Pure Performance Mountain Riding

LE BONHEUR DANS "L'INCONNU"..ELLA MAILLART

LE BONHEUR DANS "L'INCONNU"..ELLA MAILLART

 

J'ai rencontré Ella Maillart en 1952 pour lui demander des avis sur la route Genève-Madras qu'elle avait faite à deux reprises et que nous comptions, un ami et moi, emprunter. Ses conseils furent d'une sobriété toute britannique : "Partout où des hommes vivent, un voyageur peut vivre aussi..." et "essayez donc cette route, et si elle ne vous convient pas, rentrez!" Elle s'amusait en nous donnant ce maigre viatique qui comprenait pourtant l'essentiel"

Ella Maillart/Nicolas Bouvier, Témoins d'un monde disparu, Zoé, 2002 :

Enfin quand il n'y a vraiment rien que les montagnes, la carcasse des bêtes abandonnées et le sable, le seul cheminement quotidien, la grande dérive du voyage, prend son sens véri­table et, pour celui qui s'y abandonne, sécrète une sorte de bonheur. Je suis resté dans l'ombre bénéfique de cette lecture longtemps après l'avoir achevée. Je crois que le princi­pal mérite de ce récit magnifique est d'être aussi un livre heureux. Sur l'exemplaire qu'elle m'a donné, l'au­teur a écrit « un voyage où il ne se passe rien, mais ce rien me comblera toute ma vie ».Nicolas Bouvier préface à Oasis Interdites

Le 20 février 1903, naissance d'Ella Maillart à Genève. D’un père négociant en fourrures et d’une mère danoise sportive et non-conformiste et qui va très tôt l’initier au ski. Dès l'enfance, Ella se passionne pour la lecture de livres d’aventures, les cartes, les livres de  Joseph Conrad ou de Jack London. Ses parents s'installent au bord du Léman où elle y rencontre Hermine de Saussure, "Miette", fille d'un officier de marine français. la jeune femme délaisse rapidement les études au profit, avec son amie, de la pratique de la voile sur le lac Léman  où elles gagnent des régates. Ella (surnom kini) a seize  ans quand elle fonde le premier club féminin de hockey sur terre en Suisse romande, le Champel Hockey Club .

 Elles ont à peine 20ans quand, sur un cotre de sept mètres de long, elles font seules, et sans moteur, la traversée pour la Corse. Elles se lient avec Alain Gerbault  avant sa première traversée de l'Atlantique en solitaire.  Elles embarquent, parmi quatre filles, à bord d'un vieux yawl de 14 tonnes, le Bonita, pour la Corse, la Sardaigne, la Sicile, puis, suivant les traces d'Ulysse, les îles ioniennes et Ithaque. Enfin, sur un thonier qu'elles ont gréé, le yawl Atalante, elles tentent de rééditer l'exploit d'Alain Gerbault. Mais à une semaine des côtes bretonnes, Miette, qui est à la fois l'armateur et le capitaine, tombe malade et abandonne l'aventure. Ella Maillart renonce alors à passer son existence en mer.

 De ces premières années de voyage, en mer, naîtra La Vagabonde des mers, livre dans lequel elle écrit : " Je n'avais en tête qu'une ambition : devenir un vrai bourlingueur des mers. En sorte que rien n'a plus compté à mes yeux. Jamais je n'ai raisonnablement songé à mener une vie rangée ".

En 1930, après ses rêves de mer, elle entreprend, à vingt-six ans, un premier voyage terrestre à Moscou. Cela la met définitivement sur la longue route de l'Orient et décide de sa carrière d'écrivain et de photographe. C'est grâce à l'aide financière de la veuve de Jack London, rencontrée peu de temps auparavant à Berlin que ce voyage est rendu possible.  

