Entretien avec Pierre Tardivel
Entretien avec Pierre Tardivel
Photos : collection Pierre Tardivel sauf exceptions mentionnées.
- Tu fais des premières à ski extrême depuis maintenant 30 ans, qu'est-ce qui peut bien expliquer une telle longévité ?
- J'ai commencé le ski de randonnée fin 1978 et le ski de couloir en 1980, et sauf l'année dernière où je n'ai pas skié car il n'y avait pas de neige, ça fait donc 30 ans maintenant. Ça fait beaucoup certes, je ne sais pas ce qui l'explique, je ne me suis pas cassé la gueule (songeur)...la chance sans doute ! Et puis la passion, parce qu'il y en a qui passent à autre chose : la famille, les enfants, le boulot...beaucoup ont arrêté et moi j'en étais désolé. Il faut pouvoir garder de la disponibilité : suivant ton boulot, tu ne l'as plus forcément. Quand j'étais guide avec les sponsors, je pouvais me libérer un peu quand je voulais pour faire un truc !
- Pourrais-tu me préciser un peu ton parcours professionnel ?
- J'ai fait un Bac Comptabilité. Après je me suis fait embaucher au Crédit Lyonnais comme commercial et au bout de 2 ans j'ai démissionné ! Ensuite j'ai fait le guide et vécu du sponsoring et depuis 2000, je suis distributeur de livres de montagne.
- Pourquoi le sponsoring s'est-il arrêté ?
- Le sponsoring a duré grossièrement de 1989 à 1995, c'est déjà loin ! Avant l'Everest il y avait des films, pour « les Carnets de l'aventure », le « Magazine Montagne » chez France 3 et puis après ça allait encore, les sponsors étaient intéressés. Après l'Everest en 92, il n'y avait plus rien, plus d'émissions de télé, elles avaient toutes disparues ! Ushuaia ne faisait plus de sport, plus que de la culture et du voyage. Donc si tu n'as plus de projets d'expéditions et de films, c'est fini tout s'arrête !
Pierre réalise la première descente de l'Everest depuis le sommet sud le 27 Septembre 1992. Le slovène Davo Karnicar réalisera la première depuis le sommet le 7 Octobre 2000.
- Quoi d'autre encore peut expliquer ta longévité ?
- Disons que tu as des gens plus montagnards que d'autres, il faut être à l'aise quand même dans le genre de terrains où l'on va ! Il y a des bons skieurs qui ne vont pas faire ce qu'on fait parce qu'avec des crampons, dès qu'ils touchent le rocher, ils perdent tous leurs moyens ! Des fois avec Jano (NDLR : Jérémy Janody, principal partenaire de Pierre Tardivel de 2004 à 2009), on monte des trucs en rocher avec les piolets (rires) ou en glace avec très peu de glace sur le rocher, il faut être à l'aise en Dry, en mixte. Et puis à la descente il y a un toucher de neige aussi...Quand tu commences à toucher de la glace et des cailloux, hé bien ce n'est pas grave, tu gratonnes, il y en a qui vont tout de suite être paniqués !
Le « dry skiing », un art où Pierre se sent bien ! Photo : Jérémy Janody.
- Que t'a apporté Daniel Chauchefoin dans ton apprentissage ?
- Il skiait super bien ! Après je pense qu'il était un peu limité pour faire des trucs très techniques parce que à la montée, le mixte c'était pas son truc. A part aux Autrichiens, mais quand il y est allé c'était en neige, il avait des bonnes conditions. Par contre il skiait comme un dieu, avec du matos minable à l'époque ! Il avait un style qui était le style parfait et ça t'aide quand tu es derrière parce que tu essayes de faire pareil. Même à Seythenex en hors-piste, il fallait essayer de le suivre. Hyper fluide, comme un free rider d'aujourd'hui avec du bon matos, sauf que lui il faisait tourner ses vieilles lattes en bois toutes pourries, parce qu'il était fin et bon...
(NDLR : Daniel Chauchefoin a réalisé seul la première descente avant-gardiste des Autrichiens le 3 Juillet 1977 avec 3 rappels. Elle n'a été répétée à ce jour que par Pierre Tardivel, Edouard Cottignies & Emmanuel Ballot avec un seul rappelde 40men 1995 et par Rock Malnuit avec Yohann Courcelle en 2 rappels le 11 Juin 2006)
- Il faut donc être un pro du mixte pour ouvrir des nouvelles descentes en ski extrême aujourd'hui ?
- Par la force des chose, parce que tous les trucs évidents ont été faits alors si tu veux faire une première, il faut aller chercher un peu les ennuis...Mais dans l'absolu je préfèrerais ouvrir des beaux couloirs évidents, je ne vais pas chercher exprès les trucs merdiques, ça ne m'intéresse pas en soi ! Tu vas faire une ligne parce qu'elle est vierge mais pas forcément parce que c'est la plus logique ou la plus skiante, ça se discute !
