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La Nature comme modèle

La Nature comme modèle   

 

    La disparition accélérée des espèces vivantes, les dégradations de l’environnement, les catastrophes écologiques, le péril que nous percevons à long terme quant à la préservation du patrimoine vivant, nous ont rendu soucieux de la protection de la Nature. Après avoir pendant des siècles pensé la politique et l’économie sur un modèle exclusivement anthropocentrique, nous avons fini par comprendre, selon le mot de Spinoza, que l’homme ne constitue pas "un empire dans un empire". Aucune politique n’a de sens si elle n’est pas en même temps une écologie politique.

    Cependant, le consensus de façade dissimule en fait des affrontements idéologiques âpres et des discussions très vives. La nouvelle donne de l’écologie nous oblige à une mutation sans précédent de notre représentation de la Nature. Or la représentation classique s’appuie sur un paradigme mécaniste qui n’est rien de moins que le levier du triomphe de la science moderne. C’est donc la modernité qui aujourd’hui se réveille  pour attaquer de front l’écologie en déniant radicalement à la nature le droit de pouvoir constituer en modèle. Les écologistes seraient des "mystiques exaltés" qui auraient le tort de diviniser la Nature. Il n’y a aucun ordre moral dans la Nature, dit-on, il n’y a pas de loi naturelle pouvant servir d’exemple. La nature n’est que l’expression sauvage de la lutte pour la vie. Son ordre est totalitaire. Son règne est celui de la cruauté. Vouloir revenir à la Nature, reviendrait à régresser vers l’animalité, nier la civilisation et draper d’une auréole sainte la barbarie des choses.

    La "deep ecology" sert de cible à ce type de critique, elle qui ose affirmer que la mort de quelques hommes compte moins que la disparition d’espèces vivantes rares et irremplaçables. Bref, la nature n’est pas un modèle. Les modèles sont humains et la morale est humaine. La Nature ne peut pas nous donner de leçon, c’est nous qui devons au contraire lui en donner. La question de fond est : La Nature peut-elle être considérée comme un modèle ?

 

 La critique du modèle naturel

    Prenons tout d’abord pour itinéraire la pensée de John Stuart Mill dans un essai intitulé La Nature. La vocation de ce livre est d’emblée de se situer dans le cadre de l’éthique. Nous verrons plus loin un essai d'Emerson ayant le même titre, mais avec une portée très différente. Mill ne se demande pas ce qu’est la nature et si la représentation que nous en avons est pertinente ou pas. Il prend acte des définitions ordinaires et se pose seulement ma question : En matière de bien et de mal, peut-on s’appuyer sur une référence à la nature ?

    1) La réponse nous ramène invariablement à une injonction ancienne commune tout à la fois à l’épicurisme et au stoïcisme, selon laquelle, l’homme « doit vivre en accord avec la Nature ». Ce conseil n’a de sens que par rapport à une compréhension de la Nature qui reconnaît en elle une intelligence disposant dans le monde un ordre souverain et qui rend possible une promotion de la vie. Dans la pensée grecque, la représentation finaliste de la Nature est le plus souvent implicite. Elle devient explicite chez Aristote.

    Pour Épicure, la formule « vivre en accord avec la Nature » a un sens profond, parce que la Nature nous renseigne par des sensations spécifiques quand nous risquons de compromettre notre équilibre. Il existe une intelligence des choses. Le corps nous parle dans son langage et si nous savions écouter ses besoins, nous saurions vivre de manière plus heureuse. La connaissance de la Nature est au fondement de l’art de vivre. (texte)

    Les stoïciens ne raisonnent pas à partir du même point de vue. Comprenant que le malheur de l’homme vient souvent de ce qu’il se comporte de manière infantile en refusant la réalité, ils se font fort de rappeler qu’il n’y a pas de sagesse sans l’acceptation de ce qui est dans son intégralité. Accepter ce qui est, c’est accepter la Nature telle qu’elle est : naissance et mort, complexité, différence, conflit, unité, beauté, grandeur et puissance. Accepter ce qui est, c’est aussi accepter la destinée de toute chose au sein de la Nature. L’homme est comme un navire sur l’océan. Il peut tenir le gouvernail, mais il ne gouverne ni le vent, ni la houle. La puissance souveraine qui gouverne le flux des événements est la Nature, c’est elle que je dois reconnaître en acceptant qu’il y a des choses qui ne dépendent pas de moi. Vivre en accord avec la Nature, c’est reconnaître le tracé de la destinée, jouer au mieux son rôle dans le monde et ne pas croire, de manière simpliste, que l’homme peut régir la Nature dont il fait partie. La Nature n’est pas un chaos. Elle est gouvernée par une intelligence souveraine. Mais il serait prétentieux de croire pouvoir humainement en cerner le plan général, l’action ou les opérations. Les stoïciens ont si bien conscience de la grandeur de la Nature qu’ils lui reconnaissent une temporalité radicalement différente de la temporalité historique de l’homme. La Nature se meut en cercle, dans un retour éternel. Ce qui inclut tout à la fois la création d’un univers et aussi sa destruction périodique.

    2) John Stuart Mill fait l’impasse sur cette compréhension de la Nature. Il table directement sur la représentation mécaniste de la Nature qui imprègne le XIXème siècle. C’est à partir d’elle qu’il s’interroge sur « la validité des doctrines qui font de la Nature un critère du juste et de l’injuste, du bien et du mal, ou qui d’une manière ou à un degré quelconque approuvent ou jugent méritoires les actions qui suivent, imitent ou obéissent à la Nature ». Or, la représentation de la nature ne définit pas ce qui est bien, pas plus qu’elle ne peut définir le mal. Il est abusif de formuler une équation du genre bien=naturel. La morale est normative d’elle-même, sans que ses normes aient un rapport quelconque avec la nature. Nos mœurs, de toute manière, impliquent une conception relative du bien et du mal. Ainsi, « la conformité à la nature n’a absolument rien à voir avec le bien et le mal ».

    Pourquoi ? Tout simplement parce qu’elle ne découle nullement dans la définition moderne de la nature.

    Le mot « nature » a deux sens :

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            a) « le système entier des choses avec l’ensemble de leurs propriétés ». C’est un équivalent du mot existence qui insiste sur l’idée que la nature, c’est un « état de fait » de ce qui est simplement là sous forme de choses douées de propriétés spécifiques. Le concept de système s’explicite en partant du principe que la science, qui est une connaissance en forme de système, nous dévoile les mécanismes internes rendant compte de la transformation des choses dans la nature. Il n’y a strictement rien de normatif dans ce point de vue.