 Son deuxième périple l'amène avec des voyageurs russes chez les Kirghizes, puis seule, sans visa, au Turkestan (elle en tire un récit : DES monts Célestes aux sables Rouges )  . En train, en auto, en bateau et à dos de chameau, elle traverse le territoire autonome du Karakalpak, puis s'enfonce dans le désert du Kizil-Koum jusqu'à proximité de la mer d'Aral. Navigation aux étoiles, nuits sous la yourte, rencontres avec les pasteurs ,vie de nomades, qu’elle compare aux marins : «ils vont, d’une escale à l’autre, partout et nulle part chez eux.» Les couleurs de l’Orient ne sont pas aussi éclatantes qu’on le dit. «Le paysage si intensément éclairé est, au contraire, couleur de poussière, gris et monotone.» Et la vie n’est pas forcément exaltante. «Grandiose désolation. Comme en mer, la monotonie donne un relief extraordinaire aux moindres événements.» Néanmoins, par endroit, le paysage offre «une incomparable vision baignée de jeune lumière irisée : yourtes rondes bien ficelées avec leur aigrette de fumée blanche, petits chevaux ronds, frisés comme des caniches, surmontés de la haute selle ouatée...»

Une de ses compagnes de route envie l’écrivain voyageur «je vous envie de savoir écrire, cela vous oblige en voyage à observer, et à mieux vous rappeler tout.» Pourtant l’auteur envisagera toujours  l’écriture dans un souci d’efficacité  elle  refusera de pratiquer l'écriture autrement que comme une tâche laborieuse, ingrate, mais qui permet, avec les conférences, de financer ses voyages. " Écrire, ça me casse les pieds, je ne suis pas douée. (…) 

 Aussi  plus  que les états d’âme d’un long vagabondage, ces récits comprendront surtout des descriptions de mœurs et coutumes locales. Costumes, ustensiles, cuisine, jeux, habitat et vie des nomades.

Ella Maillart pratique la photographie dès son premier grand voyage, à Moscou en 1930. C’est alors qu’elle se familiarise avec le cinéma d’avant-garde russe. Par leur dynamisme, ses images en révèlent l’influence, tandis que son esthétique reste d’une grande sobriété, privilégiant l’immédiateté. Le contact humain préside à toutes ses photographies, qui ont souvent un caractère ethnologique. Ses images témoignent d’un profond respect et d’un sens de l’échange en particulier dans les regards.

  

 

 

 

Le Petit Parisien, spécialisé dans le grand reportage, envoie la jeune femme en Mandchourie, alors occupée par les Japonais. Elle y retrouve Peter Flemming, journaliste du Times, avec qui elle va entreprendre une traversée de la Chine d'Est en Ouest, pour atteindre les oasis interdites du Sinkiang (Oasis interdites est le titre de son livre) et de là, rejoindre le Cachemire, en passant par les cols muletiers du Pamir et du Karakoram.

"En janvier 1935, l'auteur quitte Péking en direction de l'intérieur avec son compagnon Peter Fleming, correspondant du "Times", avec lequel elle vient de faire le Mandchoukouo. Fleming est un bon fusil et un homme d'esprit, il sait un peu de chinois et très bien l'art difficile de circonvenir les fonctionnaires provinciaux. Ella Maillart connaît la vie caravanière pour l'avoir vécue en Turkestan soviétique, parle assez bien le russe et peut apprêter sur un feu de broussailles n'importe quel gibier de poil ou de plume. Tous deux sont de fortes têtes, accoutumés à se débrouiller seuls et qui renâclent par moment contre la dépendance réciproque dans laquelle leur association les a placés; mais le projet qu'ils ont formé a plus de chance de réussir à deux.

"Il s'agit de traverser la Chine d'Est en Ouest, d'atteindre les oasis "interdites" du Sinkiang, berceau voici mille ans d'une vieille culture d'origine iranienne, et de là de gagner le Cachemire, sur l'autre versant du monde, par les cols muletiers du Pamir et du Karakoran. Clandestinement, car le Turkestan chinois dont la population est en majorité musulmane est en plein soulèvement." Nicolas bouvier

   

 

« Dans ce désert immense, sous ce ciel vibrant, il semble que l'âme se concentre, et pendant un instant avec force, je me sens loin de tout, séparée de tout ce que je sais, et comme arrivée au bout de moi-même. »

L’expérience à deux est ambivalente pourtant, dès la rencontre et le projet commun : lui: « En effet, c’est par là que je rentre en Europe. Si vous voulez, vous pouvez venir avec moi...»
Ella : «Pardon, c’est mon itinéraire à moi, et c’est moi qui vous emmènerai si j’y trouve avantage.»