- Qu'est-ce qui anime ton désir de premières au fond, le désir d'exploration, l'égo ?
- Oui au fond tu as ce côté aventurier, et si tu aimes l'aventure et l'inconnu, tu ouvres des trucs. Moi je trouve bien d'ouvrir une ligne...Après t'en retires une certaine fierté c'est sûr ! Les répétiteurs accordent moins d'importance à ça.
- Mais en tant que répétiteur d'une descente mythique comme le Nant Blanc ou les Autrichiens, tu peux quand même ressentir une joie analogue ?
- Oui là il n'y a plus de première mais ce n'est pas grave ! Tu y vas pour te faire plaisir dans une belle descente, et en plus c'est historique, c'est mythique alors tu es content d'y être ! Le Nant Blanc par exemple, il n'y a pas que le côté mythique, c'est aussi magnifique au niveau du paysage ! Non les répétitions c'est important mais je n'en ai pas fait tant que ça et j'ai quand même du mal à aller en faire car tu te dis que ce jour-là tu aurais pu faire une descente originale...Alors je me dis toujours que je les ferai plus tard, tant que j'ai des idées de premières, je préfère me concentrer là-dessus !
- Et si on revient sur ton parcours, quelles sont tes plus belles descentes, dans le Massif du Mont Blanc pour commencer !
- Le Grand Pilier d'Angle au Mont Blanc ça c'était important. D'ailleurs ça n'a jamais été refait, d'autant que ça a pris un coup avec le réchauffement, il faut se lever tôt pour trouver de la neige dedans, il faut surveiller ! L'Aiguille du Triolet par le versant Est pareil, c'est important, il y avait des belles conditions, pas répété non plus je pense (NDLR : première le 6 Mai 1995). Après les Autrichiens, Chauchefoin avait fait 3 rappels, nous on en avait fait qu'un seul. On va pas dire que c'est une première mais par le style, ça se défend...
Dans les plus importantes ensuite, Rochefort quand même c'est pas mal, il faut se lever tôt pour le faire, c'est exposé, tout le temps en glace ! Le jour où on y était, les séracs étaient tout ronds et lisses donc on n'avait pas peur de grand chose. Il y en a plein d'autres, même Bionnassay c'était sympa, le col de la tour des courtes aussi, 2001 c'était une bonne année ! (NDLR : Premières respectivement les 9 juin 2007 et 21 Juin 2001)
- Au niveau de la raideur des pentes, tu soutiens depuis longtemps que les pentes dans les Alpes n'excèdent jamais 55°, tu le confirmes encore aujourd'hui ?
- Oui 50 et quelque, voilà le maximum dans des descentes soutenues. Et ceux qui parlent de plus sont des menteurs ou alors il faudra leur acheter un inclinomètre ! Moi chaque fois que je l'ai sorti dans les trucs vraiment raides, je n'ai jamais réussi à les atteindre. Mais il n'y a pas que la raideur qui détermine une réalisation exceptionnelle, il faut aussi pouvoir trouver les conditions de neige. Rochefort par exemple, c'est skiant, c'est du 50° soutenu comme le Nant Blanc mais c'est peut-être beaucoup plus dur à réaliser car les conditions sont beaucoup plus difficiles à trouver, c'est jamais bon ce truc ! Les deux années où je suis allé au Nant Blanc étaient des années tout à fait classiques sauf que je m'en suis occupé, je suis allé plusieurs fois repérer aux jumelles, j'ai regardé, surveillé...
- Comment comparerais-tu le Nant Blanc avec les Autrichiens ?
- Les Autrichiens, j'ai souvenir de quelque chose de soutenu dans le raide et beaucoup plus longtemps que d'habitude...Et puis au Nant Blanc, on n'a pas des pentes comme ça avec des Ice Flute tout le long or techniquement c'est plus délicat parce que si tu prends un relief, ça peut te planter ! Au Nant Blanc, tu n'as jamais cette configuration là, c'est lisse ! Dans le grand névé du haut, le plus impressionnant à priori vu d'en bas, j'étais en grandes courbes, je me suis lâché à fond ! Par contre aux Autrichiens il n'y a pas de passages délicats comme entre les deux névés du Nant Blanc, où là je suis passé à skis la première fois mais limite – j'avait le piolet quand même ! Après avec Brosse, je ne suis pas passé, on a du déchausser ! C'est pour ça que je n'ai pas fait l'intégrale en un coup, c'est une descente que j'ai faite en deux fois donc l''intégrale reste à faire !
