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Crise et écologie

De Tarnac à Tchernobyl en passant par Wall Street

Par Frédéric Neyrat •

Crise, être plongé dans la crise, sortir de la crise... Le minimum conceptuel consisterait aujourd'hui à mettre en crise le concept de crise, à décider de ne plus l'employer. Véritable signifiant bouche-trou, il dit moins et plus qu'il ne faut, comme dans le cas de la dite "crise financière".

Il dit trop peu parce qu'il atténue la gravité des événements qu'il est censé décrire: nous ne traversons pas une "crise du capitalisme", mais un effondrement annoncé de notre mode de subsistance. Nos manières de vivre et de continuer à vivre. Cet effondrement programmé dépasse largement la question du mode de subsistance de la sphère financière et engage l'économie tout entière dans ses rapports aux matières premières, aux territoires, aux habitations, aux énergies et à la nourriture, autrement dit à l'écologie globale.
L'écologie physique et psychique du Globe, de l'Hydroglobe aux flux interconnectés, à la communication panique, épidermique, virale et virulente. Quand la totalité d'un monde et des manières d'être qui s'y rapportent est sollicitée par des événements susceptibles d'y inscrire une solution de continuité, ce n'est pas de crise qu'il faut parler, mais de catastrophes. De catastrophes en cours.

Pourtant le terme de crise dit aussi plus qu'il ne faut. Il semble dire que quelque chose serait vraiment sur le point de changer, engageant dès lors son sens étymologique (la krisis comme "jugement", "décision"). Or cela fait bientôt un demi-siècle que se met progressivement en place une nouvelle forme de "gouvernementalité", de "rationalité politique" précisément axée sur la questions des risques et des crises. Depuis la fin du siècle dernier, cette nouvelle gouvernementalité a désormais intégré la gestion des catastrophes, des phénomènes extrêmes – climatiques, épidémiques, "terroristes", etc. - comme une donnée régulière.

L'exceptionnel n'est pas seulement devenu la norme, comme on le répète aujourd'hui de façon somnambulique après Walter Benjamin, car les normes et les exceptions de naguère ont laissé la place à un Dispositif inédit, qui les reconfigure profondément. On peut nommer biopolitique des catastrophes la gouvernementalité qui, bien au-delà de la question "néo-libérale" des risques, fait de la catastrophe le point à partir duquel s'agence l'ordre politique, le nouveau nomos global. Pour exemple, la National Security and Homeland Security Presidential Directive promulguée en mai 2007 aux U.S.A., qui suspendrait le gouvernement constitutionnel en installant des pouvoirs dictatoriaux étendus sous loi martiale dans le cas d'une "urgence catastrophique" — soit, dit la directive, n'importe quel "incident" pouvant "affecter la population, l'infrastructure, l'environnement, l'économie ou les fonctions gouvernementales des U.S.A.". Reste dès lors à relier biopolitique des catastrophes et solution de continuité, installation du nouveau nomos et abolition d'un mode de subsistance.

Voici notre hypothèse: de nombreux chefs de gouvernements, instances internationales et experts déclarés ont aujourd'hui clairement accepté l'idée de l'irréparable, changements climatiques, guerres de l'eau à venir, l'augmentation irrésistible des exils écologiques et économiques, etc. Un nouveau partage et une nouvelle distribution – un nomos donc – sont en cours. Ce sont des programmes d'adaptation aux bouleversements anticipés qui s'installent sous nos yeux. Et c'est dans ce cadre qu'il faut désormais penser la mise en place des lois et des structures dites "anti-terroristes": leur fonction est d'agencer la surveillance, le contrôle, l'emprisonnement des populations sous condition catastrophique, qu'ils soient de lointains exilés ou des affamés de l'intérieur (ces deux catégories étant superposables et réversibles: dans un monde globalisé, comme sur un ruban de Mobius, tout élément intérieur est en même temps un élément extérieur).

La visée du nomos global est de tenter de retrancher des groupes privilégiés du "reste" des populations, de créer des poches d'immunité, une Green Zone comme en Irak. Pourtant, à la fin, il faut quitter l'Irak, Obama va le faire, et l'on pense d'ores et déjà à quitter la Terre – mais ce sera nettement plus difficile. Car on sait bien que la biopolitique des catastrophes est condamnée à l'échec, que l'adaptation sera désastreuse, qu'aucune "classe" ne s'en sortira et que les velléités de désobéissance sont désormais monnaie courante, au point de rendre tendanciellement impossible tout contrôle efficace. Mais règne, hélas, l'antinomie du jugement immunologique: d'un côté je sais que je fais complètement partie du monde, de l'Hydroglobe, du Flux intégral et des comportements mimétiques qu'il génère ; de l'autre je crois m'en excepter, "il ne m'arrivera rien, je suis en sécurité".

Les gens de Tarnac auront ainsi expérimenté à leur corps défendant l'un des aspects de ce nouveau nomos. Ils ne seront pas les derniers. Tant que l'on continuera à simplement rabattre les lois anti-terroristes sur des lois répressives, liberticides, policières sans comprendre la nouvelle fonction de la police, on restera incapable de les combattre. Ce qu'il faut combattre est la Condition Catastrophe. A la fois les origines des désastres économiques et écologiques, leurs réponses gouvernementales, et le clivage immunologique qui rapporte inconsciemment les unes aux autres. De fait, c'est la même chose. Les Grenelle de l'Environnement, c'est Tchernobyl. Le capitalisme vert, c'est la famine. Les lois anti-terroristes, c'est la liberté sur les dents.

Frédéric Neyrat, philosophe, est l'auteur de Biopolitique des catastrophes (MF 2008), L'Indemne : Heidegger et la destruction du monde (Sens et Tonka 2008), Surexposés : le monde, le capital, la Terre (Lignes Manifestes 2005).

 

 

J'ai seulement un regret,la prise en otage de l'écologie à des fins politiques.Un arbre ne pousse pas mieux à gauche.



01/04/2009
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