    Le savoir élaboré par la biologie, la physique, l’astronomie, la chimie etc. ne peut produire au mieux qu’une élaboration sous la forme de lois de la nature. Mais les lois scientifiques ne sont pas des lois juridiques, ni des lois morales et encore moins des lois métaphysiques. Or, dans la pensée commune s’effectue un transfert abusif des concepts d’une catégorie à l’autre, sans aucun lien logique. On prend les lois scientifiques pour des commandements religieux, pour des impératifs moraux, pour des descriptions du réel, alors qu’en fait il ne s’agit que des formulations mathématiques de la représentation objective. En tant qu’explications objectives, les lois de la nature de la science sont parfaitement vides de tout contenu normatif. Si nous adoptons en plus la position du déterminisme, dans l’optique d’un Laplace, de toute manière, nous ne pouvons qu’être pris dans le réseau des causes et des effets, nous ne pouvons qu’être ficelés dans les lois de la Nature et cela n’a aucun sens de se demander à l’homme d’agir en accord avec la nature. Il ne peut pas faire autrement que de suivre les  nature ! C’est la position que l’on rencontre classiquement chez Spinoza. Spinoza nie le libre-arbitre pour cette raison qu’il supposerait que l’homme puisse s’affranchir de la nature, alors que de fait, il en fait partie. Ainsi, selon Mill, « Dans cette acception, recommander d’agir selon la nature est superflu, puisque nul ne peut s’en empêcher, qu’il agisse bien ou mal. [...] Il est absurde d’ordonner aux gens de se conformer aux lois de la nature quand ils n’ont d’autre pouvoir que celui que leur confèrent ces lois, quand il leur est matériellement impossible de faire la moindre chose autrement qu’à travers quelque loi de la nature ». Ce n’est donc pas de ce point de vue que nous pouvons remettre en cause le labourage d'un champ, les manipulations génétiques, l’homosexualité, les rallyes en 4X4 sur les chemins de campagne, pas plus que nous ne pouvons contester les mutilations sexuelles en Afrique, l’usage des drogues dure, la toxicomanie du rapport à la télévision, la pratique de la chasse, le clonage ou l’agriculture biologique. Toute activité humaine fait partie de la nature et ne peut pas faire autrement que d’être gouvernée par les lois de la nature. Donc, tout est « naturel » en ce sens. De ce point de vue, qui est celui de la représentation objective, « contre-nature » n’a aucun sens. L’homme n’a jamais violé les lois de la nature et il ne les violera jamais. Il est entièrement gouverné par elles. Toutes les activités humaines se valent.

    Cependant Mill est tout de même prêt à faire une concession. Il admet que la recommandation de connaître la nature n’est pas vaine. Dans la vision d’Épicure, une juste connaissance de la Nature nous conduit à plus de sagesse. Mais ce n’est pas du tout ce qui vient à l’esprit de John Stuart Mill pour qui le mot « connaissance » est remplacé par « savoir scientifique ». La connaissance est à la base de l’action et nous avons intérêt à ce qu’elle soit exacte pour que l’action soit efficace. A quoi sert notre science, si ce n’est à tirer parti intelligemment de la nature ? Mill adopte un point de vue strictement utilitariste. Pour les besoins de l’action, de l’efficacité, voire de la rentabilité, il est important de disposer d’un savoir précis et exact. Donc, « Si par conséquent l’inutile précepte de suivre la nature était changé en celui d’étudier la nature - de connaître et de tirer parti des propriétés des choses que nous utilisons, dans la mesure où ces propriétés sont susceptibles de favoriser ou d’entraver la réalisation d’un but donné - on parviendrait au principe fondamental de toute action intelligente, ou plutôt à la définition même de l’action intelligente». L’action, définie comme manipulation utile est la première nécessité. Il faut lui adjoindre un savoir qui puisse l’épauler efficacement et ce savoir est nécessairement un savoir relatif à la nature.

    Or Mill concède que ce genre de savoir n’a pourtant aucun contenu moral. Nous ne pouvons pas inférer du seul calcul cherchant à atteindre nos fins, l’idée de ce que pourrait être une action juste. Une action bien préparée, calculée de façon efficace est techniquement impeccable. Redoutablement efficace. Mais c’est tout à fait autre chose qu’une action juste. La rationalisation technique extrême de l’action n’a jamais garanti sa valeur. Le savoir scientifique, en tant qu’il délivre une explication des mécanismes naturels, peut servir à toutes sortes de fins, les pires comme les meilleures. Du savoir de la chimie on peut tirer autant de poisons que de médicaments. De la biologie du cerveau on peut tirer un art de la torture très sophistiqué, ce qui ne légitime pas la torture. Les sciences de la Nature sont parfaitement inaptes à se prononcer sur la distinction du bien et du mal, parce que leur point de vue est purement factuel, et un jugement de fait n’est pas un jugement de valeur. Qu’elles délivrent toutes sortes de moyens de manipulations ne garantit pas ipso facto que la manipulation est bonne, pour la seule raison qu’elle est devenue possibleb) Dans un second sens, explique Mill, la nature, c’est «  les choses telles qu’elles seraient en l’absence d’i humaine ». Ce qui implique l’opposition entre naturel/artificiel. Le naturel est ce qui n’est pas encore transformé par l’action de l’homme, l’artificiel, ce qui a fait l’objet d’une transformation humain  Là encore, Mill n’a aucun mal à prouver que ce type de référence à la nature ne permet aucunement de fonder une action morale. En effet, toute action humaine est une ingérence dans l’ordre de la nature : en ce cas « Bêcher, labourer, bâtir, porter des vêtements sont des infractions directes au commandement qui prescrit de suivre la nature ». L’homme ne peut pas ne pas modifier la Nature, car toutes ses actions engendrent des transformations dans la nature. Il est cependant nécessaire de faire la différence entre une intervention modique qui ne porte pas atteinte au patrimoine de vivant et une intervention brutale qui tend à aller à l’encontre de la promotion de la vie. Mill ne fait aucune différence dans les moyens employés et la portée de l’action, il radicalise donc la formule du respect de la Nature, pour y voir une maxime hors de portée de la morale humaine. Il fait comme si, de ce point de vue, l’homme ne faisait pas d’abord partie de la nature, mais s'y opposait. Ce qui est le pré requis de cette formule. (texte)

    Ajoutons à cela que Mill juge ce qui se produit dans la nature à l’aune de la morale humaine, pour bien sûr réprouver la nature pour ses crimes.

    « La simple vérité est que la nature accomplit chaque jour presque tous les actes pour lesquels les hommes sont emprisonnés ou pendus lorsqu’ils les commettent envers leurs congénères »…Elle fauche ceux dont dépend le bien-être de tout un peuple ... avec aussi peu de remords que ceux pour qui la mort est un soulagement pour eux-mêmes ou une bénédiction pour les personnes soumises à leur influence nocive…En matière d’injustice, de ruine et de mort, un ouragan et une épidémie l’emportent de beaucoup sur l’anarchie et le règne de la terreur ».