- Ta plus belle descente dans tout ça ?!
- Les Autrichiens ça a quand même de l'allure, Chauchefoin a eu le nez d'aller là-bas, c'est vraiment une belle descente, tu pars du sommet, d'un beau sommet...
- Qu'en est-il de tes plus belles dans les Aravis maintenant et de vos récentes descentes « new age » ?
- « Les jardins de Kathy » à la Roualle en 2001, ça c'est un beau truc ! La première partie est cool et puis après c'est tendu mais quand même on skiait, on enchainait les virages...Quand tu as la neige, ça va toujours bien ! La voie « Joss » à la Tournette en 2004, c'est sympa aussi, bien dans l'esprit de la nouvelle génération : tu cherches les névés suspendus qui n'ont pas encore été skié alors c'est impressionnant parce que tu sais qu'il y a des falaises en dessous, mais il y a des rappels alors ça gâche un peu le plaisir ! Le « De Profundis » dans les Bauges en 2004, c'est pas hyper dur mais c'est vraiment exceptionnel pour l'ambiance, c'est étonnant. « Arav'Extrem » en 2006, ça c'est raide, c'est un truc exceptionnel, d'autant que pour trouver de la neige là-dedans, là encore il faut se lever tôt ! Mais on n'est pas sortis au sommet et il y a un rappel, je trouve là encore que c'est dommage, ça gâche un peu le plaisir...
(NDLR : premières respectivement les 2 avril 2001 avec Bertrand Delapierre pour « Les Jardins de Kathy » à la Roualle (Aravis), le 12 avril 2004 avec Jérémy Janody pour la voie « Joss » à la Tournette (Bornes), le 4 Février 2004 avec Sébastien de Sainte-Marie pour le « De Profundis » au Pécloz (Bauges) et le 7 Avril 2006, toujours avec le même Jérémy Janody pour « Arav Extrem » (Aravis))
A l'entrée du curieux « De profundis » dans les Bauges, lors de la répétition de l'intégrale avec Xavier Delerue le 29 Janvier 2009. Photo Christoffer Sjöström
- Qu'est-ce qui différencie le ski extrême dans le massif du Mont Blanc et dans les Aravis ?
- On nous bassine sans arrêt avec les trucs mythiques mais c'est stupide ! Dans le massif du Mont Blanc, c'est toujours des panneaux larges, lisses, faciles à skier ! Nous dans les Aravis, tous les dimanches on fait des trucs bien plus durs ! A la tête pelouse par exemple, c'est bien plus technique qu'au Nant Blanc, ça n'a rien à voir ! Les passages un peu délicats où tu es dans les rochers, il faut faire hyper gaffe, tu fais un virage mais attention, il ne faut pas déraper trop loin car après tu tapes dans les rochers. Tu dois placer ton virage, il faut calculer. C'est pour ça qu'on apprend à skier dans les Aravis, parce que là c'est technique (NDLR : lors de la première de la face Est de Tête Pelouse avec Stéphane Brosse et Jérémy Janody le 26 janvier 2008, Pierre et Stéphane ont passé un obstacle délicat en « dry skiing » dans la partie supérieure). Dans le massif du Mont Blanc on a 10 à 20 ans de retard : chez nous dans les Préalpes, comme les classiques ont été faites, on va chercher des choses bien plus délicates !
- Ça veut dire que l'aventure n'est toujours pas morte !
- Bien sur ! Quoique dans les Aravis, les choses qui restent à faire sont des horreurs, comme « Arav Extrem » (NDLR : coté 5.5) : il y a (malheureusement) un rappel, un engagement de folie et en plus il faut le même enneigement exceptionnel !
L'avenir dans les Aravis...à l'image d'« Arav'Extrem » au Paré de Joux !
- Et il y aurait donc encore de nombreuses possibilités d'ouverture dans le massif du Mont Blanc ?
- Oui sauf qu'à Chamonix c'est différent, il faut pouvoir trouver les conditions. Quand c'est bon c'est facile mais quand c'est en glace, c'est à dire la plupart du temps, c'est impossible !
- Est-ce que tu veux retourner faire des descentes dont le style des premières t'avait déplu ? Je me souviens que tu avais « râlé » à propos des premières du Linceul ou de la face nord du Triolet...
- A propos du Linceul, c'était sur le principe : est-ce qu'il faut médiatiser à ce point une descente qui n'est jamais qu'un névé suspendu de 300m à 50° ? A mon sens, c'est un peu exagéré...Pour la face Nord du Triolet c'est un autre problème, ils ont quand même fait 5 rappels. A un moment donné il faudrait y retourner pour le faire mieux, comme une première, parce que si à la limite tu reviens en faisant sans rappel ou avec un seul rappel, moi je considère ça comme une première.
