Pure Performance Mountain Riding

LE BONHEUR N’EST PAS L’ESSENTIEL

 

 

LE BONHEUR N’EST PAS L’ESSENTIEL ?
DE BRIBES DE BONHEURS A UNE « ETHNOLOGIE
DES GENS HEUREUX »

 

SALOME BERTHON   
YAN BOUR
SABINE CHATELAIN
MARIE-NOËLLE OTTAVI
OLIVIER WATHELET       

 

 

 

Bonheurs et plaisirs sont présents à différents niveaux dans les recherches menées en
ethnologie ; du bonheur que les informateurs expriment à celui que les chercheurs observent dans
les corps, en passant par celui éprouvé qui vient orienter leur enquête. Pourtant, cette notion a
rarement été exploitée de manière systématique. Périphérique à une écriture savante, la
description des émotions « positives » réduit régulièrement ces dernières au statut d’anecdotes, de
données secondaires colorant le texte sans leur reconnaître de qualités fondamentales.
Engagés dans des recherches aux objets divers, nous avons nous-mêmes alimenté ce
paradoxe1. Sur chacun de nos terrains, nous avons recueilli des données dont nous avons
pressenti l’intérêt, sans pour autant les avoir jusque-là véritablement exploitées. Ces éléments
relatifs à la question du bonheur restent donc aujourd’hui dans nos tiroirs. C’est par le biais d’une
co-écriture que nous proposons ici une tentative de mise en commun de ces matériaux. Le
« nous » employé n’est pas de courtoisie, mais désigne un pluriel revoyant à l’exercice auquel nous
nous sommes essayés.
Cette contextualisation commune d’éléments périphériques à nos enquêtes a pour
objectif, outre le fait d’interroger leur intérêt et leur originalité, de permettre une lecture des
termes (bonheur, plaisir) au travers des questionnements propres à notre discipline, dont les
formes du partage sont l’objet2 ; tâche à laquelle celle-ci s’est peu employée jusque-là, empruntant
généralement aux disciplines voisines des définitions difficilement transposables.
Chacun de ces éléments révélés ici s’inscrit dans une réflexion qui, prenant appui sur nos propres
pratiques, propose, dans un double mouvement, des voies possibles pour envisager une
anthropologie du bonheur ainsi que des hypothèses quant au statut que l’anthropologie a accordé
au bonheur jusque-là.
Pour rendre compte de cette réflexion que nous aimerions, à terme, systématiser3, et tirer
profit de la pluralité des positions qu’autorise ce travail collaboratif, nous avons choisi de réduire
temporairement nos interrogations à une triple mise en perspective. Cette structure est à
envisager comme une première armature sur laquelle pourra se greffer autant son prolongement
critique qu’un programme de recherche positif, tous deux axés sur la question du bonheur en
anthropologie.
C’est entre sens commun et science commune, et avec la prudence d’une démarche que
nous pourrions définir de « méthodologie prospective », que cette structure a emergé. Compte
tenu de l’état de la question, à peu près nul si l’on se concentre sur les seules productions
abordant frontalement cette problématique, il nous a semblé intellectuellement plus honnête,
dans un premier temps, de ne pas trancher avec la conviction de l’évidence pour en partitionner
les grands axes « naturels ».
Conserveries mémorielles, 2007, numéro 2
2
Dans ce sens, pour permettre cette lecture commune du « bonheur » dans nos recherches,
nous prenons le parti de définir celui-ci a priori comme une émotion positive non-immédiate,
considérant, dans le même mouvement, le plaisir comme une émotion positive immédiate.
D’ordre « notionnel », ces définitions sont présentes dans un grand nombre d’acceptions de sens
commun ; par exemple, celles qui illustrent la définition de ces termes dans la plupart des
dictionnaires de français contemporains. L’utilisation et la portée de ces définitions seront
interrogées au fil de notre réflexion.
De la même façon, les gestes, comportements et discours considérés comme des
manifestations de formes de « bonheur » posent la question de la dialectique entre le sens
commun et l’autorité du chercheur. Là encore, nous avons choisi de maintenir une forme de
correspondance entre ce que nous érigeons au statut d’indicateur4 et les catégories de sens
commun pour pouvoir interroger chacune de ces catégorisations.
Dans le cadre de notre interrogation sur le bonheur et dès lors que celui-ci est partagé,
qu’est-ce qui fait trace ? Le plaisir est-il une voie d’accès au bonheur ? Quels en sont les signes,
corporels et langagiers ? Que dire des situations apparemment douloureuses dans cette
construction du bien-être ? Essentielles à la constitution de cet objet de recherches, ces questions
interrogent notre propre pratique et croisent certaines de nos hypothèses quant à ce déni
disciplinaire du bonheur5.
Si le bonheur est discours, nous savons l’appréhender mais nous nous en méfions ; quand
il est de l’orde du ressenti et implique le chercheur, il est généralement tu ; lorsqu’il est dit, il
relève souvent de l’évidence. C’est à partir de ces façons dont l’expression du bonheur s’inscrit
dans un contexte social et relationnel, de ces questions que posent le dévoilement des émotions
du chercheur pris dans une relation d’enquête, et des manières dont se réfléchit le bonheur que
l’on va donc maintenant interroger nos difficultés à parler de bonheur en anthropologie et notre
intérêt à les dépasser.
1. Situations choisies, situations subies : négocier son bonheur
Le bonheur est régulièrement mobilisé comme fin explicative de comportements les plus
divers. Ce constat sans grande originalité nous permet d’interroger à la fois notre pratique qui a
essentiellement consisté jusque-là à écarter ce genre de justifications, comme la pertinence de
considérer celles-ci à part entière.
Courante et banalisée, cette réponse que formulent nos informateurs pour expliquer
certains de leurs actes n’a, dans le cours de nos recherches, que peu attiré notre attention. Elle
semblait nous porter vers les chemins empruntés traditionnellement par d’autres disciplines telles
que la philosophie ou la psychologie. Pourtant, à considérer le bonheur comme motivation
essentielle de chacune des pratiques ou des comportements étudiés, nous nous interdisons
probablement de penser leur singularité, leur fonctionnement propre.
De la confrontation de nos données, il est apparu que cette réponse suppose que
l’individu qui la formule connaisse les codes contemporains du bonheur et sache en jouer. Aussi,
en nous détachant du statut que lui donnent nos informateurs, interroger le contexte et les
modalités de ce type de réponse semble répondre précisément aux interrogations de notre
discipline. Le bonheur émerge dans le social à ses interstices, entre limites collectives et
individuelles, c'est-à-dire dans la négociation pour soi ; et entre soi et autrui. Nous proposons de
développer comment il est fait référence au bonheur et comment celui-ci se négocie
collectivement ; autrement dit d’aborder les jeux et enjeux à dire le bonheur à partir de différentes
Conserveries mémorielles, 2007, numéro 2
3
situations et avec l’objectif de montrer l’intérêt d’une prise en compte de la justification par le
bonheur des pratiques que nous étudions.
(Les propos transcrits ici entre guillemets sont ceux que nous avons recueillis au cours de nos
enquêtes. Lorsque le locuteur n’est pas précisé, il s’agit de propos largement partagés par
l’ensemble des acteurs d’une situation.)
1.1. Négocier son bonheur par la souffrance
A l’évidence, la pratique de la strangulation ludique6, par le paradoxe inhérent contenu
dans cette expression – strangulation morbide contre vitalisme du jeu – rend particulièrement
palpable les dynamiques de présentation de soi. Entre être et paraître, la frontière se montre
particulièrement ténue. Certaines formes sociales s’alimentent ainsi d’une injonction à l’être
heureux qui, pour fonctionner, repose avant tout sur un bonheur ostentatoire.
Complexe dans ses linéaments, cette pratique ne semble pouvoir se dire que sur le ton de
la confession ou, paradoxalement, dans un registre emphatique. Mobilisant un lexique hédoniste,
sorte d’argumentaire de « l’éclate », les pratiquants aux « jeux » rivalisent de formules pour
accentuer les effets positifs de la pratique ou, au contraire, minimiser son versant le plus délétère
– eu égard au risque manifeste pour l’intégrité corporelle et sociale des pratiquants. De l’enfantin
« on rigole », certains interlocuteurs n’hésitent pas à lancer des phrases autrement plus
entraînantes et tendancieuses : « quand tu pars, tu vois, c’est, c’est trop bon » [Lunawa,
www.aufeminin.com]. Par contraste et tentant néanmoins d’expliquer l’indicible des sensations
par « un sentiment de flottement, de bien-être », il se peut que les mots ne viennent pas. Cette
posture, non moins expressive, par le voile qu’elle jette sur la pratique, vise aussi à préserver les
tabous, à entourer le secret, l’aspect ésotérique du « jeu » ; à plus forte raison quand le