    Sur ce terrain, l’argumentation est facile. Si on pousse à l’extrême : disons qu’il suffit de prendre le parti d’un anthropomorphisme négatif. Bernardin de Saint Pierre louait l’infinie prévoyance de la nature qui a tracé les marques sur le melon pour que l’homme puisse le couper. Il voyait donc seulement le bien humain dans les œuvres de la nature. La nature serait "bonne", à l’aune de notre morale. C'est un anthropomorphisme positif. Mill prend le contre-pied de Bernardin de Saint Pierre, dans l’horreur de constater partout le mal que la nature produit. La nature est "mauvaise", à l’aune de notre morale. Ce qui est exactement la même attitude. Les deux ensemble sont l’endroit et l’envers d’une même dualité.

    Heureusement John Stuart Mill a le bon sens de pas trop s’aventurer dans cette direction. Comme Rousseau dans le Contrat social, disait que même si la maladie est envoyée par Dieu, il n’est pas pour autant défendu d’appeler un médecin, Mill veut nous montrer que nous devons conserver une gratitude à l’égard de ceux qui œuvrent pour nous protéger des calamités naturelles. Il ne dit pas que la Nature est mauvaise. Dans son essai, il veut seulement prouver que de toutes manières le modèle naturel est inepte quant à déterminer rationnellement ce qui est un bien ou un mal. Ceux qui en appellent à la nature pour juger du bien et du mal sont bien obligés de rechercher dans la nature les exemples qui leur conviennent. Or on trouve dans la nature toute la panoplie de ce qui peut être qualifié de bien et de mal. C’est exactement comme pour ce qu’il en est de la preuve recherchée dans l’Histoire. L’histoire justifie tout ce que l’on veut dit Paul Valéry. Cette justification suppose par là même des principes, qui eux ne proviennent pas de la nature. Ce qui bien sûr reconduit très souvent à la religion.  

    Où la discussion devient serrée et assez pertinente, c’est quand Mill aborde la question de la loi. Ce qu’il comprend, à juste titre, c’est que les lois scientifiques ne font que traduire l’uniformité dans la succession des phénomènes naturels. A l’inverse, quand il est question de loi morale ou de loi juridique, on a en vue un ordre qui est non pas descriptif, mais prescriptif. Nous sommes tenus d’y obéir et nous pouvons très bien nous y soustraire. Nous supposons donc en l’homme un libre-arbitre capable d’opérer, donc de se fixer dans un choix juste. Confondre un ordre avec l’autre est une faute logique. Si on se place du point de vue de la morale, ce serait rabattre le devoir-être sur l’être. Mais pouvez-vous seulement comprendre ce qui est en partant de ce qui (de quel point de vue) devrait être ? Il n’est de toute manière pas possible, dans le cadre du paradigme mécaniste, de formuler un lien précis, clair, évident entre les deux sens du mot loi. Ils s’opposent.

    Il reste que, toujours du point de vue de notre humaine morale, nous ne pouvons pas prendre modèle sur la nature pour essayer de l’imiter. Pour considérer ce qu’il est bien de faire, nous devons nous situer en dehors de la nature :

    « Quand bien même il serait vrai que, contrairement aux apparences, la nature travaille à de bonnes fins lorsqu’elle perpétue ces horreurs, comme personne ne croit que nous servirions de bonnes fins en suivant cet exemple, la marche de la nature ne peut être pour nous un modèle qu’il convient d’imiter. Soit il est bien de tuer parce que la nature tue, de torturer parce qu’elle torture, de semer la ruine et la dévastation parce qu’elle le fait, soit il ne faut tenir aucun compte de ce que fait la nature et considérer seulement ce qu’il est bien de faire ».

    Il faut concéder à Mill que la nature ne saurait donner de fondement objectif à la morale. Mais le vrai problème n’est pas là. Le vrai problème tient à notre responsabilité à l’égard de la nature. 

 