Les querelles entre les deux voyageurs sont d’ailleurs l’un des attraits d’oasis interdites .  Le voyage à deux présente des inconvénients. «Je perdais la joie aiguë, l’ivresse de faire moi-même ma trace» écrit Ella  qui argumente pour le voyage en solitaire. «À deux, on n’apprend pas si vite la langue, on n’est pas adopté par les indigènes, on plonge moins dans l’ambiance.». Enfin, Peter ne voyage pas comme Ella et pour les mêmes  raisons. Son refrain quotidien à lui : «soixante lis de moins d’ici Londres !» Son avis à elle : «je veux oublier que le retour est inévitable. Je suis même sans désir de retour. Je souhaiterais que le voyage pût se prolonger toute la vie ; rien ne m’attire en Occident où je sais bien que je me sentirai seule parmi mes contemporains, dont les préoccupations me sont devenues étrangères

Peter et moi devisons : "Que ne donnerais-je, dit Peter pour qu'un maître d'hôtel surgisse avec une montagne d'oeufs brouillés garnis de saucisses, et tenant à la main le Times d'aujourd'hui! D'accord pour les oeufs, mais le Times? Pour moi l'Europe est si loin qu'elle me semble morte, et ce désir me paraît bien incompréhensible"

Peter fleming (dans courrier de tartarie son propre récit) rendra pourtant hommage avec un humour tout  britannique à sa compagne de voyage.

 

Suivant toutes les traditions des romans d'aventure, nous aurions dû nous éprendre follement l'un de l'autre, et selon la loi de la nature humaine, il aurait été normal que nous nous mettions mutuellement les nerfs à vif. A la vérité, ces deux écueils furent évités, et nous passâmes au large de ces deux perspectives aussi gênantes l'une que l'autre."

"Comment veux-tu que je tombe amoureux d'un type qui, au fond de l'Asie Centrale, râle tous les matins parce qu'il n'a pas son Times à lire?"

"Pendant les sept mois que nous avions passés ensemble, je m'étais tellement habitué à considérer Kini comme mon égale en la plupart des choses, et comme supérieure à moi pour certaines que je n'ai peut-être pas assez rendu hommage (entre autres) à ses facultés d'endurance."

"Nous étions jeunes, aventureux, chanceux, nous aimions rire, jouer la comédie. la vie au grand air nous convenait parfaitement car nous étions très sportifs l'un et l'autre."

"Un jour, épuisée par la manque de sommeil, j'ai refusé de partir pour pouvoir dormir. "D'accord, m'a-t-il dit, je pars devant. Tu me rejoins comme tu peux!" Tu imagines ma tête, au milieu du désert?"

Oasis interdites narre le  voyage proprement dit, ses péripéties, ses rencontres, ses aventures, ses peurs, ses joies, En février 1935, ils quittent Pékin pour la Chine intérieure, munis de permis pour la région du Koukou Nor. De là, pour éviter les contrôles militaires et l'autorité des gouverneurs, ils vont se lancer dans "l'inconnu démesuré". Après avoir traversé les hautes terres du Tsaidam, d'une extrême pauvreté et au climat violent, ils entreront au Sinkiang et rejoindront, par la Route de la Soie, le

Pamir. Sept mois après avoir quitté Pékin, ils arrivent à Srinagar au Cachemire, au terme d'un raid stupéfiant à travers une des régions les plus secrètes du globe. En la revoyant à son retour à Paris, Paul Morand écrira : "Celle que je veux dire, c'est une femme bottée de mouton, gantée de moufles, le teint cuit par l'altitude ou le vent du désert, qui explore des régions inaccessibles avec des Chinois, des Tibétains, des Russes, des Anglais dont elle reprise les chaussettes, panse les plaies, et avec lesquels elle dort en pleine innocence sous les étoiles … Et cette femme, c'est Ella Maillart."

   

L'authenticité de sa démarche, sa volonté inébranlable vont triompher des obstacles. Résolue à ne jamais se plaindre, elle applique sa devise « Partout où des hommes vivent, un voyageur peut vivre aussi. » Elle n'hésite pas à détourner les règlements, les interdictions de photographier ou les formalités aux frontières. Elle s'adapte au présent, au singulier, sans perdre de vue « qu'une seule chose compte, envers et contre tous les particularismes, c'est l'engrenage magnifique qui s'appelle le monde ». Son intérêt pour « le contact direct avec les êtres » apparaît dans ses descriptions de situations et d'individus qui délaissent le pittoresque. Elle s’efforce de rendre compte du quotidien cherchant par delà l’altérité des lieux ce que les hommes ont en commun. Son regard photographique dépasse l'impression subjective pour saisir la réalité des vies et leurs éclats de bonheur.

