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Marie Pezé : « Le monde du travail est en péril »

Marie Pezé : « Le monde du travail est en péril »

Marie Pezé, qui suit près de 900 cas par an, parle de guerre, de peur, dénonce méthodes et idéologie managériales. Elle-même n'est pas restée indemne dans ce face-à-face avec ces manifestations de « l'horreur économique ». Entre sa consultation de Nanterre, son travail en réseau avec d'autres praticiens et son cabinet de Neuilly, elle observe et soigne des pathologies liées au monde de l'entreprise qui se banalisent dangereusement.



Marie Pezé : « Le monde du travail est en péril »
Quand est apparue, en France, cette maladie d'un nouveau type, la « souffrance au travail » ?

J'exerce depuis trente ans à Nanterre. J'ai commencé comme psychanalyste dans un service de chirurgie de la main et dans les années 90, nous avons vu arriver des patients qui récidivaient et présentaient des pathologies associées : hernies cervicales, canal carpien, périarthrite de l'épaule... Souvent des femmes, sur des postes déqualifiés. On a dû se familiariser avec l'organisation du travail, les flux tendus, le taylorisme... Ces troubles du corps sont devenus des maladies professionnelles et n'ont cessé de croître.

Quelle évolution avez-vous constaté ?

J'ai vu se multiplier des névroses traumatiques semblables à celles de gens qui ont couru un risque de mort, par exemple dans un attentat. Mes patients viennent de tous horizons professionnels. Nous avons alors commencé à travailler en réseau avec des kinésithérapeutes, des ostéopathes... Ma consultation, commencée en 1994, est devenue

« Souffrance et travail » en 1997. Un an plus tard, Marie-France Hirigoyen publiait « Le harcèlement moral » et un autre centre ouvrait à Garches (3). A Nanterre, observatoire extraordinaire des maux de société, nous recevons toutes les pathologies sociales. Il n'existe rien de tel en Europe.

Quels rapports entretenez-vous avec le monde de l'entreprise ?

Je ne pénètre pas dans les entreprises. On vient me consulter comme un artisan de l'âme et j'observe les symptômes d'une situation qui s'aggrave partout en France. On n'en parle pas, peu ou mal, on focalise sur des suicides chez Renault, mais la situation est plus dramatique encore. Chaque semaine, je reçois des patients qui menacent de se suicider sur leur lieu de travail.

Que constatez-vous qui n'apparaissait pas dans les années 90 ?

Depuis 2006, il y a recrudescence de l'hyperactivité pathologique, le travail s'est intensifié, les systèmes de contrôle, les pressions managériales se sont renforcées, la crise économique pèse de tout son poids. On demande une productivité et une rapidité que ne peut pas toujours supporter un organisme. La vérification, les techniques d'évaluation sont partout. Une quantification est nécessaire, mais la domination massive conduit à une direction des ressources humaines d'un nouveau type, la destruction des ressources humaines.

Vous utilisez les expressions de violence, d'aliénation sociale, mentale, culturelle... Ne caricaturez-vous pas ?

Non, car on atteint aujourd'hui un niveau de persécution et des mécanismes d'une perversité rare. Lorsqu'on donne l'ordre de ne plus parler à un salarié, car il doit être licencié, qu'on modifie ses horaires, qu'on l'efface d'un organigramme, on met en scène sa disparition. Le mettre au ban d'une équipe le place en situation d'aliénation sociale, il en vient à douter de son raisonnement et peut basculer dans l'aliénation. Il faudrait introduire des modules sur la santé au travail et le fonctionnement humain dans les écoles de cadres et d'ingénieurs pour que ceux qui inventent ces techniques mesurent les dégâts qu'ils provoquent.

Ce constat vaut-il pour toutes les entreprises ?