questionnement fait référence à son aspect autoérotique, à la sphère de la sexualité qui, tel que
Michel Foucault l’a finement débusqué, demeure, malgré une certaine « explosion discursive »,
« soigneusement renfermée » dans l’intimité (1976). Là est aussi l’une des grandes difficultés du
chercheur qui, avançant à pas feutrés sur des terrains glissants et grinçants, se doit pourtant
d’ouvrir quelques « tiroirs secrets ». Ainsi, observer, décrire, traduire, puis dévoiler quelques
« petits » plaisirs, clandestins puisque porteurs d’interdits (réels et imaginaires) et de tabous,
implique un engagement du chercheur toujours à questionner – point sur lequel nous reviendrons
par la suite.
Si nous postulons le bonheur au sens d’une émotion positive, sa source, quant à elle, peutelle
être négative ou, pour le dire autrement, comporter une part douloureuse, voire morbide ?
L’exemple des scarifications contemporaines, ces « entames corporelles », révèle avec force
ambiguïté que, dans un certain nombre de cas, la satisfaction de vivre tient simplement au fait
d’avoir temporairement moins mal. « La douleur physique est une butée symbolique à opposer à
la souffrance […]. La trace corporelle porte la souffrance à la surface du corps. » (Le Breton,
2003 : 33) Se faire mal en attentant directement à sa chair permet de pallier le mal-être. La béance
accompagne, en pointillé, sinon l’accès au bonheur, tout au moins un instant de bien-être
subreptice, infime et passager. Ces modes d’agir remettent en question les dichotomies de sens
commun, les représentations et leurs tabous protecteurs. Ici, la subjectivité oeuvre à
l’élargissement de la gamme des plaisirs. Néanmoins, dans la confrontation à cette altérité,
comment considérer l’opposition plaisir/déplaisir ? En un mot, qu’est-ce que « se faire » plaisir ?
Lorsque le partage d’une pratique à risque telle que la strangulation ludique entre
adolescents influe, à travers l’expérience individuelle, sur la construction de soi, il stimule, bon gré
mal gré, la reconnaissance. L’enjeu de ce jeu initiatique est de poids. Identitaire, il impose de
suivre une « ligne de conduite », ici frontale et vertigineuse, permettant de faire « bonne figure »
en s’adaptant à l’interaction et aux sollicitations pressantes des acteurs en présence (Goffman,
Conserveries mémorielles, 2007, numéro 2
4
1974). « On ne forçait pas les autres à le faire. On a fait ça entre nous… mais bon, nous on l’a
tous fait dans le groupe, disons qu’il y avait une espèce d’émulation. Pour ceux qui ne voulaient
pas, on leur mettait un peu la pression » [Alexandre, 29 ans]. Comme dans nombre de pratiques
où l’affrontement du danger fonctionne en adjuvant, le jugement personnel quant au « risque
acceptable » reste un élément fort dans la détermination à agir (Douglas, Wildavsky, 1983 : 194),
ceci en parallèle du collectif et de la culture. Dans ce bouillon relationnel, surmontant ses
inquiétudes, jouant même de ses propres peurs, l’acteur parvient à accroître sa confiance et son
assurance. Ainsi, il touche au bonheur en suspens de la situation. Sous ces aspects d’une
obligation et d’un évitement toujours problématique, on est en droit de s’interroger sur le
parallèle entre bonheur et sentiment de liberté, ce dernier venant justifier sa présence en certaines
expressions du premier. C’est ainsi que les acteurs soulignent, à voix haute comme à demi-mot, le
bonheur né de ces rencontres et de ces interactions tantôt choisies, tantôt subies. Mais une
situation imposée par le groupe de pairs, de façon explicite ou d’un simple coup d’oeil, à un
individu esseulé ou ne désirant pas participer, peut-elle constituer, in fine, une situation heureuse ?
A l’inverse, le choix de prendre volontairement part à l’interaction induit-il nécessairement du
bonheur ? D’ailleurs, une situation délibérément choisie – joyeuse ou douloureuse – doit-elle
toujours aboutir à un sentiment de bien-être ?
1.2. Etre lié par l’expression du bonheur
Depuis une quinzaine d’années, et aujourd’hui dans plus d’une centaine de villes
françaises, des individus associés ou simplement regroupés pour l’occasion proposent
régulièrement à leurs voisins de partager un repas dans les rues de leur quartier7. Sous l’expression
« repas de rue » ou « repas de quartier », ces initiatives prennent forme à partir du principe d’une
auto-participation de chacun. Par son déroulement dans la rue (cadre sur lequel ils ne peuvent se
reposer pour savoir comment adapter leur conduite), et par l’adhésion à des valeurs très
générales, telles que « manger sans manières » ou « apporter ce que l’on veut pour partager avec
d’autres », les participants doivent sans cesse travailler pour réussir leur inclusion au sein des
convives, ne pas « perdre la face », et ne pas porter atteinte à l’intégrité du groupe. Libertaire, ce
mode d’organisation est régulièrement ressenti comme anxiogène. Certains informateurs nous ont
confié leurs difficultés à s’y conformer avec aisance. Ils avouent ne pas oser manger, ne rien
apporter à partager, etc. ; autrement dit, ne pas vivre cette situation comme l’entend le discours
qui accompagne invariablement cette pratique, c’est-à-dire, « sans contraintes », « à la bonne
franquette », « juste pour le plaisir de partager un moment de convivialité et de bonheur. »
Pourtant, ils choisissent d’être présents et leur présence sur le moment ne se justifie que
par la recherche d’un « bien-être ». Si anxiogène soit-elle, la liberté que propose a priori cette
pratique ne peut donc être défendue publiquement qu’en des termes propres au champ lexical du
bonheur. Il n’est d’autres voies de sortie ou d’inclusion, sinon à se placer en critique sévère,
position particulière rarement adoptée. En choisissant de participer à un repas de rue, les
individus présents s’engagent tacitement à produire un discours réflexif sur leur participation qui
fait la part belle au « bonheur d’être ensemble » et permet à la pratique de se diffuser en usant du
caractère performatif du bonheur. Si une situation choisie doit être heureuse, au prix parfois de
mensonges ou de jeux questionnant la marginalité de la pratique, une situation subie peut-elle être
heureuse ?
1.3. Négociations professionnelles
Si l’on choisit de devenir chercheur, l’insertion dans la communauté scientifique comme la
mise en place d’un travail de recherche sous-tendent inévitablement des collaborations, des
associations (scientifiques et/ou administratives ; formelles et/ou informelles) autour de la
production savante8. Aussi, même si un chercheur choisit le plus souvent son objet comme son
Conserveries mémorielles, 2007, numéro 2
5
protocole d’investigation9 et son terrain d’étude, la défense et la construction de toute scientificité
(Latour, 1981) passent par une somme de coopérations obligatoires. Conscients d’être
« dépendants » les uns des autres, de devoir faire ensemble, les chercheurs en sciences dîtes dures
ont depuis longtemps préféré choisir ce qu’ils avaient à subir. De fait, depuis près de 50 ans, le
monde de la recherche en Biologie a vu naître les « Equipes de Recherche Associées » en même
temps que de nouvelles représentations10 autour de ce travail collectif. Ces équipes (de nature
pluridisciplinaire) naissent, vivent et se défont de manière revendiquée, autour de personnes qui
« se sont choisies », parce qu’elles s’apprécient ou « s’entend[ent] bien ». En effet, dans une
équipe, à l’inverse d’un laboratoire de recherche, « on a la place de discuter, de s’écouter ! », « on
se connaît, on connaît bien le travail des autres ». Plus que le dernier échelon organisationnel de la
recherche actuelle, l’équipe incarne « la dimension humaine » de la science.
De la sorte, l’ensemble des échanges et plus exactement l’ensemble des coopérations
obligatoires, voire contraintes (Jeudy-Ballini, 2004), qu’impose l’oeuvre scientifique, sont devenus
aujourd’hui l’objet de négociations heureuses, du moins conçues comme devant l’être. Il s’agit
bien de « faire » et de « savoir faire » en se faisant plaisir. Plus encore, les chercheurs revendiquent
aujourd’hui plus qu’hier de devoir être heureux pour pouvoir faire. Le bonheur par choix, force
ou contrainte est, dans les laboratoires (faits d’équipes de recherche), source de négociations
conscientes.
Devoir faire avec l’autre pour être connu et reconnu induit de partager à la fois un savoir,
des projets, des publications, mais aussi des moments de « fêtes » et de « convivialité ».
Néanmoins, dans un laboratoire et, a fortiori dans une équipe, on défend surtout l’idée de partager
une même « dimension humaine », une même émotivité, ainsi et surtout l’envie de construire
et/ou de consolider une identité commune autour de valeurs partagées (Le Breton, 2004). « Cette
définition de l’émotion en termes de négociation, […] de création de rapports au monde, aux
autres et à soi-même, rapports qu’il s’agit de négocier, n’est pas seulement une théorie, mais