(NDLR : Jérome Ruby a réalisé ces premières respectives en mai 1995 avec Sam Baugey avec 8 rappels et le 16 Juin 1995 avec Pierre-André Rhem avec 5 rappels)
- Est-ce qu'il t'est arrivé de devoir sacrifier ton éthique ?
- Non ! Parfois on a passé plus de temps en rappel qu'à descendre mais à la limite c'est pas grave si il y a un rappel, ça fait un peu technique, c'est de l'alpinisme ! Comme en escalade : si il y a un passage en artif, est-ce qu'on peut dire que ce n'est pas une belle voie ? Quelque part non, mais qu'on ne dise pas que c'est une descente à skis si finalement tu as 5 passages à la corde, il y a peut être une limite raisonnable à ne pas dépasser.
A l'Epéna par exemple, je ne dirais pas que c'est dans mes plus belles mais quand même, c'est deux descentes qui ont compté (NDLR : la première descente, à droite sur la photo ci-dessous, a été inaugurée avec Marco Siffredi, avec à la clé ouverture d'une voie nouvelle à la montée!). Lors de la dernière ouverture avec Éric Saint Bonnet, on a fait un passage de 80m à la corde : oui il y a un rappel et alors ? Moi ça m'éclate parce que j'ai skié ce névé qui m'a toujours fait rêver ! On n'a pas pu monter par la voie de descente mais on est parti d'un des 4 sommets de l'Epena, un vrai sommet et c'était une belle descente, certes pas très raide (45°), mais une belle aventure !
- Est-ce que tu as connu des moments de tension critique ?
- Oui je me suis pris deux trois gamelles quand même...Une fois dans les Aravis, dans une réception de virage dans une pente à 40-45°, j'ai une spatule qui a planté et hop, chute en avant ! Je me suis retrouvé les deux poignets plantés et ça m'a bloqué, mais il faut le faire tout de suite ! A ce moment tu te dis qu'avec la barre juste en dessous, si tu tombes, tu es cuit alors ça te met un coup au cœur quand même ! Une autre fois avec Daniel Chauchefoin, j'avais fait une chute juste au dessus d'une rimaye. On avait fait un couloir de 100m au refuge de la Fourche. 4m avant la rimaye, j'ai du faire une faute technique quelconque et là encore chute en avant, j'ai mangé la rimaye, dans la poudreuse ! On a bien rigolé mais enfin c'est l'erreur à ne pas faire car une fois que tu es parti, pour t'arrêter...
- Avec le temps ta technique s'améliore encore ?
- Oui, avec le temps tout le monde devient plus fluide, tu colles mieux à la neige, tu sautes moins, tu es moins brutal, tu arrondis plus. Et puis les skis surtout sont plus faciles alors avec la technique, tu peux mieux coller. Aujourd'hui on fait des virages bien plus longs avec un plus grand rayon et on ne tourne pas aussi rapidement qu'avant, où les skis faisaient 67mm au patin et où on n'osait pas se laisser aller ! Maintenant tu as des skis plus larges, donc plus de portance sur la neige, les skis flottent mieux. Alors tu te laisse tomber, tu fais une vague impulsion et tu retombes comme ça, même pas dans l'axe de la pente, ça tourne tout seul !
- Avec cette évolution du matériel et des mentalités, la pratique du ski extrême se démocratise t-elle d'après toi ?
- En terme d'ouvertures non, car si tu veux en faire dans le coin, ça reste très élitiste parce que tu vas chercher la technicité pure !
- Le ski extrême serait-il une spécialité française ?
- Non il y en a quelques uns à l'étranger, comme ce suisse, Sébastien de Sainte-Marie, qui vient de rentrer de l'Himalaya où il a essayé le couloir sud du Shishapangma. Le jour où lui et quelques autres auront de belles conditions, ils ramèneront une belle descente, chez lui ou ailleurs. Lui il engage, il a des projets, les descentes sérieuses à faire il les connait !
- 15 ans après « Mémoires de pleine pente », est-ce que tu n'as pas envie d'écrire à nouveau un livre pour transmettre ton expérience ?
- Pas pour le moment, tant que je peux skier ! Pour un travail de fond il faut passer du temps sur sa planche, fouiller, aller au fond des choses, ça prend du temps. Et puis là j'ai déjà une activité culturelle prenante avec mes topos...Un jour certes, il faudra que je m'y mette, que j'écrive des choses, creuser le pourquoi du comment, philosopher etc ! Mais pour le moment je suis parti dans une période où j'espère avoir le temps de faire plus de ski, plus de premières, plus de beaux hors-pistes, plus de belles escalades, alors de là à prendre des journées pour écrire...