La Nature, l’Être et le devoir-être

    « Ce qu’il est bien de faire » implique directement ce qu’il est bien de faire dans la Nature et il est impossible de marquer une séparation entre ce qui est un bien pour l’homme et ce qui ne serait alors qu’un simple « effet » dans la Nature. Ce qui est par avance implicite, c’est que de toute manière, la Nature dépend directement de l’action de l’homme. Mieux : c’est ce que l’usage de la technique rend aujourd’hui manifestement explicite. Et cela implique nécessairement la considération du modèle de la Nature.
    1) Ce qui nous reconduit tout droit aux thèses de Hans Jonas dans Le Principe Responsabilité. Ce que Jonas montre, dans tout le début de son essai, c’est que dans l’éthique grecque, la question ne se posait tout simplement pas. La morale ne concernait que la Cité des hommes. La modicité de l’action des hommes sur la Nature ne risquait pas de mettre la Nature en péril. Le sentiment prévalent de la puissance infinie de la Nature écartait par avance le besoin de penser l’action morale dans un cadre dépassant celui de la Cité humaine.
    Or la puissance de l’agir humain compromet aujourd’hui l’intégrité même de la nature sur Terre. La possibilité nous est donnée de porter un coup fatal au fondement même de toute existence. Les moyens sont disponibles et ils sont déjà en action. Nous pouvons rayer toute vie de la surface de la planète et faire le choix du néant contre le primat de l’Être. Il faut donc poser la question de l’éthique en des termes ontologiques et non plus seulement en termes anthropologiques. Quel rapport y a-t-il entre l’Être, que nous reconnaissons ici dans la Nature, et le devoir-être qui mesure l’agir humain ? Suivons Jonas dans Le Principe Responsabilité.
   Le primat de l’Être, dit-il, est au-dessus de toute discussion. L’existence humaine ne peut prendre un sens qu’en vertu d’une décision fondamentale, celle de « la prééminence absolue de l’être par rapport au non-être ». Quelle que soit la radicalité nihiliste de nos comportements, nous ne pourrons jamais sciemment justifier le choix du néant contre l’Être. Ce qui implique nécessairement de prime abord « un devoir en faveur de l’être ». Non seulement l’humanité n’a pas droit au suicide, mais la sauvegarde de ce qui est, en vue de l’être à venir pour les générations futures, constitue un devoir fondamental. Un devoir à l’égard de la Vie. La question de Leibniz « pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? » peut toujours se discuter indéfiniment d’un point de vue métaphysique. Elle prend un relief saisissant et n’est pas une allégation frivole, si elle renvoie à un sens du devoir-être du monde. Il n’est pas nécessaire pour y répondre de recourir au système doctrinal d’une religion. La « question du devoir-être du monde est séparable de toute thèse concernant son auteur ». Bref, sa résolution ne concerne pas d’abord la théologie et ses débats internes.
    Elle concerne la valeur attachée à la manifestation pleine et entière de l’Être. Or sur le terrain de la valeur, la cause n’est pas gagnée. Le nihiliste pourrait tout aussi bien rétorquer qu’elle n’en vaut pas la peine, si la vie n’est qu’une histoire de bruit et de fureur écrite par un idiot. Selon les termes de Shakespeare. « On peut douter si tout ce drame pénible et effroyable en vaut la peine, si la grande attraction n’est pas une grande mystification ». Le pessimiste demandera de faire le décompte du bilan des joies et des peines en ce monde et n’aura guère de mal à montrer que le résultat est désastreux et accablant. Schopenhauer s’y est largement employé (texte). Alors ? Le néant serait une tentation séduisante et une délivrance accessible, pour une existence qui ne fait qu’osciller entre souffrance et ennui. On peut de ce point de vue ne pas trouver dans la valeur de l’existence humaine une justification suffisante de la prééminence de l’Être.
    2) C’est pourquoi Jonas estime indispensable de mieux préciser le rapport entre les valeurs et les fins et leur position dans l’Être. Une valeur présuppose une fin qui est correctement atteinte et accomplie. Qu’est-ce qu’une fin ? Une « fin est ce en vue de quoi une chose existe pour la production de laquelle a lieu un processus ou est entreprise une action ». Cette définition prend immédiatement pour nous autres modernes
    a) un sens technique : le marteau sert à marteler. Cependant, il faut remarquer que la finalité rend aussi comptes des:
    b) fonctions du vivant : l’estomac a pour fin la digestion en vue de la conservation de soi du vivant. Jonas ajoute que la fin,
    c) c’est aussi l’intention qui se meut vers un but : on marche pour arriver quelque part.
    d) De même, l’établissement d’une institution sociale humaine s’organise aussi à partir d’une fin. La cour de justice siège en vue de rendre la justice.
    Nous pouvons très bien reconnaître le statut de la fin, sans introduire pour autant une approbation ou désapprobation morale. « Il se peut que je trouve un état de nature sans marteau meilleur qu’un état de civilisation dans lequel on enfonce des clous dans les parois ; il se peut je regrette que les lions ne soient pas végétariens etc. ». Je peux décréter qu’une fin est sans valeur en introduisant un jugement impliquant la dualité condamnation/identification. Ce type de jugement de valeur est un jugement moral. Cependant, en restant sur le plan de la simple description, je peux très bien reconnaître une chose comme fin, c'est-à-dire fondamentalement comprendre la relation d’une chose avec une fin. Cette reconnaissance est plus neutre que le fait de juger moralement. Et c’est tout ce qui est nécessaire dans l’investigation qui nous occupe.
    Toute la démonstration de Jonas tend vers l’idée que cette relation d’une chose avec sa fin n’est pas seulement enfermée dans l’ordre des motivations humaines, mais qu’elle en déborde : il existe un agir finalisé dans la Nature. « L’efficience des fins n’est pas liée à la rationalité, à la réflexion et au libre-arbitre, donc à l’homme ». Dans un contexte tel que celui de la représentation finaliste de la Nature, pareille assertion ne poserait aucun problème. Elle va de soi. Mais il en est tout autrement, dans une représentation mécaniste de la Nature telle que la nôtre. La modernité s’est construite sur un rejet de la finalité. Descartes en donne le ton en disant « qu’il faut proscrire l’étude des causes finales de la physique ». Les modernes se sont ingéniés à mettre dans le même sac finalisme et anthropomorphisme, pour les renvoyer à un archaïsme désuet, incompatible avec la science nouvelle. La biologie d’inspiration mécaniste se fait fort de montrer que, certes il faut bien reconnaître dans l’agencement d’un corps vivant une téléonomie, mais cette timide concession est vite écartée quand il s’agit de regarder la nature comme un tout et même la vie comme un tout. Voyez à cet égard la position de Jacques Monod dans Le Hasard et la Nécessité. Si l’évolution elle-même est soumise aux caprices du hasard de mutations génétiques aléatoires, il est hors de question de pouvoir admettre comme scientifique l’allégation selon laquelle une finalité pourrait œuvrer dans la nature. Cela dit, pourtant le paradigme mécaniste est largement dépassé, le paradigme systémique modifie profondément cette donne en réintroduisant la finalité sous la forme des boucles d’interactions. Jonas reste méfiant, il n’y a pas recours. Il estime que la cybernétique qui en a forgé les concepts a encore partie liée avec le paradigme mécaniste.
    Jonas se situe résolument sur le terrain de la question métaphysique du statut de l’Être. La question de fond est celle-ci : « la causalité finale se limite-t-elle aux êtres doués de subjectivité ? » Nous n’allons pas suivre tout le détail des analyses de Jonas. Il s’arrête notamment sur la théorie de l’émergence qui soutient que l’âme et l’esprit procèdent de la nature, dans la mesure où des conditions favorables sont apparues. Mais pour qu’elle soit cohérente, il faut qu’elle admette que la potentialité spirituelle était en fait déjà présente dans la matière. Comme le dirait Aurobindo, la conscience est involuée dans la matière. Jonas montre que sur le fond, « la théorie de l’émergence est logiquement défendable seulement en lien avec une ontologie globalement aristotélicienne ». Ce qu’elle voulait éviter.