plutôt un outil de traduction. Celui-ci à la fois est issu des pratiques et des rencontres, et a pu
produire ces dernières. » (Despret, 1999 : 283)
Bien sûr, dans les laboratoires de recherche, le bonheur n’est pas l’essentiel et les
moments de déroute comme la solitude ou la tristesse attestent d’une vie de travail normalement
fluctuante. Cependant, négocier les bases de son bonheur comme négocier un protocole fait
partie des savoir-faire indispensables à tout chercheur. Le bonheur relève d’une négociation pour
soi, mais aussi et toujours pour autrui.
2. Bonheurs ressentis
Interrogeant la formulation de bonheurs dans des situations diverses, nous avons évoqué
en quoi le registre du récit semble être un matériau ethnographique pertinent pour saisir les jeux,
les enjeux et les codes relatifs au recours discursif au bonheur. Dans notre dernière partie, nous
engagerons une réflexion plus proche du contenu de ces discours, pour préciser ce qui dans la
manière dont le bonheur se réflechit peut expliquer à le fois le déni de cette question et son
intérêt. Interrogations centrales de ce travail que nous abordons maintenant à partir d’un registre
différent.
Souvent « ressentie », la dimension heureuse de certaines situations étudiées est
régulièrement présentée sur un registre « émotionnel », ou « intuitif ». Dans ces cas alors, et c’est
ce que nous souhaitons souligner ici, étudier ce bonheur engage le chercheur dans un rapport
particulier à son objet de recherche.
Conserveries mémorielles, 2007, numéro 2
6
D’une manière générale, la prise en compte des affects dans la recherche ethnologique,
bien que débattue, reste problématique11. Gage de la qualité des données recueillies par
l’ethnologue, et marque de leur originalité, l’empathie est néanmoins régulièrement exclue du
texte engageant l’autorité du chercheur et la scientificité de ses résultats12. Cette question générale,
soulevée dans grand nombre de recherches aux objets les plus divers, semble se singulariser
précisément quand il s’agit de traiter du bonheur.
A ce titre, le témoignage qui suit nous semble révélateur de deux niveaux de
compréhension dont le couplage serait spécifique à notre objet. « Lors du rituel de soutenance de
thèse, souligne Valentin Pelosse, un membre du jury ironisait sur la ‘‘naïveté’’ de l'auteur pour
avoir fait état de l'émotion ressentie à la vue des premières narcisses sur une pente de la
Margeride au printemps : pas de ça dans nos bocages anthropologiques ! » (Pelosse, 2006) La
« naïveté » à laquelle il est fait référence dans ce sujet renvoie non seulement à la dificulté de faire
valoir l’intérêt d’une prise en compte des affects engagés dans l’enquête au niveau de l’analyse,
mais aussi au fait que, quand bien même le chercheur s’engagerait à respecter une distance, le
regard éloigné de la posture ethnologique, il serait taxé de naïveté si celui-ci s’attachait au
bonheur. S’agirait-il d’un objet superficiel ou trop convenu, dont l’étude pour elle-même serait
l’indice d’un manque de profondeur analytique, voire du fait d’être passé à côté de l’essentiel ?
A partir des deux expériences relatées ci-après, nous espérons éclairer la pertinence et les
enjeux pour un ethnologue à engager et dévoiler son propre rapport au bonheur. Dans quelle
mesure le bien-être éprouvé et les représentations du bonheur repérées (chez soi et chez autrui)
peuvent-ils être mobilisés et utilisés dans l’analyse ? De la maîtrise de ces deux registres de
discours, privé durant l’enquête, public lors de la rédaction, dépend la possibilité d’une
anthropologie du bonheur.
2.1. Taire ses affects dans l’enquête
Nous voudrions souligner dans un premier temps combien l’anthropologie tend à
assigner une position enviable aux différents registres de matérialisation des représentations, à
plus forte raison si celles-ci sont largement partagées au sein des groupes identifiés et organisées
selon des formes hautement rigides (Bloch, 1998, 2006). Corollaire inévitable, certains objets et
certaines manières de faire la discipline sont écartés en raison d’une incompatibilité de principe
quant aux potentialités de la méthode classique à s’adapter à ces objets particuliers. Pour prendre
un exemple particulièrement éloquent, une anthropologie d’orientation phénoménologique traite
depuis quelques années des états somatiques dans une perspective particulièrement adaptée pour
rendre compte des émotions individuelles (e.a. Hastrup, Hervik, 1994 ; Throop, 2003). Pourtant,
la prise au sérieux des affects comme objets centraux semble plus se faire dans l’optique d’une
mise en avant des capacités d’acteurs (agency) que d’une réelle description des états (émotionnels)
du corps, comme cela est également observé dans le champ pourtant bien organisé de
l’anthropologie du corps (Schildkrout, 2004)13.
Dès lors, et à plus forte raison, la question de la communicabilité des émotions comme de
leur subjectivité peut donner du « fil à retordre » au chercheur, en ce qu’il est souvent question de
sa propre implication émotionnelle face à ses interlocuteurs. Les données recueillies lors d’une
enquête ethnographique dépendent pour beaucoup de la confiance établie entre le chercheur et
ses « informateurs ». De la réussite de ce type de partage découle la nature des informations
(paroles, émotions, sensations, gestes…), comme celle de leur transmission (à travers des
discours, des pratiques). Pour autant, la mise en place de cette relation de communication et
d’observation intégrée n’est possible que grâce à une certaine adaptation aux « codes » supposés,
ressentis et acquis dudit groupe enquêté, assignant cadre(s) et statut(s) au chercheur au gré de son
Conserveries mémorielles, 2007, numéro 2
7
expérience. Aussi, si notre quotidien civil répond à certaines valeurs, représentations et pratiques,
il peut se voir transformé du fait de notre activité professionnelle. Certains moments sont en effet
marqués par l’oblitération de représentations et de sensations que nous connaissons
ordinairement et qui, pour certaines, définissent des pans de notre personnalité.
La sensibilité du chercheur, perçue comme un produit du social et du culturel, est conçue
comme susceptible de nuire à « l’objectivité » de la recherche (Ghasarian, 1997). Or, si
l’ethnologue prend clairement conscience que ce qu’il ressent sur le terrain affecte ses résultats,
nuls manuel ou enseignement ne lui apprennent à intégrer cette dimension subjective, ce « bruit »
émotionnel, dans son analyse. « Taire ses sentiments », certes, concourt à la connivence, au
cheminement dans le temps long vers des modes de pensée autres. En revanche, l’« objectivité
totale », toujours déjà empreinte de soi, « ne peut se dérouler qu’à un niveau où les phénomènes
conservent une signification humaine et restent compréhensibles – intellectuellement et
sentimentalement – pour une conscience individuelle. » (Lévi-Strauss, 1974 : 423)
Dans le contexte d’enquête que nous prenons pour première illustration de ce paradoxe
(“civil Vs professionnel”) s’est posé le problème d’une situation de commensalité partagée avec
des informateurs éleveurs et bouchers14, alors qu’à la ville, l’ethnologue est végétarienne. « La
conduite alimentaire nécessite un apprentissage et permet de faire partie d’un groupe en adoptant
ses règles, ses codes, et son ordre du comestible. » (Chiva, 1993 : 95) En abordant le terrain de la
filière viande, il est apparu judicieux de ne pas révéler son végétarisme, voire de le mettre de côté,
ceci dans le souci d’un bon déroulement des enquêtes. Il est en effet primordial de ne pas
choquer ses interlocuteurs souvent méfiants a priori à l’égard de la pénétration d’un étranger dans
leur espace de travail, qui plus est, parfois, lorsqu’il s’agit d’une jeune femme15. Sans être
insurmontable, l’arrivée d’emblée en tant que végétarienne dans leur univers personnel et
professionnel aurait été une approche certainement plus que problématique quant à la relation
établie au départ.
Lorsqu’elle a été proposée, la consommation de produits carnés est donc allée de soi dans
les différentes phases du travail de terrain, ceci étant alors pensé comme la face relationnelle
(respect des interlocuteurs, de leurs efforts, reconnaissance de la qualité de leurs produits, partage
d’instants privilégiés dont le « casse-croûte » était le prétexte ou encore l’aboutissement) de la
sphère professionnelle de la tâche, non moins agréable pour l’individu quant aux rapports de
camaraderie renforcés au cours de ces moments. Pour autant, ces deux sphères idéelles autant que
matérielles (espaces-temps) ont été si bien délimitées que ces données n’ont pas été
rigoureusement interrogées d’un point de vue méthodologique. Confrontée à l’ambivalence de ce
Moi civil versus professionnel, l’ethnologue reste perplexe quant à la difficulté à décrire hors
contexte ces moments de « bien-être » partagés. Au cours de ces espaces-temps d’enquête, la