  

Je parle à tout moment de révoltes, de guerre civile, de chef disparu et je qualifie le Sinkiang d'inaccessible. (...) Les obstacles susceptibles de rendre un voyage transasiatique impossible étant avant tout politiques, c'est en étudiant cette énigme que je ferai comprendre en quoi notre chevauchée fut hasardeuse." 

Ce qui importe, c'est moi, qui vis au centre du monde. Ce moi qui n'a pas encore eu le temps d'accomplir quelque chose de valable, quelque chose qui me prolonge, me sauve du néant et me satisfasse - ne serait-ce que petitement - à ce goût de l'éternel qui m'habite. Mais pour le satisfaire, quel bizarre moyen je prends en faisant vingt-cinq kilomètres par jour pendant des mois..."

Ella continue de voyager pour le compte du Petit Parisien jusqu'en 1939 : La Turquie et l'Inde, à travers l'Iran et l'Afghanistan, en camion et en autobus, recueillant, chemin faisant, des notes pour un reportage sur les progrès réalisés dans ces pays. Elle donne des conférences dans plusieurs pays d'Europe

 

En juin 1939, alors que l'Europe s'apprête à basculer dans la guerre, c’est un étonnant voyage, en Ford, moteur V8 de dix-huit chevaux, vers l'Afghanistan, pour découvrir " comment on peut vivre en accord avec son coeur ". l’accompagne une  amie qu'elle appelle Christina (dans son récit La Voie cruelle, Londres, 1947) de son vrai nom Anne marie Schwarzenbach, journaliste, romancière, jeune femme fragile , révoltée et  morphinomane ; Ella Maillart en est à son cinquième voyage en Asie.. Ensemble, elles traversent l'Arménie, découvrent Naksivan, rêvent au jardin d'Eden des Hashishin du mont Elbrouz, s'attardent dans la steppe afghane, croisent d'autres Européens .Ella Maillart souhaite se fixer un an dans un village d'Afghanistan non influencé par la civilisation Elle espère surtout  qu'au cours de ce voyage son amie triomphera de son chaos intime et abandonnera la morphine. "

Nous étions toutes deux des voyageuses : elle, voulant avec chaque départ oublier sa dernière crise émotionnelle (et ne voyant pas qu'elle souhaitait déjà la suivante); moi, cherchant toujours au loin le secret d'une vie harmonieuse."

 

Voyageant à vélo ou en Ford, nous ne cherchions pas l'aventure, mais seulement un moment de répit dans des pays où les lois de notre civilisation n'étaient pas encore en vigueur, et où nous espérions faire une expérience unique en constatant que ces lois n'étaient ni tragiques, ni inévitables, irrévocables, implacables"

Pourtant nous avons voyagé seules, sans boy ni chauffeur, et même sans gentleman. Nous n’avions emporté ni bouteilles de bière fraîche ni armes à feu, nous comprenions à peine quelques bribes de persan. Nous avions également renoncé à prendre un interprète. Jamais on ne nous a demandé un passeport, jamais on ne nous a réclamé les papiers de notre Ford immatriculée dans les Grisons. On n’a pas vérifié le montant de nos devises et on ne nous a pas fait payer de taxe pour un poste de radio qui ne fonctionnait d’ailleurs plus depuis longtemps. Certes, dans un trou complètement perdu, on s’est renseigné pour savoir si nous n’étions pas originaires du Japon, mais ça n’était vraiment pas méchant. Annemarie Schwarzenbach, Où est la terre des Promesses ?,

Une fois parvenues à Kaboul l'annonce de la guerre les arrête. De cette vaine tentative de libérer son amie  de la drogue, dans les pays qu'elle a traversés deux ans plus tôt.  Ella tirera une conclusion " « Quelques détails concernant le tourment moral dans lequel vivait Christina me firent comprendre que la faim ou la pauvreté peuvent être moins terribles que certaines angoisses de l'esprit."