    Mais pourquoi aller chercher un témoignage de la présence de la finalité dans la nature et ne pas directement prendre en compte tout simplement le témoignage que l’existence de l’homme lui-même apporte ? Les sciences de la nature évidemment font l’impasse sur la présence de la conscience en l’homme. Elles se fondent sur un interdit, l’anthropomorphisme, qui est censé nous prévenir : nous n’avons pas le droit de supposer dans la nature une conscience analogue à celle que nous trouvons en nous-mêmes. Or c’est justement ce que Jonas conteste. « L’être, ou la nature, est un et il rend témoignage de lui-même dans ce qu’il laisse procéder de lui ». Ce qui vient se manifester en l’homme c’est le témoignage d’une conscience devenue consciente d’elle-même. L’apparition de la subjectivité en l’homme n’est pas un miracle incompréhensible. On pourrait tout aussi bien dire que dans la nature, « l’intérieur muet qui accède à la parole seulement grâce à elle, autrement dit la matière, doit déjà abriter en elle de la fin sous forme non subjective ».
    Cette hypothèse constitue-t-elle une remise en cause des sciences de la nature ? Est-ce ruiner l’explication causale de la physique que d’admettre dans la nature une finalité et même une subjectivité ? La mise au point de Jonas est nette : il n’est « tout simplement pas vrai qu’une compréhension aristotélicienne de l’être soit en contradiction avec l’explication moderne de la nature ou qu’elle est incompatible avec elle, à plus forte raison qu’elle ait été réfutée par elle ». Ce que la science moderne oublie, c’est que par essence, le finalisme enveloppe le mécanisme. Il est parfaitement possible d’être finaliste, à la manière d’Aristote, et en même temps de se réjouir des découvertes les plus récentes de la physique et de la biologie. Le système d’explication des sciences de la nature est avant tout un présupposé méthodique. Et c’est tout. Il est très efficace pour donner « toutes les explications de détail » des phénomènes. Il n’a en fait pas de portée véritablement ontologique, à moins que l’on ne prenne le parti pris d’un réductionnisme matérialiste. En d’autres termes : « expliquer et comprendre la nature, ce n’est pas la même chose ». On peut dire à ce titre que la philosophie d’Aristote est une des plus remarquables élaborations d’une compréhension de la nature ; et la quasi-totalité du travail des sciences de la nature depuis la modernité par contre est un effort analytique prodigieux d’explication de la Nature. Mais justement la science ne nous aide pas à comprendre la nature, elle ne fait que l’expliquer.
    Pour qu’il y ait compréhension, il faut qu’il y ait reconnaissance d’un degré élémentaire de subjectivité. S’agissant de l’intrication étroite de la finalité dans la Nature, il est nécessaire de basculer du côté de la compréhension. Et celle-ci affleure dans le phénomène humain. Nous ne pouvons pas écarter le témoignage de notre propre conscience. Cette conscience qui est motivation procède elle-même de l’intention et dans la relation entre une fin et sa réalisation, il n’y a rien d’autre que le cheminement de l’intention. Citons ici Jonas : « sur la foi du témoignage de la vie (que nous, qui sommes ses rejetons devenus capable de prendre conscience d’eux-mêmes, nous devrions être les derniers à nier), nous disons donc que la fin comme telle est domiciliée dans la nature ». Il nous semble naturel ( ! ou « allant de soi » ?), que tous les hommes cherchent à être heureux et que le bonheur soit une fin pour l’action humaine et soit une valeur à laquelle les hommes aspirent. N’est-il pas tout aussi naturel de penser que les êtres vivants cherchent à jouir de leur propre existence et qu’en un sens pour eux aussi il y a ici une valeur ? « La nature cultive des valeurs, puisqu’elle cultive des fins et que donc elle est tout, sauf libre de valeur ». Ce que Jonas veut renverser, c’est le préjugé selon lequel la nature serait vide de valeur et que seul l’homme aurait le droit d’en fixer. Il n’existe pas de fossé entre la Nature et l’homme. Il faut donc « enjamber le prétendu gouffre entre l’être et le devoir-être ». L’Être, par sa seule perpétuation dans la donation à soi de la Vie est déjà une affirmation et une affirmation du Soi de la vie. Il serait temps enfin que nous puissions dire un oui à l’Être, que nous prononcions un oui intégral à la vie. Un oui sans demi-mesure. Car de prononcer ce oui nous ouvre les portes de notre responsabilité à l’égard de ce qui est. Alors nous n’aurons aucun doute possible sur la nécessité d’essayer par-dessus tout de bien faire. De faire le bien. Ce qui ne peut donc avoir un sens uniquement utilitariste à l’égard de la seule satisfaction des besoins humains.
    Il est vrai que, pour ce qui est de l’autoconservation du vivant, la Nature sait très bien prendre soin d’elle-même. « L’autoconservation n’a pas à être commandée… son vouloir…est toujours déjà là en premier et vaque à sa tâche ». La Vie se veut elle-même et la promotion de sa propre expansion est sa tendance naturelle. Seulement « là où un mieux ou un pire … fait l’objet d’un choix, comme c’est le cas avec l’homme », la question devient différente, car il s’agit de mesurer l’action dans la nature avec toute la prudence nécessaire. Cela afin que l’action ne déclenche pas un processus de destruction et ne viennent pas finalement se retourner contre son auteur. Mais la finalité est présente en l’homme comme en la Nature. Ainsi, « l’homme n’a aucun avantage sur d’autres vivants – si ce n’est que lui seul peut également avoir une responsabilité aussi, autrement dit, celle de garder leur fin propre ».
    La portée lointaine de l’action certes échappe à la prévision exacte. Cependant nous savons que la visée même d’un bien se situe nécessairement dans une perspective globale qui dépasse les limites du sujet agissant. Le sujet peut ne viser que son profit individuel, immédiat et à court terme, et en cela il se comporte comme le fait d’ordinaire l’ego n’ayant souci que de lui-même. Mais justement cet ego doit s’agrandir et ne plus mesurer le bien à son seul profit immédiat. Il doit embrasser un intérêt plus grand que le sien propre. Tel est le sens vrai de la morale. « Le paradoxe de la morale est que le soi doit être oublié au profit de la cause, afin de laisser advenir un soi d’ordre supérieur ». En ce sens, le bien est « la cause dans le monde et même la cause du monde ». Il mérite d’être recherché pour lui-même et non pour un quelconque profit individuel. Y compris celui de vouloir devenir « meilleur ». « L’homme bon n’est pas celui qui s’est rendu bon, mais celui qui fait le bien pour lui-même ». Écouter cet appel, pour autant qu’il parvienne à résonner dans le cœur, cela n’est rien d’autre que « le sentiment de responsabilité ».
   On répondra à Jonas que le « bien » reste un terme vague et que nous ne voyons jamais clairement ce qu’il désigne. Ce que Jonas concède. Il est bien plus facile d’identifier le mal que de savoir où se situe le bien. Le mal s’identifie à travers la souffrance qu’il engendre, tandis que le bien se manifeste dans la plénitude de jouissance qu’il communique. L’épanouissement de l’Être est naturel. L’expansion du bonheur est le but même de la Vie. Repérer ce qui dégrade, détruit, annihile, tue, meurtrit dans le cœur comme dans la chair est plus facile. Pour une raison identique, Jonas estime qu’il est essentiel d’entendre d’abord la prophétie de malheur, plutôt que les promesses de bonheur. Non pas pour se gargariser en fanatique et jeter des malédictions sur ce monde, mais parce qu’en écoutant les prophéties de malheur, nous ayons toujours sous les yeux un principe de précaution et de prudence. « La prophétie de malheur est faite pour éviter qu’elle ne se réalise ». D’où l’importance donnée, jusque dans les dernières pages du livre de Jonas à l’heuristique de la peur. La responsabilité est sollicitude et une sollicitude qui doit rester sans faille. L’éthique a besoin d’une représentation du mal, pour autant que le bien reste flou. La menace anticipée d’un mal d’un type nouveau peut provoquer un sursaut de conscience et l’avènement d’une plus haute lucidité. La complaisance dans l’utopie heureuse est une des raisons pour lesquelles Jonas s’en prend au Principe Espérance de Ernst Bloch.

