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Kidnapped R.L.Stevenson

Moins connu que L’île au trésor, que sa parfaite maîtrise des structures et des motifs du roman d’aventures a élevé au rang d’archétype absolu du genre, négligé par la critique universitaire qui lui préfère Le Maître de Ballantrae, Enlevé ! (Kidnapped) n’est plus guère lu que par quelques élèves de collège aux professeurs éclairés et par les vrais amateurs de Stevenson.

Pourtant, c’est sans doute à bien des titres l’un des romans les plus attachants de l’auteur. En premier lieu, les aventures de David Balfour et d’Alan Breck Stewart dans les bruyères écossaises est l’occasion pour l’écrivain de dépeindre comme nulle part ailleurs ce paysage des Highlands (hautes terres écossaises) qui lui était si cher. Pour rendre ce paysage farouche, Stevenson ne se contente pas de décrire de l’extérieur un paysage, comme le ferait un auteur nourri de récits de voyage, mais il nous le fait vivre à travers l’évocation d’une course épuisante dans les landes, qui fait de l’aridité et des propriétés de la nature un actant majeur du récit. Quelques années plus tard, John Buchan, un autre écrivain amoureux de l’Écosse, se rappellera cette propriété unique du roman d’aventures à nous faire ressentir le  paysage des landes à travers la narration d’aventures lorsqu’il racontera la fuite éperdue de Richard Hannay dans Les trente neuf marches. Mais plus encore qu’une peinture unique d’une région, davantage même que la narration étourdissante des aventures de ses héros, ce sont les personnalités attachantes de David Balfour et d’Alan Breck Stewart, et la peinture sensible et ironique de leur amitié, qui donne à leur aventure un caractère unique.

 

Pour le comprendre, encore faut-il donner un aperçu de l’intrigue. Si le récit démarre d’une façon assez classique, il prend rapidement un tournant inattendu lorsque l’histoire narrée rencontre la grande Histoire et que le destin personnel croise celui de l’Écosse tout entière. On pourrait cependant en résumer rapidement les grandes étapes. A la mort de ses parents, le jeune David Balfour part retrouver un vieil oncle dans l’espoir d’obtenir son aide. Mais celui-ci, effrayé à l’idée que David vienne réclamer certains contentieux non réglés entre lui et son défunt frère, tente de l’assassiner, puis de l’envoyer croupir en Amérique à bord d’un navire à l’équipage patibulaire, le « Covenant ». Sur le bateau pourtant, David reçoit l’aide inespérée d’un curieux Jacobite (partisan des Stuarts révolté contre l’autorité britannique), Alan Breck Stewart. Celui-ci met à lui seul en déroute les marins du « Covenant ». Les deux jeunes gens sont cependant à nouveau séparés, et seul sur la côte écossaise, David se retrouve accusé du meurtre de Glenure, l’une des figures de la répression anti-Jacobite, aussi doit-il fuir à nouveau. Il retrouve Alan et, à ses côtés, il entreprend un long périple afin tout à la fois de démasquer son oncle et de prouver son innocence. C’est ce voyage dans les Highlands, dont nous tairons pour le plaisir du lecteur les nombreuses péripéties, qui fournit le corps du récit.


Enlevé ! est donc un roman d’aventures historiques de facture classique : l’Histoire fournit l’arrière-plan du récit, c’est-à-dire qu’il ne s’agit pas pour Stevenson de peindre avant tout une époque ou des événements historiques, mais de faire de ces événements le décor dans lequel l’aventure personnelle du héros se déploie. Il s’agit également d’un roman de fuite (« tale of escape »), récit qui narre la course d’un héros contre le temps et ses poursuivants dont le roman d’aventures britannique est friand. Mais à travers ces formes codées, le roman thématise, dans la rencontre de David Balfour et d’Alan Breck, du Lowlander moralisateur et du Highlander aux mœurs rudes, le motif, essentiel pour qui veut saisir ce qui fait la nature profonde du roman d’aventures, de la découverte tout à la fois de la sauvagerie du monde et de la sauvagerie en soi-même. David admire et condamne dans un même mouvement le caractère d’Alan, cet amoralisme, cette sauvagerie et cette insouciance qui le caractérisent. Son attitude équivoque témoigne du trouble qui étreint son cœur : hors de l’univers feutré des Lowlands et de la civilisation, on se doit d’accepter cette part de sauvagerie en soi-même. En ce sens, si Alan fascine David, c’est qu’il est pour lui une sorte de double inversé, l’inconscient joyeusement libéré, qui écharpe ses ennemis à coups d’épée étincelante en sifflotant des airs de son pays. Aussi le récit s’inscrit-il dans la même thématique que bien des romans de Stevenson, traversés par cette même ambiguïté morale : Docteur Jekyll et Mister Hyde, Le Maître de Ballantrae (où s’affrontent Henry et James), L’île au trésor (où c’est Long John Silver qui fascine et terrorise Jim Hawkins, le héros)… Mais là où ces différents récits donnaient une version sombre de cette dualité, l’association de David et d’Alan se traduit au contraire par une plus grande complémentarité, qui trouvera son aboutissement dans l’émouvant épisode de « la dispute », où se révèle en quelques phrases lumineuses l’amitié des deux jeunes gens.


 

Rien de pesant pourtant dans ce roman. Il y a au contraire chez Stevenson un souci constant de légèreté. Légèreté du style, qui privilégie les images fulgurantes et évite constamment les stéréotypes et ces clichés dont le roman d'aventures est pourtant si familier ; mais légèreté surtout de l’action qui virevolte comme la lame d’Alan Breck ; au point que, loin de la gravité mélodramatique d’autres auteurs, on a parfois le sentiment de participer, tel un enfant, à une vaste partie de cache-cache. Car Stevenson ne cherche en rien à proposer un univers réaliste : il faut au contraire dépayser le lecteur en lui offrant un temps et un espace exotiques, irréaliste, où l’aventure peut se développer sans entraves. Il s’agit encore de l’amuser, et de lui faire retrouver les plaisirs ambigus de l’enfance à travers « la mise en scène [d’un] rêve de petit garçon » (Stevenson, Une humble remontrance). En ce sens, la tension qui se fait entre l’univers d’Alan et celui de David est bien davantage d’ordre esthétique que moral. L’essentiel est de rendre compte de cette ambiguïté du plaisir romanesque qui fait que « quand nous lisons le récit du sac d’une ville ou de la chute d’un empire, nous sommes surpris et nous louons à juste titre le talent de l’auteur si notre pouls s’accélère » (Une humble remontrance) : le romanesque, parce qu’il est ontologiquement irréel, rend possible et légitime cette plongée ambiguë dans le mal analogue à celle que vivent les héros de Stevenson, une fascination vaguement horrifiée, une relation de désir, sans l’engagement moral, comme celle de David face à Alan. C’est ce plaisir très particulier que nous conte, de façon unique et inégalée, Enlevé ! de Stevenson.

On peut trouver Enlevé ! en version française en Folio Junior et dans le volume de la collection Bouquins (Robert Laffont) consacré aux œuvres de Stevenson.



18/06/2011
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