Marcel Mauss « Essai sur le don.
Marcel Mauss (1923-1924) « Essai sur le don. Forme et raison de l’échange Un document produit en version numérique par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi Courriel: jmt_sociologue@videotron.ca Site web: http://pages.infinit.net/sociojmt Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales" Site web: http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi Site web: http://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm |
Cette édition électronique a été réalisée par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi
Le 17 février 2002
PAR
Marcel Mauss (1923-1924)
« Essai sur le don.
Forme et raison de l’échange dans les sociétés primitives »
Article originalement publié dans l'Année Sociologique, seconde série, 1923-1924.
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Mise en page sur papier format
LETTRE (US letter), 8.5’’ x 11’’)
DEUXIÈME PARTIE ESSAI SUR LE DON. FORME ET RAISON DE L'ÉCHANGE DANS LES SOCIÉTÉS ARCHAÏQUES
INTRODUCTION. - Du don, et en particulier de l'obligation à rendre les présents
CHAPITRE I Les dons échangés et l'obligation de les rendre (Polynésie)
I Prestation totale, biens utérins contre biens masculins (Samoa)
II L'esprit de la chose donnée (Maori)
III Autres thèmes: l'obligation de donner, l'obligation de recevoir
IV Le présent fait aux hommes et le présent fait aux dieux
CHAPITRE II Extension de ce système (libéralité, honneur, monnaie)
I Règles de la générosité. Andamans (N. B.)
II Principes, raisons et intensité des échanges de dons (Mélanésie)
CHAPITRE III Survivances de ces principes dans les droits anciens et les économies anciennes
I Droit personnel et droit réel
III Droit germanique
CHAPITRE IV Conclusion
Il Conclusions de sociologie économique et d'économie politique
III Conclusion de sociologie générale et de morale
ESSAI
SUR LE DON [1]
FORME ET RAISON DE L'ÉCHANGE
DANS LES SOCIÉTÉS ARCHAÏQUES
DU DON, ET EN PARTICULIER
DE L'OBLIGATION
A RENDRE LES PRÉSENTS
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Voici quelques strophes de l'Havamál, l'un des vieux poèmes de l'Edda scandinave [2]. Elles peuvent servir d'épigraphe à ce travail, tant elles mettent directement le lecteur dans l'atmosphère d'idées et de faits où va se mouvoir notre démonstration [3].
39 Je n'ai jamais trouvé d'homme si généreux
et si large à nourrir ses hôtes
que « recevoir ne fût pas reçu »,
ni d'homme si... (l'adjectif manque)
de son bien
que recevoir en retour lui fût désagréable [4].
41 Avec des armes et des vêtements
les amis doivent se faire plaisir;
chacun le sait de par lui-même (par ses propres expériences)
Ceux qui se rendent mutuellement les cadeaux
sont le plus longtemps amis,
si les choses réussissent à prendre bonne tournure.
112 On doit être un ami
pour son ami
et rendre cadeau pour cadeau
on doit avoir
rire pour rire
et dol pour mensonge.
44 Tu le sais, si tu as un ami
en qui tu as confiance
et si tu veux obtenir un bon résultat,
il faut mêler ton âme à la sienne
et échanger les cadeaux
et lui rendre souvent visite.
lit, Mais si tu en as un autre
de qui tu te défies
et si tu veux arriver à un bon résultat,
il faut lui dire de belles paroles
mais avoir des pensées fausses
et rendre dol pour mensonge.
46 Il en est ainsi de celui
en qui tu n'as pas confiance
et dont tu suspectes les sentiments,
il faut lui sourire
mais parler contre cœur
les cadeaux rendus doivent être semblables aux cadeaux reçus.
48 Les hommes généreux et valeureux
ont la meilleure vie ;
ils n'ont point de crainte.
Mais un poltron a peur de tout;
l'avare a toujours peur des cadeaux.
M. Cahen nous signale aussi la strophe 145:
145 Il vaut mieux ne pas prier (demander)
que de sacrifier trop (aux dieux):
Un cadeau donné attend toujours un cadeau en retour.
Il vaut mieux ne pas apporter d'offrande
que d'en dépenser trop.
