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Pierre Clastres, l’anthropologie anarchiste

Pierre Clastres, l’anthropologie anarchiste.

 

Pourtant, à la lecture de ses textes on est vite désemparé par le caractère atypique et novateur qui échappe à toute incorporation dans les clivages habituels de l’anthropologie politique. Miguel Abensour, qui lui a consacré une étude, ne tente de cerner Clastres que par des propositions négatives : il n’est pas structuraliste mais ne rejette pas Lévi-Strauss, il n’est pas marxiste mais ne rejette pas Marx. Devant le flou de ce qu’il avance, Abensour (1987, p.11) pose la question Comment classer l’œuvre de Clastres ? et y répond, fort justement mais toujours par élimination : certainement pas dans un éclectisme, ni dans une transaction diplomatique entre le structuralisme et le marxisme. Clastres lui-même a donné à ses travaux une étiquette de nouvelle anthropologie qui reste volontairement peut-être fort peu explicite pour ne pas dire insignifiante, mais nous aurons l’occasion d’y revenir.


Un anarchisme méthodologique

Une des parentés théoriques de Clastres est à chercher incontestablement outre-Atlantique, notamment du côté de M. Sahlins. L’auteur d’Âge de pierre, âge d’abondance a mis au point le premier une méthode d’analyse passant par ce que nous proposons d’appeler un anarchisme méthodologique. Dans le chapitre intitulé Anarchie et dispersion, il fait du caractère anarchique du Mode de Production Domestique (MPD) le caractère dominant de la société primitive. L’anarchie est première à toutes les forces intégratrices du lignage et de la chefferie qui tentent de la compenser. C’est dans l’économie et les rapports de production que se trouve la clef de l’analyse de la société primitive. Par son organisation anarchique, le MPD fonctionne comme une machine anti-production, foncièrement hostile à la formation de surplus, condition nécessaire à l’instauration d’un pouvoir séparé de type étatique...

On comprend bien comment Clastres a su prendre la mesure des implications politiques de ces considérations. La société contre l’État paraît deux ans après l’ouvrage fondateur de Sahlins et l’article La question du pouvoir dans les sociétés primitives quatre ans après. Il se livre à une analyse renversante et révolutionnaire, majestueux coup de latte dans les fourmilières des anthropologies politiques classique et marxiste. La première fait des sociétés primitives des sociétés où la sphère du politique est absente, la seconde voit dans toutes les sociétés qu’elle nomme par crypto-évolutionnisme pré-capitalistes le germe des rapports de domination capitalistes ; l’État bourgeois infiltré jusque chez les Baruya ! La pensée de Pierre Clastres s’articule sur l’idée du grand partage qui marque une rupture logique radicale B entre les sociétés contre et les sociétés à, entre les sociétés qui refusent et les sociétés qui acceptent, même désirent, l’Innommable, terme emprunté à Étienne de La Boétie. S’il reconnaît que l’État est un principe absent de la société primitive (1974, p.161) il refuse de voir là une déficience, une absence d’enjeux politiques. Si des sociétés sont sans État, c’est qu’elles sont contre l’État. On sait au moins depuis Marcel Mauss que la neutralité n’existe pas dans la pensée sauvage ; si on n’est pas favorable, on est hostile. Ainsi, Clastres substitue à la définition par le manque l’expression d’une volonté légitime et rétablit une dimension politique là ou l’anthropologie politique classique observait le néant. L’anarchie est un vrai système politique, achevé et cohérent. Le pouvoir s’y exerce en sens inverse de celui de l’État. C’est la société qui a tout pouvoir sur un chef mis à son service qui n’a que des devoirs, et un peu de prestige. Ce que la société refuse, c’est l’instauration d’un pouvoir séparé d’elle. Cela ne signifie pas qu’elle refuse la règle ; elle est forcément le propre de la société en ce qu’elle la tire de l’animalité. Un homme n’épouse pas sa sœur. Par une analyse des rites d’initiation (du monde entier) par exemple, on s’aperçoit que la règle peut très bien passer par les canaux internes de la société [1], mieux, que quand cette règle est le produit et l’instrument de l’intérêt général, elle n’a aucunement besoin de recourir à l’intervention de puissances coercitives et centralisées. Le monopole de la violence légitime (= l’État selon Max Weber) n’émerge que pour imposer une règle qui n’exprime pas l’intérêt général mais qui est l’instrument des dominants. Il ne saurait subsister de liberté dans l’État qu’illusoire.


