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Bernard Charbonneau et l’imposture de l’agriculture biologique

Bernard Charbonneau et l’imposture de l’agriculture biologique

 

« La campagne n’est campagne et le paysan, paysan, écrit Charbonneau [1] que s’il existe une agriculture qui ne soit pas le simple prête-nom de l’industrie agrochimique. Une agriculture tout court ; nul besoin de lui ajouter le qualificatif de « biologique », c’est une tautologie puisque, lorsqu’elle mérite son nom, elle est pour l’essentiel une technique du vivant. L’agriculture biologique, surtout Nature et Progrès, a eu le mérite de mettre en question l’agrochimie en France à une époque où régnait un silence général. Elle a préconisé la remise en pratique de procédés respectueux de la nature et des sols comme l’assolement, l’emploi du fumier et des amendements, l’association de l’agriculture à l’élevage, la polyculture, qui existaient avant que le développement de la monoculture, des cultures et des élevages « hors sol » au nom d’une productivité purement quantitative, n’aient annulé le progrès agricole du XIX s.

Malheureusement le mythe du bio ne produit pas seulement des aliments « naturels », depuis qu’il est devenu à la mode, il alimente aussi en rêves la nostalgie de nature des sociétés industrielles. Toute frustration [provoquée par le système industriel agro-chimique] entraîne deux sortes de réactions : la volonté active d’y mettre fin ou l’évasion dans l’imaginaire, bien plus facile et à effet immédiat. C’est pourquoi au totalitarisme industriel répliquent une mythologie et une idéologie naturistes qui, elle aussi, nourrissent le public d’ersatz en lui vendant de la nature trop chimiquement pure pour être naturelle. Cette mystique reprend la tradition religieuse et pythagoricienne du végétarisme plus ou moins orthodoxe. Elle se réfère à la sagesse orientale telle qu’on l’imagine dans les milieux les plus évolués (ou décomposés) d’Extrême Occident, et emprunte à un Tibet mythique des drogues qui dissipent magiquement les angoisses qu’entraîne la dénaturation de la vie dans les sociétés industrielles avancées. Comme dans tout mouvement religieux à l’état naissant, les sectes prolifèrent, qui s’excommunient mutuellement au nom de la Sainte-Nature. A la suite des gourous vient l’épicerie qui prospère dans la vente de l’aliment, du remède ou du produit de beauté « naturels ». Et la pub du grand commerce se rue à son tour dans la voie du dentifrice ou du loisir à la chlorophylle (les couloirs du métro en sont le support idéal..)

Or, quand l’agriculture bio s’efforce de commercialiser des produits aussi naturels que possible, comme Nature et Progrès, trop soucieuse d’orthodoxie, elle ne peut fournir qu’une faible part du marché alimentaire ; et elle n’évitera pas d’être plus ou moins victime d’une pollution généralisée. Par ailleurs, ayant un complexe d’infériorité vis-à-vis de l’agronomie et de l’agrochimie officielles - quelle a le tort de qualifier de « classiques » alors qu’elles sont exactement le contraire - et se voulant crédible, elle leur emprunte, outre leur langage, leurs critères de productivité et de rentabilité. Demandant plus de travail pour des rendements ordinairement plus faibles, l’agriculture bio est obligée de vendre ses produits nettement plus cher que les autres. Elle s’enferme ainsi dans un ghetto qui écoule sa marchandise dans la bourgoisie. Cette production marginale ne concurrence donc en rien celle de l’agrochimie qui est prête à l’intégrer dans son système en lui accordant un label de « produit naturel » décerné par le service dit « des fraudes » parce qu’il sert les fraudeurs industriels du faux poulet ou du faux pain. Et un beau jour, déjà proche, les trusts-de-la-bouffe-lourde complèteront la gamme de leur production en réservant un banc à l’agriculture biologique dans leurs supermarchés. Celle-ci jouera ainsi dans l’alimentation le même rôle que le parc national dans le tourisme : la réserve alimentaire justifiera l’abandon de tout le reste à l’industrie. Comme c’est déjà le cas pour certains produits, comme le vin, elle contribuera à faire éclater le marché entre le secteur de la qualité d’appellation contrôlée pour les riches et de la quantité non-contrôlée pour les pauvres. Ce qui signifie la distinction radicale de la société en classes, la fin de la fête populaire quotidienne, réduite en pilule de survie. [...]

