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A Tokyo, après la grande secousse

A Tokyo, après la grande secousse


 

dimanche 13 mars 2011, par Christian Kessler

 

 

 

 

J’étais dans mon appartement à Tokyo lorsqu’est survenue la première secousse, à trois heures moins le quart de l’après-midi. Elle a duré anormalement longtemps et a été d’une violence inouïe (8,8 sur l’échelle de Richter), telle que je n’en ai jamais connue depuis plus de vingt ans que je suis au Japon. Tout a volé dans mon appartement, seul mon ordinateur a résisté. J’ai réussi à me cramponner au seuil d’une porte, là où c’est le plus sûr — non sans avoir au préalable sorti à toute vitesse mon kit anti-tremblement de terre qu’on peut acheter dans tous les magasins avec le casque, l’eau et la torche. Cela m’a paru très long.

A peine ce tremblement terminé, la secousse suivante, très violente également (environ 6,6), a entraîné quelques scènes de panique. Dans mon quartier, les habitants comme les employés sont sortis dans la rue. Mon immeuble a oscillé de nombreuses minutes et maintenant, alors que je tape ce texte, il bouge de nouveau. De nombreuses répliques suivent, assez fortes. Heureusement, le gaz se coupe automatiquement ; sinon les explosions seraient innombrables. Sortir de chez soi est conseillé. Mais comme dehors il y a partout des poteaux électriques et des fils, des panneaux publicitaires, c’est encore pire. Le mieux est se mettre sous la table, au seuil d’une porte et pour le reste prier, serrer les dents.

Les trains, métros, shinkansen (TGV japonais) sont bloqués, le téléphone est coupé, alors que partout on entend les sirènes des pompiers et de la police. Dans mon quartier, quelques incendies. Le supermarché, d’habitude ouvert 24 heures sur 24 et 365 jours par an, est fermé. A ce moment-là, on craint maintenant que le tsunami de Sendai (nord-est), avec des vagues de huit mètres de haut, n’atteigne Tokyo, où, il faut le rappeler, de nombreux quartiers sont sous le niveau de la mer.

Grâce à un téléphone satellitaire, j’ai pu joindre des Français, car je suis responsable auprès de l’ambassade des ressortissants en cas de séisme majeur. Des dégâts, mais pas de blessé dans la communauté française connue de l’ambassade. J’essaye de leur donner des indications : laisser la porte ouverte la nuit, poser à côté de soi un kit de survie pour pouvoir partir en catastrophe. Les aires de dégagement prévues par la cellule de crise japonaise sont trop peu nombreuses ; je conseille donc d’aller dans les parcs. Les autorités nippones devraient ouvrir le palais impérial, vaste zone libre (« centre vide » comme disait Roland Barthes) au milieu de la ville. Mais cela n’a encore jamais été envisagé !

 

Ça y est : la nuit, longue et froide, est derrière moi. Je l’ai passée dans le petit parc, minuscule, à côté de chez moi. Les plus à l’aise, c’étaient les SDF du coin qui se gaussaient de nous. Pas de chance : le matin, le bain collectif est fermé. Je reflue vers mon appartement. Dans mon quartier, on me félicite. Pourquoi ? Il paraît que M. Nicolas Sarkozy a dit des choses sympathiques sur le Japon. Je l’ignorais. Le moral revient chez tout le monde et… chez moi. Je vais au supermarché, mais, là encore, je repars : il y une queue ; elle se termine je ne sais où – dans une rue adjacente probablement.

On l’a dit souvent : le Japon, ce sont les gares et les trains. Beaucoup de gens attendent la reprise du trafic. Ils ont passé la nuit comme ils le pouvaient et sont pressés de voir l’état de leur logis et de retrouver leur famille. Les camions à haut-parleur crachent les noms des innombrables lignes de train et de métro qui commencent à fonctionner. Il a fallu vérifier toute la nuit les rails, les passages à niveau par milliers dans la capitale de 32 millions d’habitants. Mais quand les Japonais retroussent leurs manches, leur discipline est fascinante.

Les queues dans les gares sont comme toujours très disciplinées, chacun gardant sa place sans qu’il y ait le moindre resquilleur. Les contrôleurs sont prêts a pousser sur votre ventre, votre dos pour que les portes ferment – en s’excusant, mais fermement. Je suis écrabouillé entre un salarymen qui doit chercher à rentrer et une jeune lycéenne rieuse qui me dit avoir dormi chez une copine. Le moral revient bien. La sortie du train à la gare d’Ikebukuro, à deux stations de chez moi, ne se fait pas sans mal ; ça pousse, ça tire, mais toujours dans le calme total.