L’amour de la servitude

C’est dans la lecture de La Boétie que Clastres pousse le plus loin les aboutissants philosophiques de ses tenants anthropologiques, qu’il transforme la rupture société contre l’État/société à État en partage entre société de liberté et société de servitude (1980, p.113). Et toute société divisée est une société de servitude (ibid. souligné dans le texte original). Voilà un anarchisme sans individualisme car fondé sur une égalité viscérale allant jusqu’à nier l’affirmation de l’individualité du moins aux dépens des autres. Elle fonde ainsi la Liberté. La liberté ne vaut que si elle est partagée par tous de la même façon. La liberté de l’un ne commence que là où commence celle des autres. À cette simple condition, elle est infinie. Eh oui, la Liberté pose ses conditions... alors ne laissons plus les publicitaires et les marchands de domotique piller cette idée. Ces conceptions rejoignent clairement celles exprimées par P.-J. Proudhon dans Qu’est-ce que la propriété ? : La liberté est égalité... hors de l’égalité, il n’y a pas de société. La liberté est anarchie, parce qu’elle n’admet pas le gouvernement de la volonté, mais seulement l’autorité de la loi, c’est-à-dire la nécessité. La liberté est variété infinie, parce qu’elle respecte toutes les volontés dans les limites de la loi... La liberté est essentiellement organisatrice. Clastres fait éclater le clivage qui traversait le champ du débat politique et qui consistait à clamer : l’égalité d’abord ou la liberté d’abord. Cette illusion plaçait les anarchistes les plus enragés aux côtés des capitalistes, les libertaires avec les libéraux, pis, elle les confondait.

La Boétie est le premier à remettre en cause l’État et la division en dominants et dominés comme des allant de soi inéluctables et à dire autre chose est possible. Disant cela, il enjoint déjà à se garder d’un certain ethnocentrisme au moment où on commence tout juste à découvrir les Indiens d’Amérique et trois siècles avant l’anthropologie évolutionniste qui érigera cet ethnocentrisme en principe méthodologique fondamental. La Boétie nomme « Malencontre » le moment où la société de Liberté passe à l’état de servitude des dominés aux dominants, l’Innommable, l’État. L’État ne peut surgir que de la rencontre malheureuse avec un élément extérieur perturbant une organisation anarchique parfaitement cohérente. Pas de continuum entre la Liberté et la servitude. Entre l’ère de la Liberté et celle de l’État, il y a rupture radicale, renversement du sens du contrôle, ce qui n’empêche pas de concevoir des différences de degrés dans les formes de pouvoir après le Malencontre, de concevoir en outre le totalitarisme ; il y a une hiérarchie du pire, il n’y a de hiérarchie que du pire... et la hiérarchie, c’est déjà le pire.

Ce qu’introduit aussi La Boétie, c’est l’idée de volonté ; la liberté est volontaire, la servitude aussi. L’Innommable est autant la volonté de se soumettre (Clastres dit même l’amour de la servitude) des uns que celle de dominer des autres. L’homme est un être-pour-la-liberté(Clastres 1980, p.113) et l’Innommable, c’est l’homme intégralement dénaturé et défiguré.

Certes Pierre Clastres ne milite pas en faveur du monde des Sauvages... [il se] contente de les décrire (1980, p.147), mais après une analyse posée en termes de Liberté et de servitude, il est légitime de vouloir préférer un modèle à l’autre je dis bien un modèle, une orientation politique ; il ne s’agit pas d’envier dans leur fonctionnement concret des sociétés qui se reproduisent notamment par la guerre. Sans l’y faire prendre part, je dis qu’on trouve chez Clastres les bases d’un projet anarchiste à construire.