Cependant, il ne s’agit pas de réduire la lutte contre l’agrochimie à l’agriculture bio : dépolluée de sa mythologie et de ses escrocs au produit naturel, elle serait tout au plus l’avant-garde qui ouvre les voies au gros de la troupe. Si l’on veut que l’ensemble des hommes continue de communier avec leur terre en consommant ses vivres, c’est la politique agricole qu’il faut changer. L’agro-bio ne doit pas nous faire oublier les dizaines de milliers de paysans polyculteurs condamnés au départ ou au suicide, mais encore capable de nourrir de nombreux consommateurs. Mais l’œil humain est ainsi fait qu’il voit mal ce qui existe : vous mobiliserez difficilement l’opinion pour la défense de la pêche en mer tandis qu’elle s’intéressera à une aquaculture encore à venir, qui n’est rien d’autre que l’élevage polluant du poisson en batterie : et l’on sait ce que vaut la truite d’élevage ! Mais le jour où il n’y aura plus de pêche, on parlera d’aquaculture biologique. C’est pourquoi le vrai problème de la politique agricole est si difficile à poser en public. On le réduit tout de suite à la question des prix, sans poser celle de la qualité des produits ; ou bien l’on invoque la nécessité d’augmenter les rendements pour nourrir le Tiers monde, et de la gauche à la droite tout le monde est d’accord. Cela s’explique : une politique agricole différente serait autrement gênante pour le « désordre établi » qu’une agriculture bio marginale. Même modérée, elle mettrait en cause l’actuelle gestion de l’espace, donc la politique générale et les grands intérêts. Comment le faire admettre aux idéologues [bio] qui rêvent d’un pur retour à la nature ou aux trusts prêts à leur céder une petite chapelle dans la cathédrale industrielle ? L’agriculture, la vraie celle des paysans, peut résoudre les contradictions de la société industrielle. »

Bernard Charbonneau esquisse ensuite une politique agricole pouvant rétablir une vraie agriculture paysanne donc respectueuse de l’environnement. Pour bien clarifier les choses il faut pour s’entendre, définir clairement le sens des mots.

Le paysan s’oppose à l’agriculteur qui celui-ci s’oppose à l’entrepreneur. Le paysan est celui qui vit des produits de sa terre. Derrière le terme de « paysan » il y a donc l’idée d’une économie de subsistance, donc auto-productive. Seul quelques produits sont vendus comme complément de l’activité du paysan. L’agriculteur est déjà une « figure moderne » naît à la fin du XVIII siècle en Angleterre lors de l’enclosure et de la restriction des usages collectifs sur les terres (vaine pâture...). L’agriculteur lui, vend la totalité de sa production sur le marché, c’est-à-dire qu’il monétise sa production, il l’a transforme en monnaie. L’agriculteur vend sa production à des bassins de consommation que sont les villes. L’émergence de la figure moderne de l’agriculteur (dans le courant du XIX siècle en France) est donc la première forme que prend la division sociale du travail. Non seulement des gens se spécialisent sur la production de certaines cultures (fin de la poly-activité, de la polyculture..) mais également des « territoires se spécialisent » par des mono-cultures. La figure et le monde du paysan ont aujourd’hui disparu. Il n’y a plus que des couples de retraités ou des petits vieux isolés habitant dans ce que les urbains appellent avec mépris le « rural profond », qui sont encore des paysans : qui vivent des produits de leur terre.