De cette gare partent de nombreuses lignes de train et de métro ; dans les cafés, on attend l’annonce sur les écrans de télévisions de la reprise du trafic. Ça me fait penser au récit du grand tremblement de terre du Kanto, en 1923, qui a détruit une grande partie de la ville et fait plus de cent mille morts. L’ambassadeur de France d’alors, Paul Claudel, n’avait pu que rester ébahi devant la rapidité avec laquelle la vie quotidienne reprenait ses droits et devant le calme d’une population qui s’attelle au travail sans rechigner.

Aujourd’hui, les journaux sont remplis de photos immenses du tsunami dans le nord et des incendies dans la baie de Tokyo. Sous l’apparente maîtrise des Tokyoïtes, on sent la nervosité. Les répliques, nous disent les spécialistes japonais (les meilleurs du monde), pourraient s’étendre sur plusieurs semaines ; le tsunami du nord-est pourrait venir frapper les côtes de la capitale, sans compter les centrales nucléaires. On découvre que certaines sont placées sur des lignes de faille. Alors, où trouver les fameux anzen na tokoro – littéralement : les lieux sûrs ?

L’histoire de l’archipel est jalonnée de ces secousses, comme en témoigne la légende : le poisson-chat géant Namazu, retenu prisonnier dans les entrailles de la Terre par le dieu Kashima, profite régulièrement d’un relâchement de ce dernier pour se débattre et faire trembler la terre au-dessus de lui. Dès l’école primaire, les écoliers sont astreints à des exercices d’alerte. Tout au long de leur vie, la journée spéciale du 1er septembre qui commémore le grand tremblement de terre de 1923, devenue journée de la prévention des catastrophes, est l’occasion d’exercices à l’échelle nationale. Pendant le tremblement de terre, alors que mon immeuble tanguait comme un bateau, je me suis juré d’y participer cette année. Et au cours de cette journée, je ne négligerai plus le camion-secoueur qui me mettra dans les mêmes conditions qu’un tremblement de terre.

 

Je prends connaissance des dernières nouvelles par l’ambassade et d’autres sources. Pour les pertes humaines le nouveau bilan provisoire fait état d’au moins dix mille morts selon la police de Miyagi ; en ce qui concerne les ressortissants français, sur les 137 présents dans la région Nord-Est, la plus touchée par le séisme rappelons-le, 116 ont été localisés et sont indemnes. Il faut savoir cependant, et on ne le dit guère, qu’un certain nombre de Francais ne sont pas inscrits sur les listes consulaires, car cela n’est évidemment pas obligatoire, ce qui fait qu’ils n’émargent pas au niveau de l’ambassade, sauf, comme cela a été le cas à quelques reprises hier, si les parents se renseignent de France. La France envoie en ce moment une équipe d’une centaine de personnes de la sécurité civile, afin de prêtre main forte aux autorités japonaises et de les aider dans leur efforts de secours. Là je ne sais pas si ça servira à grand chose, d’autant qu’en général les Japonais, s’ils aiment bien qu’on les aide, préfèrent encore le moment où on s’en va. J’en touche un mot à mes voisins, les visagent se ferment. La fierté nationale n’aime pas être chatouillée. Lors du tremblement de terre de Kobé, en 1995, la France avait pourtant trouvé des survivants sous les décombres, grâce à ses chiens, bien après le passage des équipes japonaises. Ca n’avait pas beaucoup plu ici.

En ce qui concerne l’épineux problème des centrales nucléaires qui alimentent maintenant nombre de conversations, deux scénarios émergent peu à peu.

Le premier ce serait, en bref, de mettre sous contrôle ces centrales à risques ou défectueuses. Il resterait le risque d’une contamination liée au relâchement contrôlé des gaz radioactifs, mais on nous dit que, dans ce cas, ce serait un risque négligeable pour Tokyo. A voir ! Les autorités et les scientifiques semblent pencher vers cette option, mais on sent beaucoup d’hésitation et les discours à n’en plus finir des spécialistes, du premier ministre Naoto Kan arborant l’uniforme requis de ceux qui y travaillent — ce qui fait toujours son effet dans le public — et des journalistes spécialistes d’un soir, ne sont pas fait pour rassurer. Mais, revers de la médaille pour lui et son gouvernement, journaux et publics n’épargnent pas de leurs critiques un exécutif trop lent d’après eux à prendre la mesure du danger. Là aussi, cela renvoie au séisme de Kobé.