Involontairement, et sans le savoir, les gens essaient de monter deux chevaux également fiers : l'étalon Nature et l'hermaphrodite Mental. Et ils souffrent d'être écartelés. C'est peut-être cela ce qui arrivait à Christina."…..

Pourquoi je me fais du souci à votre sujet?... Je ne sais pas. Impossible de dire si c'est parce que je vous aime ou parce que je vous déteste, lorsque je vois des dons comme les vôtres pareillement gaspillés. Je parle des dons: vous n'en êtes pas l'auteur; ils affirment une intelligence plus magnifique que votre actuelle folie. Ne comprenez-vous pas que vous les avez reçus à seule fin de les faire fructifier? Quant à répondre à votre seconde question, à vrai dire je voyage avec vous... parce que je voyage avec vous! Ce n'est qu'après coup que l'on arrange des explications." ….

 

…"Cet être doué de qualités rares, qui charmait tous ceux qui l'approchaient, eut une vie tragique. Bien que dans ces dernières lettres elle m'eût dit qu'elle comprenait enfin mes explications de deux ans auparavant, il est clair que ne pas parvenir à la sauver d'elle-même avait été un échec. Et je commençais à voir que tout au contraire c'était elle qui m'avait aidée dans une évolution qui devait me permettre d'assimiler l'enseignement de l'Inde" (1950)

 

  

Ella Maillart voit  donc Anne-Marie sombrer, et sort renforcée dans sa conviction que seul un long parcours intérieur peut conduire à une vie harmonieuse et libérée.

A posteriori, elle écrira dans Croisières et caravanes : " J'étais au début d'un voyage tout nouveau qui devait me conduire plus avant vers la vie complète et harmonieuse que je cherchais instinctivement. Pour entreprendre ce voyage, il me fallait apprendre d'abord à connaître les 'terres inconnues' de mon propre esprit (…). Ce travail est aussi vaste que la vie, car il englobe l'analyse de notre être physique, mental, affectif et spirituel ".

 

Elle passe en Inde la période de la guerre auprès du sage Ramana Maharishi puis d'Atmananda. Une petite chatte grise l'accompagne, personnage principal de Ti-Puss (Londres, 1951), dernier de ses récits de voyage. Retirée à partir de 1946 dans le village suisse de Chandolin où « la beauté, la densité du silence l’aident et la  ramènent sans cesse à l'essentiel », En 1948, elle fait construire son chalet, qu'elle appelle Atchala, en mémoire d'Arunatchala, colline sacrée dominant l'ashram du Maharishi. "J'ai passé les six mois d'été à 2000 mètres d'altitude dans un village valaisan, inondé de soleil et de silence, au sommet d'une épaule de montagne encadrée de mélèzes. L'horizon vaste et varié est une source de joies toujours renouvelées." Pourtant l’aventure sera encore la plus forte :

  

Dès 1951, elle repart pour le Népal qui vient d'ouvrir ses frontières et écrit The Land of the Sherpas. Pendant trente ans (1957-87), elle organise des voyages culturels, entraînant de petits groupes de touristes dans de nombreux pays d'Asie, partout où, avec elle, on peut encore faire des découvertes. A ceux qui l'accompagnent, elle dit volontiers : "Posez-vous inlassablement la question 'Qui suis-je' ? Et, par ce rappel constant, vous saurez que vous êtes la lumière de la perception."

Le Musée de l'Elysée à Lausanne, auquel Ella Maillart a confié ses négatifs, organise une première exposition rétrospective de ses photographies. L'exposition sera montrée dans de nombreuses villes en Europe. Un nouveau livre, La Vie immédiate (1991), réunit quelque 200 photographies qui témoignent d'un monde disparu et apportent, tout comme ses récits et ses films, une contribution à la connaissance de l'histoire de notre temps. Les dernières décennies de sa vie seront marquées par sa préoccupation face aux nombreux enjeux écologiques et à l'avenir du monde qu’elle aimait.