Le pouvoir des uns, entretenu qu’il est par le désir de soumission des autres, ne s’effondrera jamais par des phénomènes endogènes. Les tyrans, plus ils pillent, plus ils exigent, plus ils ruinent et détruisent, plus on leur baille [bailler = donner], plus on les sert, de tant plus ils se fortifient et deviennent toujours plus forts et plus frais pour anéantir et détruire tout (La Boétie, Discours, p.137). On peut néanmoins envisager les conditions de la mort de l’État en répondant aux questions fondamentales posées par Clastres : Pourquoi [l’État] a-t-il émergé ?... À quelles conditions une société cesse-t-elle d’être primitive ? Pourquoi les codages qui conjurent l’État défaillent-ils, à tel ou tel moment de l’histoire ? Clastres lance ensuite un véritable appel à un projet anarchiste : Il est hors de doute que seule l’interrogation attentive du fonctionnement des sociétés permettra d’éclairer le problème des origines. Et peut-être la lumière ainsi jetée sur le moment de la naissance de l’État éclairera-t-elle également les conditions de possibilité (réalisables ou non) de sa mort (1980, p.108-109). C’est de la connaissance que naissent le projet et la volonté nécessaires. Car les rapports de domination ne s’éteindront pas tout seuls. La société réalise son désir de soumission et le Despote son désir de pouvoir, tout tourne rond. Ce qui manque à l’homme dénaturé pour recouvrer le désir de liberté, c’est le souvenir de cette liberté. Au savant d’éclairer l’homme à ce sujet...

En rejetant toute vision téléologique dans l’analyse du passage d’un type de société à un autre, Clastres ouvre la porte à un passage de la société de servitude à la société de Liberté qui ne serait pas un retour en arrière, vers un état (si on peut dire !) d’antériorité, mais un des sens possibles de l’histoire. Après tout, Malencontre lui-même est un événement fortuit qui n’avait aucune raison de se produire et qui s’est cependant produit (1980, p.116). La Boétie pose deux questions : D’où sort l’État ? et Comment le renoncement à la liberté peut-il être durable ?...et Clastres en ajoute une troisième : Comment les sociétés primitives parviennent-elles à empêcher la division ?


Anthropologie anarchiste

Ces problématiques sont aux fondements de ce qu’on entend couramment par la nouvelle anthropologie. C’est Pierre Clastres lui-même qui avance cette appellation dont il livre une vague définition : nouvelle idée de l’homme, anthropologie de l’homme moderne, de l’homme des sociétés divisées. Ce qu’il propose par là, c’est d’envisager l’homme dénaturé par rapport au postulat anarchiste établi à propos des sociétés primitives. La nouvelle anthropologie ressemble plus à un principe qu’il posait provisoirement, en attendant de la définir avec plus de précision. Pour ma part, je propose d’appeler les choses par leur nom et de définir un courant et une discipline par ses méthodes. Appelons-la donc anthropologie anarchiste.

Anarkhia signifie absence de chef. Chez les primitifs, il s’agit du moins de se donner un chef de pacotille dépourvu de pouvoir, juste pour occuper la place et s’assurer qu’un despote ne viendra pas l’accaparer. Le chef fournit une image de ce despote à surveiller, permet ainsi de prendre conscience d’une menace qui serait inconcevable autrement [2]. Il n’a que du prestige et des devoirs à l’égard de la communauté. L’espace de la chefferie n’est pas le lieu du pouvoir, et la figure (bien mal nommée) du chef ne préfigure en rien celle d’un futur despote (1974, p.175, souligné dans le texte original) La société exerce un tel contrôle sur son chef qu’il lui est même impossible que lui vienne l’idée d’instaurer la division et de transformer son prestige en pouvoir.