    On voit donc la différence considérable de point de vue entre Mill et Jonas. La question « pourquoi un modèle naturel ? » reçoit ici une réponse radicalement neuve. Il est indispensable de penser la Nature d’une manière différente de celle qui a prévalu dans le cadre du paradigme mécaniste. Non seulement pour y trouver la trace d’une finalité et d’une subjectivité qui la resitue dans une proximité intime avec l’humain, mais aussi pour prendre conscience que désormais l’éthique enveloppe la considération de la promotion de la vie dans la Nature.
 

 Tradition spirituelle, métapoétique de la Nature

    Dans l’avant dernière page du livre de Jonas on peut lire ceci : « le respect seul, dans la mesure où il nous dévoile quelque chose de sacré c'est-à-dire quelque chose qui ne doit en aucun cas être atteint (et cela peut être entrevu en l’absence de toute religion positive) nous protègera contre la tentation de violer le présent ».
    Le respect peut faire l’objet d’un commandement rationnel ; et c’est déjà un pas important que celui qui nous permet de justifier l’importance du respect de la Nature. Le Sacré est ce que le respect approche et pressent, mais qu’il ne peut définir. Seul l’esprit religieux est à même de reconnaître la présence du Sacré. La reconnaissance du Sacré enveloppe le respect, sans qu’il soit nécessaire de le commander. Il en est de même en ce qui concerne l’amour. L’amour enveloppe le respect, sans qu’il soit nécessaire de le commander. L’amour naturellement respecte ce qu’il aime et garde envers ce qu’il aime une sollicitude qui n’est pas seulement un devoir formel déterminé par la raison. Jonas prend soin de noter que le Sacré peut très bien être reconnu en l’absence d’une doctrine religieuse bien définie. Mais non pas en dehors de toute spiritualité vivante. Claude Lévi-Strauss rappelle que l’homme que nous appelons « primitifs » n’a certes pas notre science, mais au moins, l’appréhension du sacré qu’il manifeste est un frein efficace à l’action prédatrice de l’homme sur la Nature. Sommes-nous capables de renouer le lien sacré entre l’homme et la Nature ?
    1) La vision de la Nature dans les traditions spirituelles de l’humanité est complexe. Elle rentre très mal dans le fourre-tout de l’anthropomorphisme critiqué par Mill. Si Mill avait par exemple examiné de près la conception de la Nature, prakriti, que l’on retrouve dans l’hindouisme et le bouddhisme, il aurait sans doute tenu un propos très différent et fait la distinction entre une appréhension spirituelle de la Nature et une appréhension religieuse, telle que nous la connaissons. Nous avons tendance à surimposer aux phénomènes naturels des intentions humaines. Cela fait des millénaires que l’on nous dit qu’un Dieu cruel et vengeur se tient au-dessus des nuages, pique des colères titanesques, apostrophe l’homme, fait gronder le tonnerre, envoie des calamités et des fléaux pour punir l’humanité. Ce point de vue est une caricature de la nature fondée sur l’usage de la peur et une déformation grotesque du Divin. La Nature, Prakriti, est seulement celle qui agit (KRI est une racine qui signifie agir) et qui manifeste (pra- en avant). Elle n’est que le champ de l’action-réaction qui œuvre en toutes choses. Il n’y a dans la Nature ni récompense, ni punition et pas de morale non plus. Action et réaction, puissance et manifestation seulement. Résumé en un seul mot : karma (encore la racine KRI) : action-réaction. (Rappelons à ce titre que le bouddhisme se dispense de l’hypothèse de l’existence de Dieu). Ce qui ne veut pas dire pour autant que la Nature n'est qu’une machine stupide où règnent l’arbitraire et le hasard. La Nature est bien plutôt une intelligence créatrice, d’une puissance artistique illimitée, pour laquelle il n’y a pas de hasard réel et encore moins d’arbitraire.
   Isabelle Bulczynski Grande De Natura rerum, peinture sur huile, avec l'autorisation de l'auteur, La théorie de l’action-réaction implique que tout processus dans la Nature est un processus global, où rien n’est séparé de rien et ses processus fonctionnent en boucle. L’idée est rendue par une métaphore simple : si je jette un caillou dans une flaque, l’action engendre un processus causal, les ronds qui vont vers les bords, et reviennent ensuite vers le centre, donc en direction de l’acteur. C’est un simple processus qui en soi est neutre. Il n’y a ni mal, ni bien en cela. Il est toujours loisible à l’homme de la religion d’interpréter ce processus, d’un point de vue moral en voyant dans le retour de la réaction une « sanction » envoyée par Dieu pour punir le pêcheur. Ou pour lui apporter une gratification. L’interprétation morale part d’une doctrine annexe qui définit la dualité bien/mal. Elle ne s’appuie nullement sur la compréhension de la Nature. On peut certainement dire avec résignation : « on récolte ce que l’on sème ! » Jusqu’à tomber dans le fatalisme le plus affligeant. Cependant, une position de ce genre, moralisante à souhait, est une dérive. La théorie de l’action-réaction n’est pas une morale mais un pilier important de compréhension des processus naturels. Aucun système d’interprétation morale du bien/mal ne peut se poser comme absolu. Les morales sont relatives. La conception que nous avons du bien et du mal peut aussi évoluer. Elle dépend très étroitement de notre degré de conscience. D’autre part, l’action nous laisse toujours l’opportunité de créer à neuf. Ce qui explique que certains auteurs, tablant si la relativité des morales et sur l’incapacité humaine à embrasser la Totalité en enveloppant ses parties, puissent recommander la neutralité du jugement comme la seule position correcte et intelligente. Dire que ce qui se produit dans les faits est neutre signifie ici : je ne peux pas avec certitude prétendre que ceci est absolument un bien ou absolument un mal et je m’abstiens donc de tout jugement moral. L’important, c’est que l’esprit reste très conscient de ce qui est. Que l’on juge ce qui est en termes de bien et de mal ce qui se produit dans la Nature est tout à fait autre chose. A fortiori affirmer en bloc, à l’aune d’une morale particulière, que la nature est « bonne » ou qu’elle est « mauvaise » est stupide et simpliste.
    La question n’est pas là. La question porte sur l’intervention de l’homme dans la Nature. Le modèle naturel du finalisme a une importance essentielle, car il permet de tenter de comprendre le champ dans lequel toute action prend place. Il ne réduit pas la Nature à un simple objet. L’action produit des effets, engendre sa propre rétroaction. L’univers entier réagit à l’action individuelle. Toute intervention n’est pas égale, car il est possible à l’homme de mettre en mouvement des processus de dégradation irréversibles, comme il lui est loisible de prendre soin de veiller à la promotion de la vie. En ce sens précis, la violation de la loi naturelle n’est pas du tout une formule absurde, contrairement à ce que soutient Mill. Au contraire, elle est profondément significative. Le primitif est en un sens conscient des lois de la nature. Il vénère l’équilibre vivant de la nature et la splendeur glorieuse de la Manifestation. Il la personnifie et voit en elle une Mère dont la sagesse prend soin de chaque chose. Il regarde comme impie, le saccage de la Terre et sait qu’il appartient à l’homme de prendre soin de sa Mère (Edgar Morin utilise l’expression Matrie comme équivalent de la Terre patrie). Nous pouvons même (pour faire plaisir aux modernes) distinguer entre la sagesse d’une connaissance approfondie de la Nature et la personnalisation naïve de la Nature qui s’y surajoute. Mais évidemment, ici le sens de l’expression « lois de la nature » n’a plus rien à voir avec l’acception scientifique du terme. L’idée implicite, c’est qu’une loi naturelle gouverne l’équilibre de la vie et rend possible l’effusion de la diversité dans la manifestation. Par rapport à la loi naturelle, il y a effectivement un « mieux » et un « moindre », il y a une plus grande affirmation de l’être et une affirmation plus réduite. Une forêt luxuriante et un désert rongés par des pluies acides sont « naturels» - dans le sens mécaniste -. (Après tout, la surface de la Terre, vitrifiée après un cataclysme nucléaire, serait toujours "naturelle"). Ils ne sont pas équivalents d’un point de vue finaliste.  Ce qui implique en fait deux sens de la loi naturelle et non pas seulement un, celui de l’acception scientifique de la notion de loi naturelle. La modernité s’appuie sur une interprétation scientifique de la notion de loi naturelle. La sagesse traditionnelle s’appuie sur une interprétation spirituelle de la notion de loi naturelle. C'est très différent et nullement contradictoire. Mais les conséquences sont de la plus haute importance. Dans la pratique, il y a une différence entre la modicité de l’action traditionnelle de l’homme sur la nature et la prédation technique de la nature. Il est entendu que l’homme transforme nécessairement la nature, au sens où il agit en elle. Il est parfaitement clair que l’homme ne peut agir dans la nature que conformément aux lois qui la gouvernent. Mais cela ne signifie pas pour autant que toute praxis soit par là justifiée. Or sur quoi peut-on fonder une justification? Nécessairement à partir d'un modèle naturel.