 Ella Maillart meurt à Chandolin le 27 mars 1997 : « Peur de quoi? S'arrêter de respirer, ce n'est pas bien dangereux"

   

  

Bibliographie

    Parmi la jeunesse russe. De Moscou au Caucase (1932), Payot

    Voyageurs, 2003

    Des Monts célestes aux sables rouges (1934), Payot, 2001

    Oasis interdites. De Pékin au Cachemire (1937), Payot Voyageurs,

    2002

    La vagabonde des mers (1942), Payot Voyageurs, 2002

    La voie cruelle, deux femmes, une Ford vers l'Afghanistan (1947),

    Payot, 2001

    Ti-Puss (1951), Payot, 2002

    Croisières et caravanes (1951), Payot, 2001

    The Land of the Sherpas, 1955

    Ella Maillart au Népal, Actes Sud, 1999 (album de photographie)

    La Vie immédiate, 1991 (textes de Nicolas Bouvier

 

    Le site officiel : www.ellamaillart.ch



 

 

 

 

 

 

Textes

La voie cruelle

"Quelques jours plus tard, isolé dans ce monde de vallons successifs qui s'étale au-delà de Bamiyan, nous rencontrâmes un paysan solitaire. Nous l'aperçûmes tout à coup. Son pas était rapide et élastique tandis qu'il chantait en s'accompagnant sur une petite viole appuyée contre sa taille. Il nous sourit quand nous ralentîmes pour lui et il cria le salut usuel : "Mandana bashi!", à quoi nous répondîmes "Zenda bashi!" Dans une contrée où les distances sont si grandes, il ne peut y avoir de meilleurs mots à échanger que "Ne soyez pas fatigué!" et "Soyez vivant!". Non seulement cet homme était beau physiquement, mais ses yeux brillaient d'une belle lumière. Cette journée fut illuminée par sa rencontre. Le même éclat vit dans le regard d'une adolescente lorsqu'elle découvre que l'amour l'habite, un amour qu'elle sent si inépuisable qu'il devrait pouvoir transformer le monde tout entier."

"Sans s'occuper des malfaiteurs qui vivent du banditisme comme certains Turkmènes, on peut dire que les nomades ont de nombreuses qualités. A côté de leur beauté physique, ils ont un sens de l'honneur très développé et les lois de l'hospitalité deviennent chez eux une seconde nature. Ils se battent bien, n'ayant pas peur de la mort - leurs coutumes et leurs religions leur expliquant ce qu'elle est. Ils sont absolument loyaux vis-à-vis de la tribu. Et ce sont exactement ces qualités qui sont leur perte aujourd'hui, après avoir été jusqu'ici leur meilleur soutien"

  

Oasis interdites

 

J'avais apprécié la brillante intelligence de Peter, sa faculté de manger n'importe quoi et de dormir n'importe où, la sûreté avec laquelle il saisissait le nœud d'une situation, l'essentiel d'un argument. J'avais apprécié davantage encore son hor­reur de toute déformation des faits, l'objectivité toute native avec laquelle il les rendait. Je savais aussi que Fleming ne souffrirait ni de mes chansons fausses, ni de ma cuisine primitive. Je savais enfin que je ne serais intransigeante sur aucune des trois seules questions qui pussent troubler son calme : sa pipe, la chasse et ses opinions sur l'art dramatique.

Mais nous entendrions-nous à la longue? Je me rappelais qu'après avoir voyagé avec lui en Mand-chourie, je m'étais réjouie à l'idée de repartir seule à la découverte du monde. Et Peter m'avertissait que sa voix affectée, son languide accent d'Oxford, avaient rendu presque fou son dernier compagnon de voyage. Je le mis en garde contre ma grogne, qui avait exas­péré mes camarades de croisière à bord de différents voiliers... Il fallut passer sur ces doutes.

Une hésitation plus grave concernait nos plans. Peter voulait voyager le plus rapidement possible, plusieurs obligations le rappelaient en Angleterre, et moi je voulais flâner à mon habitude comme si j'avais l'éternité devant moi.