Second scénario, le pire mais à envisager, l’explosion d’un réacteur avec le dégagement d’un panache radioactif, lequel suivant les vents pourraient être sur Tokyo en quelques heures seulement. J’imagine la panique. La géographie se rappelle ainsi à nous : toujours à un maximum de 100 km des côtes, jamais éloigné d’un réacteur nucléaire, où aller ? On est pris dans la nasse, celle d’une île. Car on avait trop oublié que le Japon ce sont des îles. Avec les tsunamis et la fermeture des aéroports, ce mot d’île prend tout son sens. Je me sens, disons-le, coincé alors qu’en temps normal, je ne m’aperçois pas de cette contrainte des limites. Ca pèse sur le moral. La période critique sera dans les trois ou quatre jours à venir nous dit-on.

Avec mise à l’arrêt d’une partie du parc nucléaire, on annonce des coupures d’électricité, ce qui ne me gênera pas car dans mon immeuble elles sont fréquentes quand, l’hiver surtout, on pousse un peu sur le chauffage en laissant aussi tourner sa machine à laver... Il faut dire qu’avec la masse de gens qui s’agglutinent dans la mégalopole de Tokyo, cela ne paraît guère étonnant. Inquiétant aussi, la prévision (mais peut-on prévoir !) d’un autre séisme de force 7 plutôt dans le nord du Kantô (la plaine qui entoure Tokyo) avec une probabilité de 70 % dans les jours qui viennent. Mince alors, moi qui avais commencé à ranger, après avoir débarrassé mon appartement de tout ce qui était cassé. Bon, c’est pas dans les prochains jours que j’irai faire des courses pour tout remettre en l’état. Vaut mieux laisser tout comme c’est. D’ailleurs je m’aperçois que mon voisin d’en face a laissé la porte ouverte ; à l’intérieur, on dirait qu’un cambrioleur est passé et a tout chamboulé.

On passe aux recommandations et il y en a. Tous ceux qui n’ont pas une raison particulière de rester dans la région du Kantô, nous dit l’ambassade, sont invités à s’éloigner pour les quelques jours. Ca ne me concerne pas car comme professeur d’université et bien que ce soit les vacances, j’ai du travail ici. Pour les ressortissants vivant à proximité des centrales, il est conseillé de se calfeutrer à leur domicile après avoir fait des réserves d’eau et, en cas de sortie, de porter un masque respiratoire. On parle de plus en plus d’absorber de l’iode, c’est ce que disent les autorité japonaises et que me confirment mes voisins. Je n’aime pas ça, on se remémore d’autres accidents nucléaires, d’ailleurs Tchernobyl est dans les bouches.

Le supermarché à côté est toujours mal achalandé mais les trains, métros, Shinkansen, sauf vers le nord, fonctionnent à peu près normalement. Reste que de nombreux amis ici, essayent toujours de s’informer de leur parenté dans la région de Sendai, proche de l’épicentre. L’Institut franco-japonais où j’ai autrefois enseigné, et le lycée international français seront fermés pour inspection. C’est en effet plus sage. Mon appartement que je croyais mal préparé est droit comme un I. On a tellement parlé dans ce pays, aux normes sismiques les plus contraignantes du monde, des défauts de fabrication, du non respect de ces normes par des entrepreneurs peu scrupuleux, que ma peur pouvait se comprendre. Mais non, après inspection, pas de faille, pas la moindre petite fissure ; l’appartement a résisté alors que devant mes yeux je vois encore, au plus fort du séisme, le balcon monter et descendre comme si j’étais sur un toboggan. Je suis rassuré pour dormir tranquille ce soir, en attendant demain avec un autre problème peut-être ! Bah, shigatakanai, comme disent les Japonais, c’est comme ça, la fatalité, la loi de la nature qui reprend ses droits… mais j’ajouterais aussi celle des hommes qui jouent avec le feu nucléaire. Le Japon redécouvre sa dépendance au nucléaire et sa vulnérabilité.

 

 

Christian Kessler est historien et professeur à l’Athénée Français de Tokyo, et aux universités Musashi et Aoyama Gakuin (Tokyo).



10/12/2011
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