Aujourd’hui, après les différentes Purges du monde paysan orchestrées par la P.A.C. depuis 1962, ne subsiste que la figure de l’agriculteur, lui même aujourd’hui en voie de disparition au profit de la figure accomplie de toutes les politiques agricoles communes successives, l’ « entrepreneur capitaliste et aménageur du paysage ». Ces évolutions successives, du paysan à l’agriculteur jusqu’à l’entrepreneur forment la « Révolution verte » qui débute au début du XIX siècle et vient s’achever sous nos yeux au début du troisième millénaire. Elle est à la fois une révolution agricole (des techniques agricoles, des rendements...) et une révolution rurale (la désertification de territoires puis la périurbanisation : aujourd’hui 80% de la population vit sur 20% du territoire). Cette « Révolution verte » est la condition de possibilité et la matrice de notre Société-de-Croissance, sa réalisation historique est le fondement du monde contemporain urbain et consumériste. Elle est la réussite et l’accomplissement même du Rêve de tous les marchands de la Terre qui depuis Adam Smith ne pensent qu’à transformer la « valeur d’usage » en « valeur d’échange », jusqu’à faire de la Vie même une marchandise ! La P.A.C. a ouvertement et dès 1962 - sous couvert du contexte de la Guerre froide et de la nécessaire promotion de l’indépendance alimentaire de la France - passer sous les fourches caudines ce qu’il restait de la paysannerie française et de la petite propriété née sous la Révolution française. La mécanisation et motorisation, les démembrements et remembrements perpétuels, l’effort inouïe des formations techniciennes ayant pour seule fin la surenchère compétitive et la course aux rendements, voilà la Révolution agricole qu’a promu la P.A.C. En une seule génération d’agriculteurs, le modèle productiviste et son protégé, l’agriculture biologique, ont livré leurs effets et révélés leurs folles exigences : battre de records économiques en tout genre, aux prix de drastiques sacrifices de population.

La Révolution agricole vide les campagnes de ses activités autres qu’agricoles, libérant des populations contraintes d’aller chercher ailleurs d’autres activités (y compris le chômage). La place est libre pour les ronces et pour la friche dans les zones les plus déshéritées, pour de nouveaux-venus et de nouvelles mises en valeur dans les zones dotées d’une forte rente de situation.

La Révolution rurale prend le relais, englobe et prolonge la Révolution agricole. Elle consacre dans sa phase ultime, un changement radical de l’organisation socio-économique, et donc culturelle et politique, des campagnes : les territoires, dégagés de leur traditionnelle vocation nourricière, se vident des populations héritées du passé et passent sous le contrôle des populations non agricoles et des Pouvoirs Publics qui représentent leurs intérêts. Elle marque, en conséquence, le temps de la consolidation des structures de la Société-de-Croissance au sein des campagnes aménagées à l’usage de populations relevant d’une société englobante, urbanisée et tertiarisée. Sur l’espace, elle s’exprime en ondes successives qui, du périurbain densément peuplé jusqu’au rural profond désertique et voué à la jouissance esthétique de la nature (tourisme vert, parcs « naturels »...), diversifient les paysages au gré des besoins des consommateurs dont la ville rythme l’existence. Et tout ceci dans le cadre d’une stricte réglementation résultant d’une cascade de pouvoirs supranationaux, nationaux et locaux. Les villes et les capitaux remplacent les « sociétés locales » et leurs terroirs. Mais l’avenir ne peut être cet impasse planifié par tous les aménageurs d’espace et de civilisation. Toutes les contradictions du Mur qu’est la Société-de-Croissance éclatent aujourd’hui pierre par pierre. Les objecteurs de croissance dans leurs perspectives de relocalisation de l’économie par la promotion des sociétés locales, se doivent d’arracher les dents à cette P.A.C. qui ravage la Terre et proposer une nouvelle politique agricole créatrice de l’horizon du seul avenir possible.

« Plus que tout autre, la révolution écologique - écrit Bernard Charbonneau - a besoin d’une politique agricole. [...] Car, en agriculture plus qu’ailleurs, il n’est de changement qu’à partir de la reconnaissance du réel - qui n’a rien à voir avec le « fait » économique et politique divinisé. Ce qui a jusqu’ici manqué au mouvement écologique, c’est moins un but à long terme qu’un chemin pour l’atteindre ; il entrevoit vers quoi se diriger, mais voit moins bien comment. S’il sait contre quoi il se bat, trop souvent son programme se réduit à un catalogue de désirs et de rêves, illustré de quelques gadgets verts. Une politique agricole pourrait lui donner ce poids de réalité qui lui manque. [...] La transformation immédiate des pratiques où l’agriculture biologique aurait son mot à dire y est inséparable de la révolution des structures politiques et sociales. Ainsi sortirait-on enfin de ces dilemmes stériles qui opposent le changement de la vie à celui de l’Etat, la conservation à la révolution, la nature à l’homme. »

 

[1] Bernard Charbonneau, Sauver nos régions. Ecologie, régionalisme et sociétés locales, Sang de la Terre, 1991, chapitre 10 « Les pieds sur Terre », p.178-181. Pour un aperçu niographique de B. Chabonneau voir : http://www.globenet.org/demiller/Charbonneau.html

 

le mardi 27 septembre 2005


04/09/2010
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