consommation alimentaire de produits carnés dont l’inexistence était revendiquée de manière
usuelle a pu se placer au centre de l’interaction comme de l’intégration. Il n’existe pas de terrain
possible sans négociation avec l’altérité. Ici, c’est par le biais de la commensalité que la distance a
tenté d’être abolie, par l’expérience d’un partage d’émotions et de sensations propres à créer une
forme de bien-être, par l’acceptation, aussi, du don des interlocuteurs.
Les négociations propres au partage des états émotionnels positifs interviennent dans le
déroulement de la recherche comme, ensuite, dans sa mise en mot et l’exposition des analyses.
Conserveries mémorielles, 2007, numéro 2
8
2.2. Taire les affects au-delà du terrain
Enquêter la strangulation ludique a nécessité quelques détours afin de recueillir les
données nécessaires et, partant, de pénétrer le secret, cette « dissimulation consciente et
délibérée » (Simmel, 1996 : 20). Au-delà du phénomène socioculturel dudit « jeu du foulard », le
problème se posait d’observer cette pratique dans ses modalités, d’entrer en contact avec des
pratiquants afin d’en dénouer les logiques, de recueillir des traces attestant de son existence
factuelle, de la localiser dans son origine sociohistorique, etc. D’emblée, pareil objet de recherche
n’allait pas sans rencontrer de sérieux obstacles méthodologiques. En effet, comment parvenir à
rendre compte d’une pratique corporelle apparemment tenue sous silence et inobservable in situ ?
A fortiori, répondant d’une éthique professionnelle, comment enquêter auprès d’une population
d’adolescents – pour certains avides d’expériences aux « limites » et de sensations « fortes » – sans
risquer d’induire, par rétroaction, de nouveaux comportements et représentations ? Le problème
majeur est bien celui de questionner sans provoquer, de regarder sans construire, de consigner
sans travestir, de participer le moins possible au phénomène de causalité circulaire, ce qui
reviendrait à dire sans dire. Ce type d’enquête suppose, de fait, un niveau systémique d’analyse –
prenant en compte toutes les parties impliquées dans le phénomène.
Dans notre entreprise de compréhension des conduites, notre présence physique dans
l’objet traduit souvent un fort engagement, intellectuel et humain. Appréhender une pratique en
se plongeant dans ses méandres et ses recoins les plus intimes, voire en l’expérimentant, permet
d’en comprendre les modalités et les logiques. Or, dans le cas du « jeu du foulard », une distance
s’impose du fait des effets contraires et incontrôlables susceptibles d’être générés par la présence
du chercheur, et dont la conséquence majeure aurait pu être d’accentuer son aspect pernicieux
(accidents et décès) en dévoilant une pratique insoupçonnée. C’est pourquoi, évitant au mieux de
concourir à la construction de la réalité du phénomène, le travail s’est borné à décrire et analyser,
à tirer soigneusement toutes les ficelles et à relier les formes de cette pratique complexe
jusqu’alors présentée sous les traits de la « nouveauté » et de la « contagion » ; bref, comme un
véritable événement avec sa « manifestation spectaculaire », visant à « réduire la surprise de
l’événement » (Bensa, Fassin, 2002), non pour l’annuler mais pour en restaurer le sens.
L’opération analytique relève du décryptage et du croisement entre des sources et des matériaux
hétérogènes.
Outre qu’il questionne l’impact de la communication médiatique sur les individus et les
groupes, ce travail interroge l’autorité et l’engagement du chercheur dans une enquête sur une
pratique à risque ou socialement marquée du sceau de la déviance. Comment dire publiquement
sans dévoiler la sphère privée ? Observer et traduire des manières d’être dissimulées ? Interroger
l’intime, les plaisirs cachés, la transgression d’un interdit, sans rompre tabous et secrets, pis, trahir
la discrétion et la confiance de nos interlocuteurs ou même réactiver en eux un passé douloureux,
refoulé ? Dans leur volonté affirmée de « briser le silence » quant au jeu intime, certains proches
de victimes semblent pourtant éluder la dimension sexuelle de la strangulation ludique, dimension
que l’oeuvre du Marquis de Sade, entre autres, éclaire avec pertinence. Permettant ainsi de faire le
lien entre toutes les ramifications, certains témoignages d’anciens pratiquants et d’observateurs
confirment l’existence actuelle du jeu autoérotique, d’une part, en tant que base anthropologique
de cette pratique ancestrale, et, d’autre part, attirent le regard sur les non-dits et tabous, comme
sur l’ambivalence des plaisirs : « Ce qui m’étonne dans les infos que je viens de lire, c’est la pudeur
affichée quant à l’aspect sexuel de ce jeu. Ce jeu [est] une sorte d’initiation, non pas aux
sensations fortes, mais précisément à une érection précoce, voire une jouissance, que cet état
d’évanouissement est censé procurer » [anonyme, forum www.fcpe66.org].
Conserveries mémorielles, 2007, numéro 2
9
Au-delà de l’exposition analytique de notre propre sensibilité en jeu dans la production
savante, il est donc aussi question de la gestion de notre implication dans les pratiques
particulières à nos terrains ainsi que du partage des diverses émotions qui peuvent leur être
associées. Comme pour ce qui est du constat établi dans le volet précédent, le caractère
empathique inhérent à notre pratique scientifique renvoie inévitablement à l’obligation d’une
négociation qui semble tacitement présente dans nos quotidiens personnels comme
« professionnels » (dualité très poreuse). Cette négociation est l’objet d’un aller-retour incessant
dans l’interaction avec nos interlocuteurs, entre nos états intérieurs, la situation extérieure (et les
normes disciplinaires).
3. Le bonheur comme phénomène naturel ?
Nous avons précédemment montré comment le discours sur le bonheur s’élabore en
empruntant plusieurs directions : relevant pour une part importante d’une construction sociale, ce
mouvement de l’âme relève pour d’autres auteurs, de l’évidence, d’un phénomène réductible dans
une large mesure à sa dimension biologique. Parce que privilégiant la nature sociale des
phénomènes qu’elles étudient, les sciences du même nom seront naturellement enclines à
emprunter cette première voie, impliquant dès lors de quitter le niveau de l’expérience pour celui
de la structure, là où les contraintes sociales agissent. C’est ainsi que tout au long de son oeuvre,
Pierre Sansot aura cherché à donner au social une consistance que le traitement conceptuel de ses
confrères, pourtant parmi les plus enclins à la description (Erving Gofmann en particulier), aura
finalement éludé. Et, dans ce mouvement de retour au concret, c’est le plaisir du vécu qui est
finalement mis en avant. « Car les hommes, croyons-nous, dans leur vie quotidienne, se laissent
affecter – pour rien, gratuitement, pour leur seul plaisir – par ce qui vient les toucher et de
surcroît quand ils sont en nombre, ils entremêlent leur songes, ils hallucinent cet univers
fantastique qui n’est à aucun d’eux. » (1986 : 40)
Cette manière de prendre au sérieux le bonheur, valorisant la description pour elle-même
de l’être heureux en des termes proches de l’expérience, trouve comme contradicteur une
littérature à la fois analytique et critique (e.a. Benasayag & Charlton, 1989 ; Guillebaud, 2000 ;
Lipovetsky 2006, Vaneigem, 2006), qui, quelle que soit l’orientation de son propos, tend quant à
elle à souligner le rôle idéologique de la mise en scène du bonheur au sein des sociétés
contemporaines.
Au delà de son intérêt polémique, cette voie d’analyse rend certainement difficile
l’exploitation systématique de cette autre qualité du bonheur, pourtant présente en creux dans
l’argument, à savoir son caractère naturel, dans la double acceptation du terme. La première, que
nous qualifions ici de « téléologique », convoque l’image d’un bien-être comme moteur du
comportement humain, dont la manifestation suffirait à susciter l’action, l’adéquation à une idée,
voire la soumission. La seconde, qualifiée de « cognitive », renvoie à la qualité matérielle du
phénomène, et à ses déterminations neurologiques.
Pour rendre explicite cette double définition, et à seul fin d’illustration, pensons par
exemple au traitement médiatique qui est réservé depuis la fin des années ‘80 aux fameuses
« pilules du bonheur » et autres antidépresseurs. En agissant « sur le cerveau », elles auraient pour
propriété de réduire la capacité critique des individus qui en font l’usage en les plongeant dans un
état d’apathie déshumanisant. Au-delà de ce cas particulier, et de sa validité que nous ne
cherchons pas à éprouver ici, tout indique que le discours critique du bonheur valide et amalgame
ces deux dimensions, et de ce fait légitime, par la condamnation du « bonheur téléologique »,