    Dit autrement : nous sommes libres de transformer la nature, c’est entendu, mais qu’avons-nous fait de notre liberté ? A quoi l’avons-nous réduite ? Avons-nous encore assez de sollicitude à l’égard de ce qui est, pour être capable de mettre un frein à notre avidité ? La suprême sollicitude à l’égard de ce qui est n’implique-t-elle pas nécessairement le respect de la nature ? Allons jusqu’au bout : peut-il y avoir un sens une sollicitude séparée de l’amour ? L’amour n’implique-t-il pas une reconnaissance en ce qu’il aime d’une sensibilité première qui ne doit pas être blessé ? Et si cette sensibilité était une reconnaissance de la loi naturelle ? A dire vrai, l’homme postmoderne est tellement coupé de la nature, que ce type d’assertion est pour lui un charabia incompréhensible. Comment pourrait-il ne serait-ce qu’entrevoir le caractère sacré de la relation entre l’homme et la nature ? Il n’en connaît que des images folkloriques. Celles d’une publicité à la télévision, ou celles d’un film marqué de thèses écologistes. Mais ce n’est qu’image. Ce n’est pas la vie quotidienne.
    Quand le sacré entre-t-il vraiment dans notre compréhension de la nature ? Certainement pas dans le cadre de nos explications de la nature et nous venons de voir pourquoi. L’objectivité de nos explications de la nature tourne le dos à ce que requiert une compréhension authentique, parce qu’elle congédie justement la subjectivité. Or, et c’est le point le plus difficile et le plus délicat, précisément comprendre, c’est aussi prendre avec soi et percevoir ce qui est en tant que soi. Comprendre la Nature, c’est voir en elle la Manifestation d’une subjectivité à elle-même, d’un soi à lui-même. La voir comme un pur déploiement de l’esprit, la voir comme une manifestation spirituelle et non seulement comme un « phénomène matériel ». Ce que dit S. Aurobindo : « La Nature, la puissance dans les choses, ne peut rien être d’autre qu’une puissance du Soi, de l’âme, de l’être essentiel des choses ». Mais nous sommes, nous autres hommes postmodernes, tellement coupé de toute relation à la nature, que nous nous restons sourds à une parole qui s’avance avec autant d’audace. Nous restons incapables de saisir ce qui gît dans une telle formule. Nous dirons qu’il s’agit d’une « métaphysique », ou d’une « mystique ». Manière de ne pas se sentir concerné à ce propos. Manière de congédier une intuition à laquelle nous n’avons plus directement accès (on peut jeter dans le sac poubelle de « l’ésotérisme » toute métaphysique et même toute philosophie ! C’est ce que notre culture encourage). Il s’agit pourtant là d’une vision, d’une vision non-duelle, d’une vision de l’unité, mais il est vrai que ce type d’intuition n’est pas disponible au niveau de la pensée duelle ordinaire. Elle n’est pas disponible non plus à partir de la dualité introduite par la morale. C’est le jaillissement d’une perception. Une formulation du Vedanta exprime ceci : « Le purusha… et la prakriti… ne sont qu’un seul Être, une seule existence ». Purusha est un terme qui désigne le Soi, prakriti est la Nature. L’ultime compréhension offerte dans le Vedanta est celle qui, dans un embrasement, voit que la Manifestation est le jeu éternel dans lequel le Soi fait l’expérience de lui-même, sur le terrain de jeu de la Nature. (texte)

    2) Si la conscience d’unité seule donne sens à l’appréhension du soi au sein même de la Nature, on peut craindre que son accès reste fermé, en dehors de toute expérience spirituelle. D’autre part, pour un intellect nourrit d’une représentation moderne de la nature, il ne saurait être question de redonner un sens à la mentalité archaïque. L’animisme du primitif est pour nous une attitude d’enfant. Dans les arcanes de notre science moderne, il ne saurait être non plus question d’appréhension spirituelle de la nature. Le vent de l’esprit n’y souffle pas, mais les choses sont rangées en ordre rationnel ; les explications sont précises, mais les phénomènes sont vidés de toute conscience.
    Ce qui ne satisfait personne. Comme le montre Prigogine et Stengers dans La Nouvelle alliance, nous sentons bien que le paradigme mécaniste laisse échapper quelque chose, dont nous aurions besoin pour renouveler l’alliance de l’homme et de la Nature. Mais il nous est difficile de ré enchanter notre vision de la Nature, car toute la modernité s’est évertuée à la désenchanter. Rien d’étonnant donc à ce que la nouvelle science – celle qui a entrepris de dépasser les limites du paradigme mécaniste - se tourne aujourd’hui vers la poésie et lui demande de faire entendre une voix des choses qu’elle ne sait plus formuler. La métapoétique de la Nature nous parle encore, quand la physique de la nature est muette et que la métaphysique de la Nature est devenue inintelligible. Et la poésie commence dans la sensibilité poétique. Ce qui est d’ailleurs une expression inutilement redondante. La sensibilité est poétique. Son déploiement n’est entier que lorsque la pensée a pris fin. Partons d’un extrait tiré de La révolution du silence de Krishnamurti :
    « Ce matin-là, surtout de si bonne heure, la vallée était extraordinairement tranquille. Le hibou avait cessé de hululer et aucune réponse ne provenait de sa compagne, par-delà les lointaines collines. Aucun chien n’aboyait, et le village n’était pas encore éveillé. A l’est il y avait une lueur, une promesse et la Croix du Sud n’avait pas encore disparu. Il n’y avait pas un seul murmure dans les feuilles, et la terre elle-même semblait avait suspendu son mouvement. On pouvait percevoir le silence, le toucher, le sentir ; il y avait cette qualité-là de pénétration. Ce qui était immobile ce n’était pas le silence extérieur, sur ces collines, parmi les arbres : on en faisait partie, on n’en était pas séparé. La distinction entre bruit et silence n’avait pas de sens. Et ces collines sombres, sans un mouvement, étaient en lui, ainsi que vous l’étiez vous-même.
    Ce silence était très actif. Ce n’était pas la négation du bruit, et, étrangement, ce matin-là, il était entré par la fenêtre comme un parfum et avec lui était venu un sentiment, une sensation de l’absolu. Comme vous regardiez par la fenêtre, la distance entre toutes choses disparût, les yeux s’ouvrirent avec l’aurore, et virent un monde renouvelé
».
    Si nous pouvions, au sein du silence, réellement sentir la présence de la nature de cette manière, nous ne pourrions certainement plus penser la Nature sur un mode purement explicatif. Cette présence accueillie dans une ouverture silencieuse abolit la séparation mise en place par la dualité de la pensée ordinaire, cette dualité qui tisse un voile souvent épais dans lequel le contact vivant disparaît.