Il fallut laisser aux événements le soin d'en décider. Le départ fut donc arrêté…

Puis, nous marchons vers les grandes solitudes de l'Asie. Mon bon cheval, où je trône sur une selle de bois aux arçons élevés, rembourrée de mon sac de couchage, mon bon cheval, tout fou d'avoir quitté l'écurie, zigzague en tous sens, et je le baptise Slalom en pensant à mes skis, dont je ne me servirai pas cet hiver. Laissant le bourg et son minaret aux toits superposés, nous tournons la tête de nos montures vers le couchant… Nous n'avons plus qu'à continuer dans cette direction pour atteindre le Sinkiang. Par où exactement et en combien de mois, c'est ce que nous ne cherchons même pas à nous figurer. Je suis toute à la curiosité de cet avenir incertain, au sentiment d'être délivrée désormais des obstacles des hommes ; toute à la joie de sentir que chaque jour, maintenant, sera neuf, et qu'aucun ne se présentera deux fois ; toute à mon application de n'observer plus qu'une seule règle : celle de marcher droit devant moi.

 

Chaque matin les deux premières heures de che­vauchée étaient belles, grâce au soleil jouant avec les ombres profondes de la montagne. Mais bientôt la lumière blanchissait, et tout devenait ennuyeux. C'est alors que j'avais recours à d'inoffensifs passe-temps : laissant la bride sur le cou de mon poney, je me faisais les ongles minutieusement, puis je démêlais mes che­veux, travail fort long. Mais il me fallait tuer une heure encore : j'avais quelques idées que je cherchais à développer, par exemple la perte de temps que représentait notre voyage, ou qui d'un Mongol ou d'un ouvrier parisien avait la vie la plus enviable, ou la valeur relative de nos civilisations. Mais j'étais inca­pable de raisonner, ma tête fonctionnait mal, et cette constatation m'attristait. Je me disais qu'un être intel­ligent devait pouvoir utiliser son cerveau au Tsaidam aussi bien que chez lui ou qu'en prison : combien de fois en Europe n'avais-je pas maudit la vie bousculée qui m'empêchait de penser. Et maintenant seules les préoccupations de la vie matérielle comptaient pour moi!

..Voici tout à coup, au sommet d'une colline, cinq ou six piquets où des queues de yaks se balancent au vent : je reconnais du premier coup d'œil la tombe de Turkis musulmans, et l'on devine mon émotion : c'est le Turkestan. Tout auprès, un cube de terre séchée abrite un four à pain... Du pain ! Que ne donnerais-je pour qu'il remplace notre vieux biscuit durci. Mais les Turkis ont quitté la vallée après les troubles récents, et c'est le désert qui nous accueille.

Nous sommes au bord d'un nouveau versant de l'Asie, avec de nouvelles mœurs et de nouvelles races. Les cadavres n'y seront plus abandonnés aux oiseaux de proie comme ceux des Mongols, la farine sera cuite au four au lieu d'être mélangée au thé, les prières monteront vers l'invisible Allah au lieu d'être mar­monnées devant les bouddhas de terre cuite. Une simple tombe, et je sentais s'effacer derrière moi la Mongolie, le monde jaune où je venais de vivre de si longs mois.

Quel contraste prodigieux que de sauter de vingt à deux mille kilomètres par jour sans transition ! J'avais tellement pris l'habitude de me déplacer comme on le faisait il y a mille ans au pas lent des chameaux, que maintenant j'ai peine à réaliser que chaque jour je survole de nouveaux pays, habités par des races diffé­rentes. Les siècles d'histoire, les berceaux des reli­gions, tout me semble si ramassé sur un petit espace, après que de Pékin aux Indes, l'Asie m'ait paru sans fin. Et malgré la petitesse de ce continent européen, plus que jamais la mésentente règne entre ses occu­pants... Pourtant ils ont tous de l'eau douce et de l'herbe sur leurs terres !

Après tant de lieux étranges, japonais, chinois, tibé­tains, mongols, à peine ai-je foulé à nouveau le sol de France à Marseille, que d'un seul coup de reins l'avion est de nouveau en l'air. Jusqu'à Lyon, la femme chic assise devant moi a juste le temps de se refaire une beauté. Court arrêt dans un aéroport où se pressent des consommateurs endimanchés qui fument du «gros bleu», où courent des enfants indisciplinés et où chacun semble passer son temps à serrer la main de tout le monde.

Soudain je comprends quelque chose : je sens main­tenant, par toute la force de mes sens et toute celle de mon intellect, que Paris n'est rien, ni la France, ni l'Europe, ni les Blancs... une seule chose compte, envers et contre tous les particularismes, c'est l'engre­nage magnifique qui s'appelle le monde. »

 




20/11/2010
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