Il y a, bien sûr, des différences entre PME et grandes sociétés. On n'utilise pas partout des guides de management. Mais de plus en plus, il faut faire peur, déstabiliser. Ces techniques sont inspirées du monde de l'espionnage. Beaucoup de militaires sont devenus DRH et ont appliqué les techniques de l'armée à l'entreprise. Pour les élaborer, ils ont pioché dans nos sciences : psychologie, criminologie, neurophysiologie, comportementalisme... Il faudrait poser des limites éthiques à leur utilisation. Je reçois aussi des chefs d'entreprise au bord de la crise de nerfs. Je ne stigmatise donc pas et ne dénonce personne car le phénomène touche tout le monde. Mais le patronat doit me considérer comme une dangereuse gauchiste, moi qui habite Neuilly !

Quelles souffrances spécifiques expriment vos patients ?

Ils ne comprennent plus. Ils se sont « donné à fond » et on leur signifie qu'il est préférable qu'ils partent. Ils ont perdu la notion de plaisir et le sens de leur investissement. Nous voulons tous prouver notre valeur au travail, mais on fait disparaître ce besoin de reconnaissance et cette valeur essentielle pour pacifier la société. Pire, on utilise la subjectivité du salarié en lui demandant de s'investir et on retourne la situation pour le déstabiliser : « Vous en faites trop ! »

Retrouvez-vous des symptômes communs à l'ensemble des cas que vous observez ?

Le plus courant est une usure massive, physique, un épuisement moral. On ne distingue plus le vrai et le faux, le juste et l'injuste, le bien et le mal. Je reçois des gens désorientés, quel que soit leur niveau ou leur culture.

A qui la faute ?

Mon métier n'est pas de chercher un responsable, mais je constate qu'on laisse faire, il n'y a pas de révolte collective, alors que cette organisation du travail est conçue pour casser les solidarités et remettre en cause le lien au réel.

Qu'entendez-vous par « idéologie managériale » ?

L'idéologie du contrôle total au lieu de la culture des rapports sociaux. Les bureaux de méthodes ont la certitude de pouvoir parfaitement décrire le travail, le salarié n'ayant plus qu'à obéir à la prescription. C'est une erreur. Le travail, c'est la rencontre avec le réel, avec l'échec. La valeur ajoutée. Quelle est cette société qui, au lieu de le gratifier, le dévalorise ?

Face à ces témoignages vous avez vous-même été physiquement atteinte. Comment ?

C'était il y a quatre ans. Ces violences sociales allaient au-delà des névroses pour lesquelles j'étais formée. Voir des gens malmenés m'a déstabilisée. J'ai perdu l'usage du bras droit, ma jambe droite ne me portait plus, je voyais double, j'ai perdu le goût et l'odorat. J'étais submergée, comme mes patients. Il m'a fallu quatre ans pour me relever et je suis encore à un stade d'invalidité. On tombe tous malades dans nos consultations !

Le suicide est-il la nouvelle maladie du siècle ?

Le travail peut sauver mais aussi tuer. On se suicide quand il n'y a plus d'espérance et ce phénomène est mondial. On parle, en France, de 6000 cas par an mais une évaluation exacte est impossible. Quelques pays - pas la France - étudient un autre phénomène, la mort subite au travail, appelée « karushi » au Japon où il est reconnu comme mort professionnelle. Mais ce que je crains désormais, ce sont les sabotages de l'outil de travail et les meurtres de managers ou de chefs d'entreprises. Je commence à entendre cela de la part de patients.

Quel est l'impact de l'environnement économique sur ce phénomène ?

La société de l'hyperproductivisme est en train de s'autodétruire. On récompense celui qui fait des coupes sombres dans l'entreprise pendant qu'on fait disparaître le travail d'une majorité. Cela peut générer des conditions révolutionnaires. Il faudrait revenir à la reconnaissance du travail, introduire des modules santé-travail dans les grandes écoles, écoles de cadres, entreprises, créer des équipes pluridisciplinaires dans les hôpitaux. C'est parce que je fonctionne en réseau avec des gens formidables que je tiens.

Pour combien de temps ? Nous n'avons aucun crédit d'état et dans les systèmes de soins, la désorganisation est la même que dans les entreprises.


Lundi 27 Octobre 2008
Nice-matin - Jacques Gantié


06/01/2011
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