l’impossibilité d’un programme de recherche du « bonheur cognitif ». Dans les deux précédentes
parties de ce travail, nous avons défendu que l’acception téléologique du bonheur demande une
Conserveries mémorielles, 2007, numéro 2
10
plus grande précision dans son traitement. Nous souhaitons maintenant illustrer en quoi cette
seconde acception pourrait, elle aussi, faire l’objet d’un programme de recherche positif.
Pour y parvenir, nous invitons le lecteur à revenir sur l’écart temporel différenciant le
plaisir (immédiat) du bonheur (non immédiat) introduit précédemment à titre de définition
provisoire. En le prenant en compte, il permet de rendre compte chez nos informateurs de
l’existence d’une mise à distance réflexive de cette immédiateté affective du corps (pour laquelle il
ne serait pas nécessaire d’extraire la dimension cognitive du dispositif explicatif). Quelques
exemples illustreront que le caractère naturel ou non des émotions positives relève également
d’une connaissance réflexive des acteurs sociaux. Partant de cette réalité empirique qu’il reste
encore à structurer, et pour laquelle ne sont présentés que quelques indices, nous tenterons de
poser quelques nouvelles hypothèses de travail non réductrices.
3.1. Une contrainte réfléchie.
En sciences sociales, le clivage autour de la question du caractère naturel du bonheur
évoqué par notre texte pourrait s’exprimer ainsi : « Les tenants du naturalisme (pour la plupart
des psychologues et des neurologues) mettent l'accent sur le caractère pan-culturel, non acquis
des émotions, ainsi que sur leur continuité phylogénétique; les tenants du constructionnisme
(pour la plupart des chercheurs en sciences sociales) insistent plutôt sur les différences entre les
cultures, entre les langages, sur le rôle de chaque société dans la constitution des émotions. »
(Faucher, 1999 : 5)
A première vue, la tension entre ces deux extrêmes pourrait se réduire par la recherche
d’une alternative, intermédiaire entre déterminations universelles et variations culturelles apprises.
Le schéma est classique16. Or, à y regarder de plus près, on observe une gamme de nuances
relativement large et complexe. Le cas de l’olfaction est à cet égard particulièrement éclairant17.
D’une part parce que l’odorat, réduit à sa fonction sensorielle, relève dans l’imaginaire social
d’une dimension opposée à l’intellect et, dans un même jeu d’associations, d’un rapprochement à
l’animalité du corps (Le Guérer, 2002) comme aux plaisirs qui y seraient associés. D’autre part, les
études de plus en plus nombreuses portant sur les dispositions humaines à catégoriser le sensible
soulignent, dans le cas de l’olfaction, le primat du clivage hédonique (j’aime/je n’aime pas), de
telle sorte que le premier rapport, cognitif, au sensible, serait celui de son plaisir ou non (e.a.
Rouby & Sicard, 1997 ; Candau, 2004). Pourtant, une ethnographie plus approfondie de l’objet
révèle un rapport tendu entre ces deux extrêmes, modulant la relation entre cette dimension
sensorielle et son lien au plaisir/bonheur.
Cet automatisme de l’émotion est donc une donnée de première importance. Prenons
trois exemples olfactifs extraits d’un corpus littéraire constitué sur une double base ; formelle (une
forme d’« écriture du réel » visant à s’approcher de l’expérience mondaine) et de contenu (des
productions contemporaines trouvant un écho fort auprès des données obtenues en entretien et
participant d’une forme d’épidémiologie des représentations du sensible spécifique au domaine
olfactif) : « Aussitôt après, elle tourne son visage vers moi. Son arôme, le parfum qu'elle porte
depuis des années – car ma mère, cette inconstante qui renouvelle sa garde-robe chaque année,
change les tapisseries de ses fauteuils tous les trois ans, n'est fidèle qu'à son mari, à sa religion et à
son parfum – m'enveloppe dans une ambiance familière et une vague de tendresse rétrospective
me submerge malgré moi » ; « Le collier de lapis-lazuli. Le parfum qui me rendait euphorique, je
le sentais et il me donnait envie de me mettre à danser. »18 « A peine avais-je mis le pied au bord
de cet immense espace noir que j'ai respiré une odeur d'essence, odeur qui m'a toujours ému –
sans que je parvienne à savoir pour quelles raisons exactes – odeur aussi douce à respirer que celle
de l'éther et du papier d'argent qui a enveloppé une tablette de chocolat. »
Conserveries mémorielles, 2007, numéro 2
11
Dans ces trois extraits, mais d’autres auraient pu être présentés tant ils sont nombreux à
aller dans ce sens, le mouvement d’émotion positive est largement associé à la mémoire – un
autre « primat » largement documenté, à savoir l’importance des capacités mémorielles olfactives
(Annett, 1996 ; Perchec 1999) –, et à cette notion ambiguë qu’est la nostalgie : « La chemise porte
encore son odeur. Je me cache le visage dans le tissu et cette émanation si familière me rappelle ce
qu'est un bonheur perdu. »19 Au-delà de l’image éculée d’un doux sentiment heureux du passé,
dont les attributs négatifs auraient été gommés par le temps, cette nostalgie heureuse repose bien
souvent sur une économie des émotions complexe, dynamique, voire dans certaines circonstances
antinomique : « L'eau de Cologne qu'il portait sur lui s'exhalait en forme d'excuse. Cette senteur
me rendit chagrine mais adoucit mon humeur. »20
Un point particulièrement intéressant, et que nos recherches ont révélé, est que ce rapport
à la matière émotionnelle dépasse bien souvent le simple état d’un corps passif. Au contraire, il est
couramment manipulé et réfléchi par des mises en forme verbales dont on peut raisonnablement
envisager le pouvoir structurant. Ainsi, à la manière de l’ethnométhodologie qui se consacre à
faire état des « bonnes raisons » mobilisées par les acteurs sociaux pour rendre compte de leurs
comportements (Garfinkel, 1967), on soulignera la complexité des savoirs et compétences
populaires en la matière. L’objectif serait, comme le prône ce courant sociologique, de rendre
compte des manières de faire sens du divers, non par souci ethnographique, mais parce que ces
discours suscités sont de même forme que ceux qui transforment le sensible au quotidien.
L’intérêt de cette forme de saisie des émotions se révèle plus particulièrement lorsque la
sensation appréhendée hésite à trouver une définition claire, où demande à être commentée en
raison de contextes précis. Emprisonné depuis plusieurs années, ce marocain décrit par Tahar
Ben Jelloun rend compte de son constant contrôle émotionnel, gage de sa survie mentale et
physique : « La tentation était grande de se laisser aller à une rêverie où le passé défilait en images
souvent embellies, tantôt floues, tantôt précises. Elles arrivaient en ordre dispersé, agitant le
spectre du retour à la vie, trempées dans des parfums de fête, ou, pire encore, dans des odeurs du
bonheur simple : ah ! L’odeur du café et celle du pain grillé le matin ; ah ! la douceur des draps
chauds et la chevelure d'une femme qui se rhabille... Ah ! les cris des enfants dans une cour de
récréation, le ballet des moineaux dans un ciel limpide, une fin d'après-midi ! Ah ! que les choses
simples de la vie sont belles et terribles quand elles ne sont plus là, rendues impossibles à jamais
! »21 Le souvenir heureux du passé est un mal dangereux, qu’il faut à tout pris contrôler au risque
de tomber dans la folie comme d’autres, explique le héros du roman. A ce titre, la nostalgie des
sensations disparues, parmi lesquelles les odeurs vécues du quotidiens, font l’objet d’une prise en
charge réflexive élaborée. Le double caractère naturel de la perception des odeurs est ainsi validé
par le héros, mais pris en charge (ne pas se laisser aller) et discuté, réfléchi, théorisé.
3.2. Les représentations sociales du bonheur naturel.
En illustrant, par ces quelques exemples, des tendances dans l’appréhension du
plaisir/bonheur intervenant lors des perceptions olfactives, il devient possible de préciser les
dimensions de l’expérience sensorielle susceptible de relever d’un traitement social. Comme cela a
été précisé en introduction, le risque est grand de prononcer un discours convenu sur le caractère
culturel ou social du phénomène, au point de diluer l’argument au niveau de plates évidences
(Hacking, 2001).
Ainsi, comme lorsque précédemment les liens particulièrement évidents entre plaisir et
idéologies dans le domaine du marketing ont été évoqués, le chercheur devrait rendre compte
avec plus de circonspection du discours du quotidien en égard au traitement de ses propres
émotions lors de la réalisation de choix, consuméristes notamment. ? Dès lors, plutôt que
d’évacuer cette question en soulignant l’inanité de l’usage du bonheur dans ce registre, nous
Conserveries mémorielles, 2007, numéro 2
12
proposons de prendre au sérieux ces discours, et plus précisément en dehors de l’espace contrôlé
de la mise en scène publicitaire du bonheur. Ceux-ci semblent organisés par plusieurs grands axes
