclat instable. Je souhaite qu'elle soit douce et saine et n'ai nul besoin de régime et de saignées. Je demande la preuve première de votre qualité d'homme». (texte) Une humanité de seconde main, faite d’opinions convenue ne vaut pas un clou. Plutôt que de privilégier le modèle de l’individu « bien inséré socialement », Emerson n’hésite pas à faire l’apologie du révolté, dans la mesure où celui-ci a d’avantage d’authenticité. Il n’hésite pas à se moquer des salons bienséants, des église bien-pensantes et il ironise sur la bigoterie altruiste.

 « Ce que je dois faire est tout ce qui me concerne, non pas ce que pensent les gens. Cette règle également ardue dans la vie pratique et la vie intellectuelle peut servir à mesurer toute la différence entre la grandeur et la bassesse. Elle est d'autant plus ardue que vous trouverez toujours des gens pour penser qu'ils savent ce qu'est votre devoir, mieux que vous ne le savez vous-même. Il est facile étant dans le monde, de vivre selon l'opinion du monde;  il est facile dans la solitude de vivre selon la nôtre, mais il a de la grandeur, celui qui au milieu de la foule garde avec une suavité parfaite l'indépendance de la solitude".

 Parce que l’indépendance d’esprit est la vie elle-même et que la Vie ne se situe que dans le présent, le souci d’une absolue cohérence avec des convictions exprimées dans le passé n’est pas non plus de mise ! Emerson revendique le droit de ne pas figer la vie dans une figure étriquée de cohérence. Le droit de se contredire (texte) est par avance acquis dès lors que les situations sont différentes, que les temps ont changé et que ce qui importe, c’est d’exprimer à voix haute ce que chaque instant a de neuf. La parole juste et vraie, ce n’est pas une manière de se poser de façon ostentatoire. Ce n’est pas non plus la répétition de ce qui a déjà été prononcé et le souci apeuré de ne pas se contredire. Ceux qui ont peur de se contredire n’ont qu’a se taire ! La Vie est si complexe qu’elle est, au regard de l’intellect, bien souvent paradoxale. Ce qui était vu d’une manière peut se révéler d’un autre manière, complètement différent. Ce qui importe, c’est de dire la vérité maintenant, sans se soucier d’un souci de cohérence formelle avec les dires du passé. A chaque fois qu’un homme fait passer une vérité dans sa vie, il le fait de manière originale. La source de la sagesse est impersonnelle et cependant, toute expression  humaine l’incarne d’une façon chaque fois nouvelle et originale, comme est chaque fois nouvelle et originale la recherche de la sagesse. Cependant, comme Platon le disait au sujet de l’origine de l’art, la sagesse est elle-même une inspiration qui fait que l’homme qu’elle vient visiter n’en n’est jamais que le messager et jamais le propriétaire. « Nous nous trouvons dans les bras d'une immense intelligence qui fait de nous les récepteurs de la vérité et les organes de son activité. Lorsque nous discernons la justice, lorsque nous discernons la vérité, nous ne faisons rien par nous-même mais nous laissons passer ses rayons. Si nous demandons d'où cela vient, nos nous cherchons à découvrir le secret de cette âme qui est cause, toute philosophie est fautive. Tout ce que nous pouvons affirmer, c'est sa présence ou son absence ». (texte)

3) L’effacement du moi est essentiel, la plus haute vertu e



22/12/2009
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