On voit le sujet. Dans la civilisation scandinave et dans bon nombre d'autres, les échanges et les contrats se font sous la forme de cadeaux, en théorie volontaires, en réalité obligatoirement faits et rendus.
Ce travail est un fragment d'études plus vastes. Depuis des années, notre attention se porte à la fois sur le régime du droit contractuel et sur le système des prestations économiques entre les diverses sections ou sous-groupes dont se composent les sociétés dites primitives et aussi celles que nous pourrions dire archaïques. Il y a là tout un énorme ensemble de faits. Et ils sont eux-mêmes très complexes. Tout s'y mêle, tout ce qui constitue la vie proprement sociale des sociétés qui ont précédé les nôtres - jusqu'à celles de la protohistoire. - Dans ces phénomènes sociaux « totaux », comme nous proposons de les appeler, s'expriment à la fois et d'un coup toutes sortes d'institutions : religieuses, juridiques et morales - et celles-ci politiques et familiales en même temps ; économiques - et celles-ci supposent des formes particulières de la production et de la consommation, ou plutôt de la prestation et de la distribution ; sans compter les phénomènes esthétiques auxquels aboutissent ces faits et les phénomènes morphologiques que manifestent ces institutions.
De tous ces thèmes très complexes et de cette multiplicité de choses sociales en mouvement, nous voulons ici ne considérer qu'un des traits, profond mais isolé : le caractère volontaire, pour ainsi dire, apparemment libre et gratuit, et cependant contraint et intéressé de ces prestations. Elles ont revêtu presque toujours la forme du présent, du cadeau offert généreusement même quand, dans ce geste qui accompagne la transaction, il n'y a que fiction, formalisme et mensonge social, et quand il y a, au fond, obligation et intérêt économique. Même, quoique nous indiquerons avec précision tous les divers principes qui ont donné cet aspect à une forme nécessaire de l'échange - c'est-à-dire, de la division du travail social elle-même - de tous ces principes, nous n'en étudions à fond qu'un. Quelle est la règle de droit et d'intérêt qui, dans les sociétés de type arriéré ou archaïque, fait que le présent reçu est obligatoirement rendu ? Quelle force y a-t-il dans la chose qu'on donne qui fait que le donataire la rend ? Voilà le problème auquel nous nous attachons plus spécialement tout en indiquant les autres. Nous espérons donner, par un assez grand nombre de faits, une réponse à cette question précise et montrer dans quelle direction on peut engager toute une étude des questions connexes. On verra aussi à quels problèmes nouveaux nous sommes amenés : les uns concernant une forme permanente de la morale contractuelle, à savoir : la façon dont le droit réel reste encore de nos jours attaché au droit personnel ; les autres concernant les formes et les idées qui ont toujours présidé, au moins en partie, à l'échange et qui, encore maintenant, suppléent en partie la notion d'intérêt individuel.
Ainsi, nous atteindrons un double but. D'une part, nous arriverons à des conclusions en quelque sorte archéologiques sur la nature des transactions humaines dans les sociétés qui nous entourent ou nous ont immédiatement précédés. Nous décrirons les phénomènes d'échange et de contrat dans ces sociétés qui sont non pas privées de marchés économiques comme on l'a prétendu, - car le marché est un phénomène humain qui selon nous n'est étranger à aucune société connue, - mais dont le régime d'échange est différent du nôtre. On y verra le marché avant l'institution des marchands et avant leur principale invention, la monnaie proprement dite ; comment il fonctionnait avant qu'eussent été trouvées les formes, on peut dire-modernes (sémitique, hellénique, hellénistique et romaine) du contrat et de la vente d'une part, la monnaie titrée d'autre part. Nous verrons la morale et l'économie qui agissent dans ces transactions.
Et comme nous constaterons que cette morale et cette économie fonctionnent encore dans nos sociétés de façon constante et pour ainsi dire sous-jacente, comme nous croyons avoir ici trouvé un des rocs humains sur lesquels sont bâties nos sociétés, nous pourrons en déduire quelques conclusions morales sur quelques problèmes que posent la crise de notre droit et la crise