représentationnels (voire, c’est une hypothèse, comportementaux), reliés entre eux par des
réseaux de sens parfois fort complexes et dont la redondance assure certainement la pérennité.
Pour illustrer ce propos, il paraît pertinent de poursuivre dans le registre de l’olfactif :
a) le plaisir de sentir relève du comportement animal, primaire : « Doux comme l'avoine,
les poils de son pubis dégage une odeur chaude et sucrée de jeune animal (de petit lapin puisqu'il
est de ce signe), l'odeur du désir. »22 Le registre de la sexualité n’est ainsi jamais très loin :
« L'odeur de l'after-shave de Mikael flotte dans l'air tel un nuage suffocant, tout l'appartement
semble imprégné de ses effluves, d'un parfum de désir si violent qu'il fait monter en moi un
humiliant début d'érection » ; C’est à ce titre que, spécifique à l’olfaction, les phéromones sont un
objet d’étude complexe qui, bien que leur validité biologique prête à controverse (Shepherd,
2006), sont couramment mobilisées dans le registre des discours présentés ici. Matière invisible,
elle agirait inconsciemment pour susciter l’envie sexuelle : « Une phéromone qui franchirait la
barrière entre espèces? Pas impossible. Le musc, par exemple, excite autant l'ovibos que le sultan
dans son harem. »23
b) L’état du corps suscité par la perception olfactive agit sur le comportement en deçà de
la raison : « En plein milieu de la cuisson, j'ai vu mon fils s'engouffrer dans ma cuisine par l'odeur
alléchée... Le morbier embaume d'une délicieuse odeur ». On entre alors dans des catégories de
plaisirs/déplaisirs suscités par des nécessités biologiques : « La puanteur était horrible. Toutes les
senteurs du repas de la veille, enfouies dans l'eau, en ressortaient putrifiées, désacordées, luttant
les unes contres les autres pour survivre. Je réprimai un haut-le-coeur »24, ou, à l’inverse, « l'odeur
de la bouillie d'épices me donnait faim et me comblait en même temps. » Ainsi, on ne s’étonnera
pas de découvrir souvent liées entre eux les plaisirs alimentaires et les plaisirs de la sexualité
comme le montre ce dernier extrait : « Il posait un plat de porc sous ses yeux, le reniflait, s'en
frottait les lèvres, les dents, sentait le gras fondre sous sa langue, descendre le long de son
oesophage jusque dans son estomac, et invariablement, il avait envie d'une femme. »25
c) Enfin, d’un point de vue formel, le corps sensible, son plaisir, relève d’une écriture qui,
tantôt automatique tantôt emphatique, mobilise un vocabulaire et une prosodie éloignés du parler
« plat », « banal », auquel le parler ordinaire est trop souvent réduit. On soulignera ainsi la
complexité des correspondances des poèmes baudelairiens. Dans le parler populaire, on
observera pareillement la récurrence des onomatopées ou, sur Internet, des « émoticons »,
représentations graphiques d’états émotionnels sous forme de visages simplifiés.
Ainsi, fort de ce rapide tour d’horizon, à la question de Pierre Sansot, « mais est-il possible
de parler du minuscule sans verser dans le pittoresque ou dans l’anecdote ? » (Sansot, 1986 : 8), il
semble possible de donner un début de réponse positive. Le respect d’une triple condition est
cependant nécessaire :
i) Dans la mesure, d’une part, où notre réflexion prend le temps de relever les nuances du
sens commun lui-même,
ii) D’autre part, si l’on donne au discours sur les émotions une juste mesure entre
représentation sur et l’expression d’un savoir en mouvement à propos de ;
iii) Enfin, en s’accordant pour prendre au sérieux le fait qu’être touché est parfois
suffisant pour motiver l’action, sans que pour autant celle-ci s’arrête à ce seul moment du
processus dynamique de l’être au monde.
Conserveries mémorielles, 2007, numéro 2
13
Conclusion
En organisant une contextualisation de quelques-uns de nos « tiroirs secrets », nous avons
proposé ici une réflexion sur la potentialité descriptive et analytique, trop souvent éludée dans
notre discipline, des émotions positives. Ce propos, parti de nos expériences de terrain bigarrées,
a pour première ambition de stimuler la curiosité scientifique face à ce domaine d’investigation
encore en friche.
Pour y parvenir, notre réflexion, au travers de ce qui peut en être dit ou pas par nos
interlocuteurs dans chaque contexte particulier, a cherché à interroger l’intersubjectivité des
situations comme la subjectivité du chercheur lui-même en posture d’enquête et d’exposition
analytique. Remettant alors en cause ces implicites de méthode qui se rapprochent souvent du
sens commun sans pour autant réfléchir à la portée de cette option épistémologique, nous avons
tenté d’effleurer certains aspects d’un jeu du déni ou de l’évidence, trop peu explicités dans la
discipline anthropologique.
Cet art de la négociation qu’est le partage et la mise en commun d’émotions, entre pairs
comme avec le chercheur, ne peut faire l’économie de cette évidence heureuse, dans sa méthode
comme dans son analyse. Entre ce qui fait sens et ce qui prend sens entre soi et l’autre, l’analyse
ethnologique cherche, trop fréquemment peut-être, à se défaire de valeurs très partagées, comme
les sentiments de bien-être ou de bonheur, surtout quand ceux-ci légitiment autant l’action
observée que la scientificité observable.
Cependant, l’évocation de la difficulté de désigner des indicateurs pertinents permet de
souligner le parallèle à effectuer entre le sens commun et le point de vue savant dans son
traitement tacite du bonheur ; ceci posant alors pour nous la question de la négociation implicite
de ce sentiment de bien-être, question vers laquelle pourrait tendre notre démarche de
compréhension de ces mécanismes et processus individuels et collectifs.
Finalement, pour conclure ce rapide tour d’horizon, nous voudrions avant tout rappeler
que la principale dimension attribuée au bonheur est celle d’un état physiologique instantané
(plaisir), tant dans la manière de le dire que de l’analyser chez soi et chez autrui. Ne serait-il pas
préférable d’y voir avant tout une négociation intime entre soi et autrui. Pour parvenir à prendre
ainsi un peu plus de distance avec cet objet (potentiel) nous ne devrions pas hésiter à mobiliser
d’autres formes de savoirs académiques susceptibles de croiser les approches de notre discipline
(psychologie, psychanalyse, biologie, philosophie, histoire des sensibilités…). A cet égard, comme
nous avons tenté de le proposer, tout l’enjeu consiste à s’enrichir de ces apports multiples, tout en
proposant un programme de recherche spécifique à un traitement ethnologique de la question.
Entre manière de dire, de vivre, de sentir, de ressentir et de partager sentiment(s) et
idée(s) du bonheur, nous avons montré la pertinence d’envisager une grille d’analyse des gammes
de plaisirs/bonheurs associés à autant d’événements, de relations sociales, de champs
sémantiques, de parcours biographiques, etc. On peut dès lors envisager d’en proposer une
analyse qui ne soit pas généraliste ou épistémologiquement floue. Au cours de cette réflexion,
nous n’avons pas épuisé la totalité subjective du phénomène, mais visité des modalités de son
objectivation et les réseaux d’associations qui participent de et à son existence saisissable et
compréhensible.
En conséquence, il semble que l’élaboration d’une anthropologie du bonheur soit possible
et intéressante, et demanderait à être élaborée en orientation autonome et légitime, par exemple
Conserveries mémorielles, 2007, numéro 2
14
au travers d’une étude plus systématique des savoirs et savoir-faire qui lui sont associés, évitant
ainsi de tomber dans le piège du tout plaisir. Toutefois, la rhétorique, comme son analyse, est
complexe, car le plaisir (à l’image du plaisir odorant) est lui-même un construit qui demande de
mobiliser ces savoirs et savoir-faire en produit !
BIBLIOGRAPHIE
ANDERSON, Leon, 2006, « Analytic autoethnography », Journal of Contemporary Ethnography, 35 :
373-395.
ANDRE, Christophe, 2003, Vivre heureux. Psychologie du bonheur. Paris, Odile Jacob.
ANNETTE, Judith, 1996, « olfactory memory : a case study in cognitive psychology », The journal
of Psychology, vol. 130 : 309-319.
AXELROD, Robert, 1992, Donnant donnant. Une théorie du comportement coopératif. Paris, Odile Jacob.
BENASAYAG, Miguel & Charlton, Edith, 1989, Critique du Bonheur, Paris, La découverte
BENDIX, Regina, 2000, « The pleasures of the ear: toward an ethnography of listening », Cultural
analysis, 1 : 33-50.
BENSA, Alban et FASSIN, Eric, 2002, « Les sciences sociales face à l’événement », Terrain, 38,
Consulté sur Internet le 26 juillet 2006 http://terrain.revues.org/document1888.html
BLOCH, Maurice, 1998, How we think they think. Boulder, Westview Press.
BLOCH, Maurice, 2006, L’anthropologie cognitive à l’épreuve du terrain. Paris, Fayard.
CANDAU, Joël, 2004, « The olfactory experience: constants and cultural variables », Water Science