En peignant une société contre l’État, Pierre Clastres propose un contre-modèle possible B puisque actuel B à l’organisation sociale faite de pouvoir et de division que nous acceptons comme une fatalité. Mais ce qui est exaltant dans son analyse, c’est avant tout qu’elle n’est en rien l’effet d’une idéologie préconçue mais ne prend appui que sur des faits ethnographiques étudiés avec minutie et sans parti pris. Si au bout du compte l’interprétation brute de ces faits rejoint d’anciennes théories spéculatives, ce n’est pas le fruit d’une intention préalable ; peut-être cela signifie-t-il tout simplement que les philosophes avaient tapé juste. Ce qui porte Clastres à dénier tout pouvoir aux chefs primitifs B mouvement fondateur s’il en est ce n’est pas d’avoir lu Nietzsche à l’université, c’est l’observation, les pieds dans la boue, d’un chef indien dont les seules activités (de chef) consistaient à remplir un devoir de parler à sa communauté et au nom de sa communauté. Loin des spéculations logiques, seule une connaissance fine et imprégnée de la société Guayaki pouvait permettre de se rendre compte du fait que le chef était sans cesse au service et sous le contrôle de la communauté vigilante qui ne lui accordait en contrepartie que du prestige. Ainsi, dès la Chronique, Clastres peut écrire sans guère extrapoler des phrases qui fonderont la société contre l’État : Un chef n’est point pour eux un homme qui domine les autres, un homme qui donne des ordres et à qui l’on obéit ; aucun Indien n’accepterait cela, et la plupart des tribus sud-américaines ont préféré choisir la mort et la disparition plutôt que de supporter l’oppression des Blancs. Les Guayaki, voués à la même philosophie politique "sauvage", séparaient radicalement le pouvoir et la violence : pour prouver qu’il était digne d’être chef, Jyvukugi devait démontrer qu’à la différence du Paraguayen il n’exerçait pas son autorité moyennant la coercition, mais qu’au contraire il la déployait dans ce qui est le plus opposé à la violence, dans l’élément du discours, dans la parole... L’obligation de manipuler chaque fois que c’est nécessaire l’instrument de la non-coercition B le langage B soumet ainsi le chef au contrôle permanent du groupe : toute parole du leader est une assurance donnée à la société que son pouvoir ne la menace point (1972, p.84-86). Encore l’autorité dont il est question ici n’en est qu’une apparence, puisqu’elle ne s’exerce en aucune façon. Pour dire les choses un peu vite, Pierre Clastres a vu surgir concrètement et physiquement la dimension politique en la personne de Jyvukugi, avant de la réhabiliter par des jeux d’abstractions.


Une pensée efficace

Il y a presque quelque chose de structurel dans la mort prématurée de Clastres. C’était un rouleau compresseur, une pensée si efficace qu’il n’y a plus rien à penser après elle, d’où la nécessité de maintenir une certaine incomplétude nécessaire à la poursuite de la recherche.

J’ai encore des choses à dire car il nous a ouvert de formidables pistes où il n’a pas eu le temps de s’engouffrer.

Finalement, si le fléau automobile a causé l’une des pires pertes intellectuelles aux hommes peut-être à la mesure de ce qu’avait fait la ciguë à une autre époque, il nous laisse au moins assez de champ pour continuer à écrire...

Yoram Moati


Pierre Clastres, Chronique des Indiens Guayaki, Plon, coll. Terre humaine, Paris, 1972 - La société contre l’État. Recherches d’anthropologie politique, Éd. de Minuit, Paris, 1974 - Recherches d’anthropologie politique, Éd. du Seuil, coll. Recherches anthropologiques, Paris, 1980

M. Abensour (dir.), L’esprit des lois sauvages, Pierre Clastres ou une nouvelle anthropologie politique, Seuil, Paris, 1987. On trouvera à la fin de cet ouvrage intéressant un précieux inventaire des œuvres du bonhomme

M. Sahlins, Âge de pierre, âge d’abondance. L’économie des sociétés primitives, traduction française de T. Jolas, Gallimard, Paris, 1976. Préface de Pierre Clastres (reprise dans Recherches d’anthropologie politique)

Étienne de La Boétie, Discours de la servitude volontaire (voir AL 227), Payot, Paris, 1976. Postface de Pierre Clastres (reprise dans Recherches d’anthropologie politique).

Plus d’infos : http://perso.wanadoo.fr/libertaire/

 

[1] Voir la façon dont l’État ne tolère pas certains rites (par exemple le bizutage) ou s’efforce de les prendre en charge (le bac, le mariage, etc.)

[2] À ce sujet, voir Marc Richir, Quelques réflexions épistémologiques préliminaires sur le concept de sociétés contre l’État in M. Abensour (dir), 1987, p.61-71. Bibliographie succincte

 

le mercredi 24 mai 2006


04/09/2010
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