    Le murmure de la nature court dans la poésie parfois avec une naïveté qui sonne juste. Dans une résonance où l’intériorité et l’extériorité viennent à se confondre. Cette note sensible n’a rien d’une gratuité. Elle signe un rapport dans lequel l’âme reconnaît le frémissement d’une vie que le plus souvent nous ne savons plus écouter. Savoir écouter ce murmure, c’est pourtant entrer dans une présence qui n’est plus celle de notre bavardage intérieur habituel. Et si nous sommes un peu attentifs, nous remarquerons que cette fibre sensible est toujours présente dans la poésie. Témoin ces vers de Chateaubriand écrits à l’âge de seize ans :


Invocation

Je voudrais célébrer dans des vers ingénus
Les plantes, leurs amours, leurs penchants inconnus,
L'humble mousse attachée aux voûtes des fontaines,
L'herbe qui d'un tapis couvre les vertes plaines,
Sur ces monts exaltés le cèdre précieux
Qui parfume les airs, et s'approche des cieux
Pour offrir son encens au Dieu de la nature,
Le roseau qui frémit au bord d'une onde pure,
Le tremble au doux parler, dont le feuillage frais
Remplit de bruits légers les antiques forêts,
Et le pin qui, croissant sur des grèves sauvages,
Semble l'écho plaintif des mers et des orages :
L'innocente nature et ses tableaux touchants,
Ainsi qu'à mon amour auront part à mes chants.


    Il serait intéressant de questionner notre réaction devant ces deux textes. Sommes-nous touchés ? Ou bien, avons-nous tendance à juger tout de suite ? A y voir de la naïveté?  Mais la naïveté en son sens originel, n’est-ce pas un regard neuf, frais, original, vivant ? Une invitation à sentir et à ressentir là où nous ne sentons plus rien, mais où nous pensons beaucoup. Un être humain qui n’a pas perdu cette sensibilité à la Nature est sur le seuil d’une compréhension qui n’est pas une explication analytique. Il n’objective pas. Il communie avec la Terre et il garde nécessairement quelque chose de cette fibre sensible dans sa relation au monde. Il n’a pas le regard, du scientifique, du technocrate, du consommateur, de l’industriel sur la Nature. Il a simplement un regard humain. C’est au cœur de cette sensibilité que peuvent encore parler les anciennes légendes de la Terre. Témoin l’étonnante écriture de Jean Giono dans le recueil de La Rondeur des Jours. Giono entreprend de retrouver le chemin qu’arpentait l’homme près de la Terre, avec ses petites divinités, du dieu Pan, aux créatures des rivières, des forêts, ses fées, ses esprits des bois, la divinité du vent, des lieux et l’esprit de la montagne. Peuple céleste d’une Nature vivante qui n’a pas été encore dépouillée de son mystère. Divinité païenne certes, et non Dieu de la religion, mais d’une certaine manière, divinité de la Nature.


    La nature n’est pas un « modèle », au sens éthique du terme. Un modèle éthique, ce serait plutôt ce que nous inspire la rectitude d’un grand homme. La rectitude de Gandhi par exemple. La droiture et l’exigence d’un Socrate. Un modèle est une référence sur laquelle nous pourrions nous appuyer pour éclairer notre conduite. L’éthique est humaine au sens où seul l’homme est susceptible d’une conduite morale ou immorale. Cependant, cela ne signifie pas pour autant que l’étendue de notre responsabilité s’arrête à la seule sauvegarde de l’humain. Elle enveloppe aussi la nature que l’être humain a désormais en garde. Aristote soulignait que la Cité est naturelle. Il ne pratiquait pas une coupure brutale entre l’homme et la Nature. Il disait seulement que l’homme, étant doué de langage, doit établir sa sociabilité sur le fondement d’une raison et non sur celle du seul instinct.

    On a pu croire que la représentation de la Nature était sans incidence sur la question éthique, mais nous savons que c’est faux. L’opposition nature/culture, dont les sciences humaines ont fait leur thème, est trompeuse et artificielle. C’est un snobisme intellectuel plus qu’une solide raison. Se servir des outrances de la deep ecology pour tourner le dos à nos responsabilités à l’égard de la Nature est une forme de cynisme inacceptable. Cela ne fait que conforter l’idée sotte selon laquelle l’homme se doit de considérer la nature comme un simple objet. L’écologie contient des idées puissantes qui pourraient même, si nous savions les entendre, nous reconduire à une sagesse que les anciens connaissaient et que nous avons oubliée. Ce n’est pas parce que nous ne comprenons plus rien à ce que voulait dire la formule des grecs « vivre en accord avec la nature » que pour autant celle-ci est dépourvue de sens. Ce qui mérite d’être interrogé en profondeur, c’est la raison pour laquelle nous ne pouvons plus comprendre. C’est un peu comme la formule socratique « Connais-toi toi-même ». Nous la répétons sans comprendre ce qu’elle veut dire. L'écologie ne doit pas être jugée à partir de prises de positions extrémistes, pour contenter le scientisme ambiant à peu de frais. Notre compréhension moderne de la Nature est pauvre, mieux, elle est appauvrie. Nous avons perdu une intuition dans les limites mêmes de notre explication des choses.



30/04/2011
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