and Technology, 49, 9 : 11-19.
CANDAU, Joël, 2000, Mémoire et expériences olfactives. Anthropologie d’un savoir-faire sensoriel. Paris,
PUF.
CANDAU, Joël, 1999, Epistémè du partage. Mémoire d’anthropologie présenté en vue de
l’Habilitation à Diriger des Recherches, UNSA.
CARATINI, Sophie, 1997, « Expérience de terrain, construction du savoir », L’Homme, 37,
143 :178-187.
CHIVA, Matty, 1993, « L’amateur de Durian », dans C. N’Diaye, (dir.), La Gourmandise. Délices d’un
péché. Paris, Autrement, Mutations/Mangeurs : 90-96.
CLIFFORD, James and MARCUS, George (dir.), 1986, Writing culture : the poetics and politics of
ethnography. Berkeley, University of California Press.
DESPRET, Vinciane, 1999, Ces émotions qui nous fabriquent. Ethnopsychologie de l’authenticité. Paris,
Institut Synthélabo.
DISSELKAMP, Annette, 2004, « Georg Simmel, une interprétation critique de la notion
kantienne du bonheur », Methodos, 4. Consulté sur Internet le 20 juillet 2006
http://methodos.revues.org/document137.html
DOUGLAS, Mary and WILDAVSKY, Aaron, 1983, Risk and culture. An essay on the selection of
technological and environmental dangers. Berkeley, University of California Press.
FARGE, Arlette, 2002, « Penser et définir l’événement en histoire. Approche des situations et des
acteurs sociaux », Terrain, 38, 1 : 69-78.
FAUCHER, Luc, 1999, « Emotions fortes, constructionnisme faible et éliminativisme », Les
cahiers d’épistémologie, Université du Québec à Montréal, 9903, 254.
FAVRET–SAADA, Jeanne, 1977, Les mots, la mort, les sorts. Paris, Gallimard.
FAVRET–SAADA, Jeanne, Contreras José, 1993, Corps pour corps, Enquête sur la sorcellerie dans le
bocage. Paris, Gallimard.
FAVRET–SAADA, Jeanne, (entretien avec ; réalisé par Esquerelle A. ; Gallienne E. ; Jobard, F. ;
Lalande, A & Zilberfarb, S.), « Glissements de terrains », Vacarme, 28. Consulté sur
Internet le 18 juillet 2006 http://www.vacarme.eu.org/article449.html
Conserveries mémorielles, 2007, numéro 2
15
LUTZ, C et WHITE G.M, 1986, « The anthropology of emotions », Annual Review of Anthropology,
15 : 405-436.
FOUCAULT, Michel, 1976, Histoire de la sexualité. La volonté de savoir. Paris, Gallimard.
GARFINKEL, Harold, 1967, Studies in ethnomethodology. Cambridge, Polity Press.
GHASARIAN, Christian (dir.), 2002, De l’ethnographie à l’anthropologie réflexive. Nouveaux
terrains, nouvelles pratiques, nouveaux enjeux. Paris, Armand Colin.
GHASARIAN, Christian, 1997, « Les désarrois de l’ethnographe », L’Homme, 37, 143 : 189-198.
GOFFMAN, Erving, 1974, Les rites d’interaction. Paris, Les Editions de Minuit.
GUILLEBAUD, Jean-Claude, 2000, La tyrannie du plaisir, Paris, Seuil
HACKING, Ian, 2001, Entre science et réalité : la construction sociale de quoi ?, Paris, La découverte
HASTRUP, Kirsten, Hervik Paul (dir.), 1994, Social experience and anthropological knowledge.
Londres, Routledge.
HOWES, David, 1990, « Controlling textuality: a call for a return to the senses », Anthropologica,
32 : 55-73.
JEUDY–BALLINI, Monique, 2004, L’art des échanges : penser le lien social chez les Sulka.
Lausanne, Editions Payot.
KANT, Emmanuel, 1985-1986, Fondements de la métaphysique des moeurs, Traduction V. Delbos, La
Pléiade.
LATOUR, Bruno, Woolgar, Steve, 1988, La vie de laboratoire. La production des faits scientifiques. Paris,
La Découverte.
LATOUR, Bruno, 1989, La Science en action. Paris, La Découverte.
LATOUR, Bruno, 1991, Nous n'avons jamais été modernes. Essai d'anthropologie symétrique. Paris, La
Découverte.
LE BRETON, David, 2004, L’interactionnisme symbolique. Paris, PUF.
LE BRETON, David, 2003, La peau et la trace. Sur les blessures de soi. Paris, Métailié.
LE GUERER, Annick, 2002, Les pouvoirs de l’odeur. Paris, Odile Jacob.
LEVI-STRAUSS, Claude, 1974, Anthropologie structurale. Paris, Plon.
LIPOVETSKY, Gilles, 2006, Le Bonheur paradoxal : essai sur la société d’hyperconsommation, Paris,
Gallimard
MALINOWSKI, Bronislaw, 1985, Journal d’ethnographe. Paris, Seuil.
PELOSSE, Valentin, Note de lecture : Martin de la Soudière, Au bonheur des saisons. Voyage au pays
de la météo, 1999, Paris, Grasset. » Consulté sur Internet le 13 mars 2006
http://ruralia.revues.org/document107.html
PERCHEC, Christine, 1999, « Le modèle de la mémoire : revue des études sur l’olfaction et
proposition d’un modèle de la mémoire olfactive », Information sur les sciences sociales, 38, 3 :
443-462.
REED-DANAHAY, Deborah (dir.), 1997, Auto/ethnography: rewriting the self and the social. Londres,
Berg.
ROTH, Wolff-Michael (dir.), 2005, Auto/biography and auto/ethnography : praxis of research method.
Sense Publishers.
ROUBY, Catherine & Sicard, Gilles, 1997, « Des catégories d’odeurs ? » : 59-81 dans Dubois,
Danièle (dir.), Catégorisation et cognition : de la perception au discours. Paris, Kimé.
SANSOT, Pierre, 1986, Les formes sensibles de la vie sociale. Paris, PUF.
SCHILDKROUT, Enid, 2004, « Inscribing the body », Annual review of anthropology, 33 : 319-344.
SHEPHERD, Gordon, 2006, « Smells, brains and hormones », Nature, 439, 21 janvier : 149-151.
SIMMEL, Georg, 1996, Secret et sociétés secrètes. Paris, Circé.
SURRALES, Alexandre, 1998a, « Peut-on étudier les émotions des autres ? », Sciences Humaines
hors série, 23, 12 : 38-41.
THROOP, Jason, 2003, « Articulating experience », Anthropological theory, 3, 2 : 219-241.
VANEIGEM, Raoul, 2006 (1979), Le livre des plaisirs, Bruxelles, Labor
Conserveries mémorielles, 2007, numéro 2
16
1 Respectivement, nos différents terrains de recherche en cours touchent aux repas de quartiers (S. Berthon) ; à la
sociabilité et aux pratiques ludiques adolescentes (Y. Bour) ; à la sensibilité à l’égard des matières carnées (S.
Chatelain) ; à la coopération scientifique (M-N. Ottavi) et à la transmission de savoir-faire olfactifs (O. Wathelet).
2 « Liens matériels ou idéels qui se nouent (ou se dénouent) entre des individus, permettant alors l’émergence d’une
modalité du social que l’on réifiera sous les termes de “culture” ou “société” ou, plus modestement, que l’on
considérera comme un phénomène social ou culturel. Ce moment-là, c’est celui du partage. » (Candau, 2000 : 113)
3 Cette réflexion a émergé dans le cadre de l’organisation d’une journée d’étude par les doctorants du Laboratoire
d’Anthropologie de l’Université de Nice-Sophia Antipolis (France) [LAMIC], chaleureusement enrichie par le soutien
et les conseils de son directeur, le Professeur Joël Candau et de son équipe de recherche. Un ouvrage prolongeant
cette journée et en reprenant les actes est actuellement en cours de préparation.
4 « L’anthropologue, tout autant que l’historien travaille sur des traces, d’une part parce que l’exhaustivité de la
description du réel est définitivement hors d’atteinte […], d’autre part parce que nous ne travaillons jamais que sur
des événements passés dont l’éloignement continu dans le temps ne nous concède que des fragments » (Candau,
1999 : 12). Cependant, face à la diversité de la réalité, l’anthropologue possède le privilège de décider ce qu’il érigera
au rang de trace. Une des caractéristiques de la discipline est de pouvoir se détacher de traces pré-triées par l’archive
ou l’édition pour leur préférer l’auto-référentialité (Farge, 2002).
5 Si le déni du bonheur comme objet de recherches en ethnologie a été très rarement interrogé, une perspective
historique et/ou psychologique a parfois permis d’avancer certaines hypothèses de son déni social. Christophe
André, par exemple, en propose une typologie (André, 2003).
6 Issues d’un mémoire de DEA d’anthropologie effectué entre 2003 et 2004, les données mobilisées dans cet article
par Y. Bour portent sur une pratique corporelle qu’il propose de nommer la strangulation ludique. Particulièrement
médiatisée en France et ayant engendré une vaste mobilisation sociale et politique à visée préventive, cette pratique
est plus connue sous le nom de « jeu du foulard » (jeu intime), lequel ne représente pourtant que l’élément visible et le
pendant juvénile d’une pratique ancestrale – ce que l’analyse des oeuvres littéraires, notamment érotique, permet de
mettre en avant. Procurant différents plaisirs en lien avec les effets de l’asphyxie et de la « syncope réflexe » (vertige
sensoriel, état modifié de conscience, expérience de mort imminente, hallucinations, jouissance), ce « jeu », individuel
et collectif, a engendré un certain nombre d’accidents et de décès parmi la population adolescente. Toutefois, à
défaut d’une statistique officielle, la comptabilisation reste approximative. Ainsi, en croisant les articles de la presse
écrite, on peut dénombrer entre 20 et 25 décès entre 2000 et 2004 (en général de jeunes garçons âgés de 10 à 17 ans).
La strangulation ludique est une pratique complexe qui, en fonction des pratiquants, de l’âge, des techniques
(strangulation, étouffement, suffocation) et des motivations, se ramifie selon trois formes connexes : le jeu initiatique,
le jeu intime et jeu autoérotique. Pour observer cette pratique corporelle tout à la fois effective, dissimulée et fictive,
Y. Bour a réalisé des discussions et des entretiens sur des forums en ligne, recueilli des témoignages de pratiquants
sur Internet, analysé une soixantaine d’articles de la presse écrite (nationale et régionale) datant de 2000 à 2004, des
productions cinématographiques (L’empire des sens, Ken park, Soleil levant, etc.), des oeuvres littéraires (Sade, Bataille,
Giono, Grippando, etc.) et des documents officiels.
7 Les données utilisées ici (par S. Berthon) sont issues d’une partie d’un travail de terrain débuté en 2002 en vue de la
préparation d’un mémoire de DEA en anthropologie et qui se poursuit actuellement dans le cadre d’un travail de
thèse. Les propos transcrits en italique et entre guillemets ont été recueillis lors d’entretiens effectués avec les
organisateurs ou participants des repas de rue qui ont eu lieu à Nice (dans les quartiers Saint Roch, du Port, Riquier,
et de l’Ariane), à Castelnau d’Auzan (village d’un millier d’habitants dans le Gers), et à Paris (quartier des Gravilliers –
3, rue des Termopyles – 14°). L’organisation et le déroulement de ces repas ont également fait l’objet d’une
observation rigoureuse, par le biais, entre autres, d’enregistrements vidéo.
8 Les données utilisées (par M-N. Ottavi) sont issues d’une enquête menée durant trois ans (licence, maîtrise et
DEA : 2003-2005) auprès d’une équipe de recherche en biologie marine, au sein de l’Observatoire Océanologique de
Villefranche-sur-Mer. Cet institut universitaire, dépendant de l’Université Pierre et Marie Curie (Paris VI), occupe une
place privilégiée dans la pratique et l’enseignement des sciences marines en France. Il légitime 200 ans d’histoire
(depuis 1804) qui permettent de mettre en perspective les structurations et re-structurations d’une recherche en
mouvement.
9 Dans la majorité des cas, hors mandat ou contrat de recherche.
10 Ces représentations sont de diverses « natures » et nous interrogeons ici celles semblant véhiculer une dimension
heureuse. Néanmoins, la plupart d’entres elles tournent autour de l’idée d’organisation (ou réorganisation) du
pouvoir, du savoir et du travail au sein d’un laboratoire de recherche.
11 La réflexion engagée autour de la question de la subjectivité (propre au chercheur et à ses interlocuteurs, voire au
public censé « recevoir » et/ou commander la production scientifique) et de sa prise en compte, n’est pas récente.
Dès le début des années 80, l’anthropologie des émotions a fait de cette question un incontournable à partir duquel il
est nécessaire de se positionner. Dans l’ensemble, les sciences sociales ont, semble-t-il, assez spontanément choisi de
souligner l’évidence de l’incommensurabilité des affects pour, d’une part, s’opposer aux tenants d’approches
qualitatives, d’autre part mettre de côté l’objet essentiel de ces réflexions. Or, si le caractère fondamentalement
idiosyncrasique de l’émotion n’est pas à remettre en cause, il peut être saisi en différents lieux, de sorte que sa
singularité ne constitue au final qu’un point de départ temporaire à la mise en analyse. L’épreuve subjective du
Conserveries mémorielles, 2007, numéro 2
17
monde est, avant toute chose, un événement prenant place dans un contexte social et matériel précis, et qu’elle est
orientée vers autrui. De plus, l’émotion est rarement saisie pour elle-même mais trouve son origine et son destin dans
des portions extérieures à la seule pensée subjective – si tant est que nous puissions réduire la subjectivité à la pensée.
Au sein de ces mouvements d’affects, le chercheur intervient pareillement. Aussi, à la stratégie d’un déni de l’élément,
nous préférons nous essayer, de manière réflexive, à la prise en compte de nos propres mouvements de l’âme, point
qu’il nous faut dès lors circonscrire, tout comme Jeanne Favret-Saada a tenté de le faire avec son enquête sur la
sorcellerie dans les bocages normands (Favret-Saada, 1977).
12 En n’apparaissant pas dans le texte, la description que le chercheur fait des groupes observés prend valeur de
vérité. L’importance du jeu relationnel avec les informateurs reste cependant soulignée, mais le plus souvent dans des
espaces bien délimités pour ces récits confessionnels : Avant propos, chapitres introductifs, annexes ou encore
carnets de terrain publiés distinctement du texte scientifique. (Malinowski, 1985 ou Favret-Saada, Contreras, 1993)
Ce positionnement est aujourd’hui régulièrement interrogé. Du fait de certains courants théoriques et d’approches
divergentes manifestant la volonté d’inclure les représentations et pratiques du chercheur en situation d’enquête, de
prendre en compte les enjeux subjectifs de son choix de terrain et d’objet de recherche ainsi que ceux en oeuvre dans
les attitudes de ses interlocuteurs (Caratini, 1997). Cependant, ce genre de préoccupation semble peu présent en
France. En guise de double exemple, on citera les mots de Augé à l’égard de l’anthropologie post-moderne – « ce mal
californien » – ou le développement du courant dit de l’auto-ethnographie (autoethnography) – la mise en ordre de
l’expérience introspective dans la perspective d’une production de savoir culturels (e.a. Reed-Danahay, 1997 ; Roth,
2005 ; Anderson, 2006), deux approches quasi exclusivement circonscrites dans l’aire anglo-saxonne de la recherche
universitaire. Sans êtres les seules directions anthropologiques à l’étude des affects, elles sont parmi les plus rares (et
les plus significatives) à le faire du point de vue du « je » du chercheur.
13 « The “reflexive turn” brought into ethnography through the writing culture movement has allowed for the (re)
insertion of the researcher’s affective state, but in its focus on the authorial self shies away from seeking to
understand the role of the senses and affect within as well as outside of the researcher-and-researched dynamic. »
(Bendix, 2000 : 34)
14 Ces données font référence à un travail de recherche (thèse de doctorat en anthropologie) mené depuis trois
années au sein de la filière viande en Région Provence Alpes Côte d’azur. Elles ont été recueillies par S. Chatelain au
cours d’observations et d’entretiens menés auprès de professionnels de la viande (éleveurs, abatteurs, grossistes,
artisans bouchers et bouchers oeuvrant en hypermarché) ainsi qu’auprès de consommateurs et non consommateurs
de matières carnées. Au coeur de ce terrain, la réflexion porte essentiellement sur la question de la mutation des
sensibilités à l’égard de la production et de la consommation de ces matières en lien, notamment, avec leur origine
animale.
15 Préjugés quant à la fragilité, la pudeur, la sensiblerie ou encore héritage de croyances quant au pouvoir des femmes
réglées sur les produits carnés.
16 Classique, mais teinté d’un bon sens qui subît lourdement le coup de la critique anthropologique, non sans raison.
L’approche de Despret (1999) est à cet égard significative : elle repose sur une critique des modèles scientifiques en
raison de leur prétention un peu trop rapide à l’universalisme de leur conclusion, ce qui, de fait, étend son
programme vers une relativisation massive du phénomène au point que son ancrage corporel disparaît
progressivement de l’argumentaire. Ce faisant, elle nous propose tout de même une très belle histoire des sciences
interrogeant les différents usages de la notion d’émotion au sein de la discipline anthropologique.
17 Le projet d’une anthropologie contemporaine et occidentale de l’olfactif est complexe à mener en raison i) du
caractère diffus des sources d’informations relatives aux qualités sensorielles (discours quotidiens, presses
spécialisées, mails commerciaux, forums Internet…) et ii) du caractère peu dicible de ces impressions sensorielles.
Aussi, O. Wathelet a pris le parti de multiplier les approches en privilégiant plusieurs sources : entretiens semidirectifs,
oeuvres Littéraires, Forums de discussions Internet et Auto-ethnographie. Parce qu’ils rendent très
clairement visible les grandes lignes des réseaux notionnels que mobilisées dans cet extrait, et en raison de leur
caractère socialement distribués, il a été fait le choix d’illustrer la présente argumentation sur la seule base d’extraits
de la Littérature contemporaine.
18 Lygia Fagundes Telles, 1989, L’heure nue. Paris, Le serpent à plumes, p. 332.
19 Weihui, 2003, Shanghai baby, Paris, Picquier, p. 377.
20 Weihui, Op. Cit, p. 261.
21 Tahar Ben Jelloun, 2002, Cette aveuglante absence de lumière. Paris, Seuil, p. 29.
22 Weihui, Op. Cit, p. 284.
23 Johanna Sinisalo, 2003, Jamais avant le coucher du soleil, Arles, Actes Sud, p. 304
24 Radhika Jha, Op. Cit., p. 46.
25 Bret Easton Ellis, Op. Cit, p. 255.



03/11/2010
0 Poster un commentaire

A découvrir aussi


Inscrivez-vous au blog

Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour

Rejoignez les 13 autres membres